Chapitre 6-2 : Trouble
Ric traversait les rues dans un état second. La vision refusait de le laisser tranquille. Il avait beau se concentrer sur son trajet et sa destination, songer à Asprus resté seul ou à sa tante et les sœurs tentant de maintenir un minimum d'ordre parmi la centaine d'orphelins surexcitée par les festivités, ou encore planifier sa prochaine chasse dans la forêt Schpest, rien n'y faisait. Les mots tournaient en boucle dans sa tête sans lui laisser le moindre répit.
Ils accaparaient tant son attention qu'il ne voyait pas l'attention des habitants se tourner vers lui, leur mouvement de recul ou le pas qu'ils faisaient dans sa direction ; il n'entendait pas plus les interpellations de ces derniers, qui lui demandaient s'il avait besoin d'aide ; il ne remarqua pas davantage le changement d’atmosphère qui s'opéra lorsqu’il passa du deuxième au premier cercle.
En fin de compte, ce ne fut ni une image, ni un son, ni une odeur, ni même une sensation qui le ramena à lui, mais une saveur. Quelque chose de fruité, mais teinté d'une pointe d'amertume, imprégna sa langue.
Le goût de l'air en présence d'une Tírnanienne.
Cette association raviva une flopée de souvenirs plus désagréables les uns que les autres, qui lui fit l'effet d'un coup en plein ventre. Avant même d'avoir pleinement repris ses esprits, il quitta l'avenue pour la rue déserte la plus proche et se plaqua contre un mur.
Par les dieux...
Il avait été à deux doigts de se retrouver face à face avec une fée ou une pixie. Et dans le premier cercle...
Épuisé, il ferma les yeux et passa une main sur son visage. Ses doigts touchèrent à peine sa peau qu'il se raidit. Il rabaissa sa main en vitesse pour découvrir ses phalanges couvertes de sang. Perdu, il les fixa une seconde avant de tâter sa joue. Quatre estafilades la barraient. Quelques instants s'écoulèrent encore avant que la lumière se fît. L'esprit du jeune devin. Il avait dû le griffer quand Ric s'était écarté. Maintenant qu'il y repensait, la vieille femme parmi ses bienfaiteurs avait demandé qu'on lui apportât un mouchoir.
Et il avait foulé non pas un, mais les deux cercles intérieurs dans cet état ? Qu'il n'eût pas été arrêté par les forces de l'ordre à la traversée du dernier pont relevait du miracle. Il ne le devait sûrement qu'à sa démarche furtive, digne d'un fantôme. À peine aperçu, déjà disparu.
Tirant un mouchoir de sa poche, il s'empressa de se nettoyer. Les griffures ne semblaient pas profondes, mais les blessures au visage ont toujours tendance à saigner abondamment. Le carré de tissu ne tarda pas à se gorger d'écarlate.
« En ton sang repose toutefois une– »
Non, stop !
Il secoua la tête, comme si cela pouvait lui permettre de chasser plus efficacement la maudite prédiction. Cela ne pouvait plus durer. Il avait évité de justesse la Tírnanienne dont il avait goûté la présence parce qu'il était encore en ville, où de nombreuses échappatoires s'offraient encore à lui, mais une fois au palais ? Toute erreur risquait de le trahir. Et si quelqu'un le remarquait...
Une liste de conséquences, toutes plus désastreuses les unes que les autres, lui vint à l’esprit et il serra les dents à s'en faire mal. La chute de l'Aurore et la condamnation de la lumière seraient restées plus graves aux yeux d'un autre, mais en cet instant, elles étaient bien trop abstraites pour Ric. Bien trop dissociées de lui. Bien trop lointaines. Les répercussions de sa présence au château s'il était découvert, en revanche, étaient concrètes, personnelles, proches. Lentement, mais sûrement, elles prirent de plus en plus d'importance et la prophétie finit par passer au second plan. Cela ne le détendit guère, mais enfin, son appréhension retrouva toute sa familiarité, ses pensées toute leur clarté, ses sens toute leur acuité. Il avait un objectif risqué, mais défini, et savait quoi faire pour y parvenir.
Libéré d'un poids, il se redressa de toute sa hauteur, termina le nettoyage de sa joue, vérifia qu'aucune tache de sang n'avait fleuri sur sa chemise et son pourpoint, puis il rectifia sa mise et observa son environnement. Un rapide coup d’œil lui suffit pour identifier le quartier où ses pas l'avaient mené. Il s'était un peu trop approché du palais, mais pas assez pour arriver définitivement en retard. Restant dans les rues résidentielles pour éviter les mauvaises rencontres de l’avenue principale, il se dirigea vers le parc de Sankt Clémentine. Ces jardins étaient le lieu de promenade des nobles, mais en ce jour si spécial, il était pratiquement désert. Ric n'eut aucun mal à s'y glisser sans être remarqué.
La dentelle d'ombre et de lumière dessinée par le soleil et la canopée, le bruissement de cette dernière, le murmure de l'herbe sous ses semelles, le chant des oiseaux sur les branches, les bruits discrets des rongeurs, l’odeur de la terre et des feuilles humides... Il ne s'agissait peut-être pas d'une forêt, mais en pleine ville, c'était ce qui se rapprochait plus de son élément et son attention s'en retrouva naturellement aiguisée. D'un œil expert, il analysait cet ersatz de bois, à la recherche du plus infimes mouvements étrangers aux jardins eux-mêmes et qui auraient trahi la présence d'un promeneur. Cette vigilance crut encore à l'approche de sa destination : la splendide gloriette en fer forgé à l’ouest du parc. L’édifice qui accueillait d'ordinaire un flot ininterrompu de musicien était comme endormi. Un silence anormal qui semblait avoir tenu à distance les rares passants. Ric en fit tout de même un tour complet afin de s'en assurer, avant de descendre les cinq marches à l’arrière du pavillon.
Le soubassement, où les musiciens entreposaient leur affaire le temps des concerts, était tout aussi désert que les alentours. Ric le traversa à grandes enjambées, puis, sans ralentir, tendit la main à l’approche du mur. Ses doigts si enfoncèrent comme dans de l’eau. Une légère ondulation en brouilla même la surface alors qu’il atteignait sa cible : un objet rond, à hauteur de hanche.
Un bouton de porte.
À l’instant où Ric l’empoigna, l’illusion s’évapora et un battant en bois tout simple, mais gravé d’un griffon terrassant un corbeau gigantesque, apparut, légèrement enfoncé dans le mur. Sans hésitation – l'heure n'y était plus –, mais avec circonspection, il le poussa. Une légère odeur de renfermé lui irrita les narines alors qu'un escalier raide, au sol brut et parois en pierre ancienne, se déroulait sous ses pieds. Il s’enfonçait si profondément que Ric n’en voyait pas le bout. Cette obscurité recula dès qu’il s’engagea sur la première marche. Des roches, placées à intervalle réguliers le long des murs, s’illuminaient sur son passage, éclairant juste ce qui fallait pour s’orienter de leur lueur verte. Une nuance glauque qui accompagna toute son avancée à travers les boyaux souterrains.
Au bout d’un petit quart d’heure et de nombreuses bifurcations, Ric atteignit un nouvel escalier tout aussi abrute qui remontait vers la surface et une nouvelle porte, elle aussi marquée des deux rapaces. Avant de l’ouvrir, il colla son oreille au vantail. Aucun bruit ne lui parvint de l'autre côté.
Alors, il la tira et, pour la première fois depuis une décennie, il mit les pieds dans le domaine royal.
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