Chapitre 5-1 : Bousculade

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  Ordre, liberté, loyauté. Telle était la devise du Wiegerwäld. En digne capitale, Ersàft se devait d'incarner au moins l'une de ces notions et elle s'était faite symbole de la première. Aucun aménagement ni agrandissement n'avait été laissé au hasard. Même la nature n'avait eu droit au moindre laissé aller. Elle avait été supprimée, replantée et remaniée afin de se plier à l'organisation désirée, si bien qu'elle en était devenue l'une des clefs de voûtes : à l'image d'une cible, la ville se découpaient en quatre anneaux concentriques, mais au lieu d'être séparés par des murailles, comme cela était le cas dans d'autre grandes villes, ils l'étaient par des cours d'eau créés de toutes pièces par le détournement du Herot. Cette division plus subtile ne diminuait en rien les différences entre les cercles, les rendant au contraire bien plus visibles car aucun mur ne les dissimulait. Depuis les portes de la capitale, il suffisait presque de porter son regard vers le cœur de la ville pour assister à la métamorphose des rues.

  La terre au sol laissait place à des petits pavés inégaux, puis à d'autres plus réguliers, pour finir par de grandes et miroitantes dalles en marbre qui renvoyaient la clarté du jour. Les venelles sinueuses et étroites des bas-quartiers s'élargissaient pour devenir de vastes allées bien dessinées. Les maisons à colombage agglutinées les unes aux autres et souvent converties en pension s'individualisaient et se déployaient jusqu'à se changer en magnifiques demeures aux pierre rutilantes de propreté et jardins bien entretenus. Les tentures délavées des étals retrouvaient leur couleur et leur éclat, comme si le temps revenait en arrière. De fins produits remplaçaient les marchandises grossières. Les beuglements des exposants et vendeurs s'éteignaient devant de doucereuses paroles, moins tonitruantes mais bien plus envoûtantes, capables de faire acheter n'importe quoi aux clients. Piètres violoneux et chanteurs tiraient leur révérence face aux vrais artistes et leurs prestations mélodieuses. Les habitants et visiteurs venus pour l'événement n'échappaient pas à cette transformation. Les pauvres ères aux haillons troués et rapiécés s'effaçaient au profit d'une classe moyenne plus propre et aux vêtements récents qui finissaient elle-même par se retirer devant les bourgeois et nobles aux coiffure complexes, délicats parfums, riches bijoux et splendides toilettes.

  Une chose, toutefois, refusaient de respecter cette évolution et troublait ce tableau autrement parfaitement défini : les humanoïdes, ces êtres qui, en dépit de leur apparence majoritairement humaine, n’étaient pas des enfants de Lumen. Qu'ils vinssent de terres reculées de Lumos ou de Tír na nÓg, ils se rendaient où bon leur semblaient. Des gobelins aux physiques repoussant à la recherche de bijoux et pierres précieuses arrachaient des mouvements de reculs aux aristocrates ; des fées à la beauté irréelles vaquaient au milieu des classes populaires, titillant ici et là les habitants pour s'amuser ; les petites pixies virevoltaient au-dessus des rues, en quête de divertissements ; des gnomes à l'innocence enfantine parcouraient les quartiers à dos de licornes ou en formant des pyramides à trois pour éviter de se faire piétiner, troquant de temps à autres des pierres ou des armes contre des marchandises qui valaient toujours bien moins. De rares nymphes, dont la physionomie éthérée se faisaient l'écho de leur élément, se risquaient à pointer le bout leur nez, intriguées ou intimidées par tout ce tumulte, avant de regagner leur source aussi soudainement qu'elles en étaient sorties.

  Toujours sur les toits, Ric n'assistait pas à cette métamorphose. Toute son attention était rivée sur son objectif : le domaine royal. Véritable cœur de la cible que formait Ersàft, il était entièrement dissimulé à la vue du commun des mortels par ses murs d'enceinte surmontés de hautes grilles et la végétation qui longeaient ces derniers, à l'exception des deux tours de la cathédrale qui tutoyaient le ciel. Cependant, nul n'aurait pu l'ignorer ou douter de sa grandeur. Bâti sur un immense plateau surélevé, il surplombait l'ensemble de la capitale et était séparé du reste de la ville par de vastes douves. L'or qui recouvrait les clôtures étincelait à tel point sous l'éclat du soleil que même depuis le troisième cercle, Ric devait plisser les yeux pour ne pas être ébloui. De simples prémices des splendeurs et de la noblesse qu'elles abritaient en leur sein.

  Près de dix ans s'étaient écoulés depuis que Ric s'en était enfui, maudissant toute la cour et se jurant de ne jamais revenir. Malgré les circonstances, le temps passé et la part de responsabilité qu'il était désormais certain d'avoir dans la mort de sa mère, la perspective d'y remettre les pieds, de rompre sa promesse, le rendait nauséeux. Elle avait tant souffert entre ces murs... Encore plus que lui et de façon tout à fait intentionnelle, ils avaient dévoré son éclat, absorbé la moindre étincelle de vie qui pulsait en elle, jusqu'à ce qu'il n'en restât plus rien.

  Ne l'ayant pas assez torturée ce matin avec la jeune fille qui le hantait, Tynged le renvoya d'un coup à cet horrible moment. Sa mère était là, devant lui, auréolée de ses boucles brunes, mais étendue au pied de sa coiffeuse et tout à fait immobile en dehors des secousses désespérées qu'il exerçait sur son corps.

  Le pied de Ric dérapa sur les tuiles. Revenant d'un coup au monde réel, il rattrapa sa maladresse par pur réflexe et s'arrêta, le cœur battant.

  Mais que suis-je en train de faire ?

  Son regard s'attarda sur le domaine royal avant de glisser derrière lui, vers sa pension engloutie depuis un moment par les autres habitations.

  Inconsciemment, il commença à esquisser un pas en arrière avant d'être interrompu par un autre souvenir de sa mère, cette fois bien vivante. Un sourire aux lèvres, elle le regardait par-dessus son épaule, une main tendue vers lui pour l'inviter à la suivre. À reprendre sa route.

  Car elle aurait voulu qu'il se rende à cette maudite cérémonie. Il le savait. Sa mort ne pouvait lui servir d'excuse pour rebrousser chemin.

  Alors, repoussant sa culpabilité du mieux possible, il se remit en marche.

  Je ne la trahis pas... Je n'aurais pas non plus le temps de porter préjudice à quelqu'un... Je resterai au loin et seulement le temps de la cérémonie. Pas une seconde de plus.

  À l'approche du deuxième anneaux, Ric se résigna à descendre des toits pour traverser le pont et poursuivre sa route au milieu de la foule. À moins de vouloir se faire arrêter, il n'avait pas le choix. Déjà dans les deux cercles les plus excentrés, sa manie de circuler sur les bâtiments lui attirait des regards méfiants. Alors à partir du deuxième ? S'y trouvait de riches familles, de prestigieux artisans, le quartier universitaire, même des membres de la petite noblesse. Se comporter comme un voleur était le meilleur moyen de finir derrière les barreaux.

  Louvoyant avec adresse entre les passants et ignorant les marchands qui l'interpellaient, il gagna l'avenue d'Oschta, l'une des quatre grandes voies reliant les portes d'Ersàft à son cœur. Il ne lui restait plus qu'une petite vingtaine de mètres à parcourir avant d'atteindre le pont quand le flot de la foule commença à ralentir. Un policier, à l'intersection de l'avenue et de la rue longeant les quais, en était à l'origine. De l'autre côté du croisement, un autre représentant de l'ordre intimait la même interdiction aux rares personnes sur le pont. Ric n'eut pas à attendre longtemps avant de découvrir la raison de cette immobilisation : moins d'une minute plus tard, une trompe grise et de longues défenses d'ivoire apparurent à droite du carrefour. Une exclamation émerveillée s'éleva de la foule, puis fut répétée à maintes reprises. Trois girafes, un nachtkrapp, une chimère, dix chameaux, deux tigres, un chichface et même un airavata défilèrent au milieu d’acrobates, cracheurs de feu et lanceurs de couteaux, pour le grand plaisir des passants. Alors que les vivats fusaient tout autour de lui, Ric fixa l'éléphant tricéphale qui fermait la marche jusqu'à ce qu'il eût disparu derrière le bâtiment à l'angle gauche. Les animaux avaient l'air bien nourris, mais aucun d'entre eux n'auraient dû se trouver dans ce cortège de cirque. En particulier l'airavata. Ces animaux, originaire du Khilakam, étaient férocement protégées par les Khilkais, qui les considéraient comme des créatures sacrées ; les capturer pour les vendre relevaient du sacrilège. Le seul moyen d'en acquérir étaient de passer par un réseau de contrebande. Ric ignorait si le directeur du cirque avait directement négocié avec les braconniers ou s'il s'était fait baratiner et pensait l'avoir acquis en toute légalité ; il ne savait pas non plus s'il avait voulu par son acquisition honorer Son Altesse Rajani ou lui porter offense, mais s'il s'agissait de la première option, cet homme s'était complètement fourvoyé. Tout ce qu'il faisait en paradant l'airavata comme une bête de foire, c'était insulté la future reine, ses coutumes et son pays d'origine. Une fois la cérémonie terminée, il lui faudrait se pencher sur le sujet.

  Tout à ses réflexions, Ric se remit en marche en même temps que le reste de la foule. Mais tout le monde n'était pas doté des mêmes réflexes : surgissant à sa droite, un garçon d'une quinzaine d'année trébucha, surpris par la soudaine remise en mouvement de ses voisins. Alors qu'il tentait de retomber sur ses pieds, il se heurta à un passant bien plus costaud, qui le bouscula sans le vouloir et lui fit perdre définitivement l'équilibre, à un pas de Ric.

  Le jouvenceau n’était plus qu’à un pouce d’une rencontre étroite avec le pavé lorsque Ric interrompit sa chute. Une brusque expiration échappa au garçon.

  –Tout va bien ? (Ric l'aida à se relever et l'intéressé se raccrocha à lui comme un survivant à son radeau.) Vous êtes-vous fait mal ?

  L'adolescent cligna plusieurs fois des paupières, l'air hagard et les doigts si crispés sur le bras de Ric qu'il avait l'impression qu'un faucon se tenait sur ses manchons.

  –Jeune homme ?

  Une lueur se ralluma dans ses yeux.

  –Oh dieux, j'ai cru que... Je me voyais déjà enterré avec pour épitaphe « Ci-gît Franz Müller, mort piétinée par la foule » et mes amis soupirer en disant : « évidemment, celle-là, il l'avait pas vu venir. Quel idiot. »

  –Jeune homme.

  Un frisson secoua le garçon et il sembla enfin se rendre compte qu'il ne s'était pas miraculeusement arrêté à quelques centimètres du sol et relevé tout seul. Son regard se focalisa sur Ric et il se figea, bouche-bée. Ric commença à s'inquiéter. Comment avait-il dit s'appeler, déjà ?

  –Müller ?

  Franz revint brusquement à lui et vira à l'écarlate.

  –Euh, je-je-je-je-je... (Il détourna les yeux, encore plus rouge.) Pardon. Oui. Oui, je vais bien. Grâce à toi. À VOUS, se reprit-il dans une exclamation. Grâce à vous, je vais bien. Merci. Beaucoup.

  –En êtes-vous sûr ?

  Il opina à tout vitesse. Ric le scruta encore, incertain, avant de comprendre que ce n'était pas sa chute qui le mettait dans tout ses états, mais lui, un jeune homme d'apparence bourgeoise, qui se trouvait dans le troisième cercle et avait rattrapé de ses propres mains l'un de ses habitants. Il le relâcha aussitôt.

  –Dans ce cas, bonne journée.

  Il voulut le contourner pour partir. Les mains du garçon, encore fermement ancrées sur ses bras, le retinrent. Ric lui refit face.

  –S'il vous plaît, mondemoiseau, pourriez-vous...

  Le reste de sa demande s'étrangla dans sa gorge. Les yeux bruns de Franz avaient viré au blanc et des volutes d'obscurité s'échappaient de lui.


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