Chapitre 11-1 : Mission
Le dragon avait été découvert quatre jours plus tôt. Cette stupéfiante trouvaille se devait à un groupe de marchants qui en avait payé le prix fort : le reptile s'était jeté sur eux alors qu'ils passaient à côté de sa tanière. Huit avaient perdu la vie au moment de l'attaque et sur les deux qui avait échappé à ce massacre, un seul avait survécu assez longtemps pour avertir les autorités. L'information était parvenue à la généralissime dans la journée, ce qui lui avait permis d'ordonner un blocus immédiat de la route où se trouvait la tanière de la bête et de rassembler une troupe d'élite pour s'en occuper.
Hélas, cette réactivité était désormais ralentie par un problème de taille : l'emplacement de l'antre. Ce dernier se situait derrière la cascade du Herot. À vol d'oiseau, les massifs de Schtarz, d'où s'écoulait la chute d'eau, n'étaient pas bien éloigné d’Ersàft, mais en réalité ? Un obstacle infranchissable se dressait entre la capitale et la cascade : Le Bras Vengeur, une extension de la forêt Mallkim. Son contournement transformait le trajet en un voyage d'un mois et demi. Chevaucher des pégards au lieu de chevaux permettait de l'abaisser à un mois, mais cela restait trop long. Les dieux seuls savaient ce que le dragon pouvait faire durant un tel laps de temps. Adalsinde et Éleuthère avaient donc décidé d'opter pour l'itinéraire le plus direct : passer par la forêt. Une partie des soldats risquaient de ne jamais en ressortir, mais d'après les estimations de Maître Fucks, le chasseur royal, la majorité devrait y parvenir et le trajet s'en trouverait réduit à deux semaines.
Ces informations auraient dû éveiller diverses émotions chez Ric. D'abord, de la stupeur et de la joie d'apprendre qu'un drakon avait été découvert ; entre les campagnes d'exterminations des siècles passés, leurs difficultés à se reproduire, les braconniers et les sorciers, ces majestueux reptiles avaient presque disparu de la surface de Lumos. Durant ses sept ans de voyages, il n'en avait vu qu'un seul : un lindworm, qui semblait dépérir. Un pincement au cœur, ensuite, pour les pauvres marchants décédés. Puis du respect, pour la réactivité de sa sœur. Et enfin, de l'incrédulité face à leur décision de passer par la forêt Mallkim.
Cependant, tout ce qui régnait en lui était de l'incompréhension. Cette dernière l'avait frappé quand son frère lui avait avoué la véritable raison de leur venue et n'avait fait que croître à mesure qu'il lui exposait la situation et dévoilait à mots couvert ce qu'il attendait exactement de lui. Ric tenta d'arriver à une autre conclusion, car la seule à laquelle il parvenait n'avait aucun sens. En vain.
–Vous voulez que je les guide dans le bois ?
L'escadron avait beau être composé de soldats d'élites, ce n'était pas une poignée d'entre eux, mais l'intégralité qui risquait d'y rester si un chasseur expérimenté ne les aidait pas à traverser Le Bras Vengeur. Et, pas plus tard que la veille, il avait avoué à Adalsinde qu'il s'y était rendu.
Installé sur la seule chaise de la pièce avec autant de prestance que s'il s'était agi de son trône, le roi opina avant d'ajouter :
–Et que tu les accompagnes jusqu'à l'antre du dragon pour déterminer s'il peut être relocalisé ailleurs ou doit être tué.
L'incompréhension de Ric atteignit ses sommets.
–Pourquoi ? Le corps de chasse...
–Devrait s'en occuper ? le devança Adalsinde depuis la table qu'elle avait de nouveau investi. Tout à fait. Maître Fucks avait d'ailleurs décidé de s'en charger lui-même. Mais nous voudrions que tu prennes sa place.
–Pourquoi ?
Cela n'avait aucun sens. Le corps de chasse ne se contentait pas d’escorter les convois royaux, préparer le terrain de chasse du roi et le seconder lors de la vénerie. Les chasseurs éminents qui formaient cette unité spéciale s’occupaient avant tout de diriger ou seconder toute opération militaire nécessitant l’expérience ou l’expertise d’un chasseur ; c’était leur raison d’être. Et Ric, tout chasseur éminent qu'il était également, n'en faisait pas partie. Il était certes susceptible d'être appelé pour en grossir les rangs depuis qu'il s'était inscrit à la guilde, mais ses aînés ne pouvaient lui faire croire que ses confrères de l'armée étaient tous occupés ailleurs. Et quand bien même ils l'auraient été, il n'était pas le seul à avoir survécu à la forêt Mallkim. Des collègues avec plus d'expérience auraient dû lui être préférés.
–À cause de ce que tu m'as dit hier, déclara Adalsinde. (Ric la regarda, encore plus perdu.) Le fait que tu ne pouvais rejoindre Éleuthère car les nobles ne verraient pas en toi frère qui venait simplement se réjouir de son sacre. Et s’il me hérisse de l’admettre, tu avais raison. La cour ignore tout de toi. À leurs yeux, tu es uniquement celui qui a poussé un grand roi au blasphème, terni l'irréprochable lignée des Guldegriffritter, fait remettre en doute leur légitimité, porté la main sur leur reine, et empêché une prêtresse miraculée d'être sanctifié.
–Nous avons donc décidé d'y remédier, déclara Éleuthère.
Comme si ces mots n'étaient pas suffisamment inquiétant, la lueur calculatrice qui illumina son regard finit de décrocher l'estomac de Ric. La main qu'il passait dans le pelage d'Asprus, allongé contre sa cuisse, s'immobilisa ; le chien-loup se tendit.
–Comment cela ? murmura Ric.
–J'ai la ferme intention de me battre pour les minorités, dont les enfants illégitimes tels que toi, Thébaldéric. En prévision de ta naissance, Père avait entrepris cette bataille pour te préserver du sort réservé à tes pairs, et il est parvenu à t'éviter le pire. Cependant, avec tout le respect que je lui dois, il n'a fait qu'empirer les choses. Le royaume n'était pas prêt à remettre le principe des sans-âmes en question. Pas avec la majorité du pays, dont douze des quatorze ordres, vous considérant comme des êtres dépourvus de toute origine divine. En allant brusquement à l'encontre de ces dogmes, Père n'apparut pas comme un roi cherchant à défendre une minorité, ni même un père cherchant à protéger son fils, mais un blasphémateur. Le soutien des ordres de Sihir et Dabba n'y changea rien. Dans le même temps, le royaume refusait de croire qu'un souverain qui respectait et défendait la volonté divine en dehors de ce point puisse se livrer à une telle hérésie ; il lui fallait un responsable, un corrupteur. Et cela ne pouvait être que toi, le sans-âme entré dans sa vie, et les persécutions envers les bâtards s'en sont retrouvés décuplés.
Ric n'avait pas besoin que son frère lui rappelât tout cela. Il avait été témoin de ces répercussions. S'il avait essayé de croire qu'il n'était en rien coupable, comme le lui avaient assuré ses parents, il ne se faisait plus d'illusion. Sa conception n'était pas la conséquence d'un simple adultère, mais le fruit de l'union sacrilège d'un roi et d'une prêtresse miraculée. Deux êtres servant les dieux et touchés par leur grâce. Leur trahison était sans commune mesure. Que son essence néfaste eût affecté bien plus de personne que son entourage direct n'avait rien d'étonnant. Leur père avait dû mettre un terme à son combat pour que les persécutions cessassent d'empirer.
Et Éleuthère comptait le raviver ?
–Pourquoi voulez-vous tenter le Brasier ? l'interrompit-il d'une voix aussi vide que son expression. Vous venez vous-même de le dire : ma simple existence a failli coûter à père sa couronne, provoquer destitution de la famille et entraîner un massacre. N'y voyez-vous aucune leçon ?
Alors qu'Asprus s'enfonçait dans le matelas avec un geignement, l'expression de ses aînés s'assombrit.
–La seule leçon que nous acceptons de tirer est que la précipitation ne mène à rien, décréta Adalsinde.
Éleuthère approuva d'un geste de la tête.
–Père a voulu améliorer votre situation en vitesse car tu arrivais, Thébaldéric, mais il n'avait pas de preuves venant défendre sa vision des choses. La plupart des bâtards sont tués avant leur naissance ou dans l'enfance, et les rares qui atteignent l'âge adulte dissimulent leur nature pour s'en sortir. Père aurait éventuellement pu en trouver un et lui faire accomplir quelques exploits, mais cela n'aurait rien changé. Aucun grand-nom n'était associé à l'un d'entre vous. Cet homme aurait été un inconnu. D'aucun aurait prétendu qu'il ne s'agissait pas d'un vrai sans-âmes.
Malgré toute sa volonté, Ric se sentit pâlir. Son frère avait employé le passé car il existait désormais un sans-âme célèbre, dont nul ne pourrait contester la bâtardise.
Lui.
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