Chapitre 13-1 : Premières impressions
Arrivait-il à Norbert de dormir ou son besoin de savoir tout ce qui se passait autour de lui était-il si viscéral que le moindre bruit le poussait à enquêter sur son origine, même lorsqu'il se trouvait au pays des songes ? Alors que le soleil n'était pas levé et que la journée ne commencerait pas avant plusieurs heures, il occupait l’entrée, habillé à la va-vite et muni d’un balai. Les seuls sons perceptibles à des kilomètres à la ronde, en dehors du ronflement digne d'un tremblement de terre de Verkloppt, étaient de légers raclements de gorge équin provenant de l'extérieur.
Ric ne doutait pas une seconde que le commère eût déjà vérifié quel cheval en était à l'origine sinon, il ne serait pas là, à l'attendre de pied ferme comme si de rien n'était. Du moins, pensait-il agir comme si de rien n'était. L'heure improbable de son balayage mis à part, son regard ne cessait de glisser vers les escaliers et, quand il y trouva finalement Ric et Asprus, il en oublia de feindre un marmonnement irrité à l'encontre de son maudit loup.
Gabimson renforcé ; demi-plastron en cuir ; lames si nombreuses qu'ils n'avaient pas assez de doigts à eux deux pour les compter sanglées sur tout le corps ; arc à double courbure et arc court ; carquois ne pouvant plus accueillir une flèche supplémentaire ; épieux ; escarcelles alourdies d'herbes et de préparations répulsives, d'antipoisons, de potions en tout genre et de sang d'innocent béni ; fontes remplies à craquer de matériel de couchage et médical, rechanges, restes de son équipement, provisions, sel de gemmes bénis... Même Asprus portait sa part : un sac de bats chargé d'un second jeu d'affaires et potions médicales.
Depuis trois ans que Ric logeait chez lui, jamais encore Norbert ne l'avait vu aussi armé et chargé. Il en était si hébété que Ric eu le temps de le rejoindre avant qu'il ne se remette de ses émotions.
–Je serai absent entre deux et trois mois. Voilà l'avance.
Il lui tendit une bourse que le mouvement fit tintinnabuler.
–Trois mois ? répéta le propriétaire en revenant enfin à lui. (Il récupéra l'argent.) Par les couilles de Lumen, où est-ce qu'tu vas, cette fois ? T'es jamais parti aussi longtemps et aussi harnaché. On dirait qu'tu pars guerroyer !
–Dans la forêt Mallkim.
La bourse s'écrasa par terre dans une explosion de pièces tandis que Ric reprenait sa route. Plusieurs couronnes l'accompagnèrent jusqu'à la porte et Norbert n'avait toujours pas fait un geste pour les récupérer lorsqu'il referma derrière lui.
Si Asprus, avec son pelage nivéen, se voyait sans problème dans la nuit, c'était loin d'être le cas de Blitz. Avec sa robe bai-fumée et son crin noir, le pégard se fondait dans la nuit. Seule la ligne blanche qui ornait son chanfrein trahissait visuellement sa présence.
Asprus, que Ric avait du mal à canaliser depuis qu'il avait commencé à s'équiper, fusa vers son compagnon équin dès qu'il le repéra et slaloma entre ses jambes dans une éruption de vocalises joyeuses. Son excitation raviva celle du destrier, qui se mit à piétiner d'impatience et agiter la queue bien au-dessus de sa croupe. Voyant le coup de sabot arrivé plus rapidement qu'un fléau fondant sur sa proie, Ric s'empressa de les rappeler à l'ordre. Blitz s'immobilisa sur le champ, fidèle au dressage rigoureux qu'il avait reçu, tandis qu'Asprus abaissait la tête dans un couinement.
–Encore un peu de patience, mon grand, le réconforta Ric en le grattant entre les deux oreilles. Vous allez bientôt pouvoir courir comme des fous.
La queue d'Asprus se remit à battre. Ric se tourna vers Blitz et lui frotta l'encolure tandis que le pégard venait appuyer sa grosse tête contre son torse, puis il sangla ses fontes et autres affaires à la selle.
Une fois les rênes en mains, de longues secondes passèrent avant qu'il ne presse ses jambes contre les flancs de Blitz.
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Ils arrivèrent dans un grondement semblable au roulement du tonnerre. Onze silhouettes tout juste perceptibles s'arrachant à la nuit et chevauchant de puissants pégards qui remontaient l'avenue au galop. Ric commença à serrer les dents, avant de se forcer à arrêter. Mais ses mains prirent le relais, se contractant sur les rênes.
Bons dieux.
Éleuthère avait accepté que son identité reste dissimulée tant que l'issue de la mission n'était pas connue. Aucun membre de la troupe, à l'exception du général Mudrost, ne savait qui il était. Ric n'avait aucune raison d'être nerveux.
Prenant une profonde inspiration, il lâcha les rênes pour étirer ses doigts, roula des épaules, puis redressa dos et menton, son masque impassible de nouveau enfilé. Sous la pression de ses talons, Blitz l'emmena à la rencontre des soldats, suivi par Asprus. Ric espérait que ce pas en avant aide les militaires à voir dans son air placide un simple sang-froid et non un désintérêt arrogant, car il devait gagner la confiance de la troupe. Ce serait une question de vie ou de mort une fois dans la forêt. Or, il avait beau avoir été choisi par leur généralissime, une partie de l’unité remettrait cette décision en doute dès l'instant où ils le verraient et il doutait d'avoir l'occasion de prouver sa valeur avant d'arriver. Son attitude était tout ce qui lui restait. Alors, s'ils le prenaient son stoïcisme pour de la prétention ou s'ils décelaient le doute qu'il dissimulait derrière cette indifférence – car s'il avait accepté de rejoindre la troupe, Ric ne cessait de se demander s'il avait fait le bon choix –, c'était fini. Ils pouvaient tous rentrer chez eux le temps qu'Adalsinde annonce à Maître Fuchs qu'il lui fallait reprendre la place dont Ric l'avait spoliée.
L'obscurité régnait encore malgré les premières lueurs de l'aube, mais d'imposantes torches encadraient la porte Nord. Ric attendait dans le vaste halo qu'elles projetaient et, à la fois trop vite et trop lentement à son goût, les soldats l’y rejoignirent et s'arrêtèrent devant lui.
Huit hommes et trois femmes. Sept humains, trois thérianthropes et un éclipsien. Du presque trentenaire au cinquantenaire. Des carrures allant du simple physique athlétique à la montagne de muscles. Des statures semblant s'élever entre un mètre soixante et plus de deux mètres. Un panel de carnation s'étendant du blanc le plus pâle au brun le plus sombre... Ces militaires avaient beau revêtir le même uniforme, ils n'auraient pu être plus différents les uns des autres.
Et, à l'image de leur apparence, leur réaction vis-à-vis de Ric fut tout aussi variée. Un sourcil haussé trahissant une simple surprise qui ne tarda pas à disparaître dans un haussement d'épaules ; des yeux écarquillés par l'incompréhension, qui se tournèrent en quête de justification vers leurs voisins ou supérieurs ; des sourcils froncés couplés à une intention observation, afin de trouver une explication à sa présence malgré sa jeunesse et sa faible constitution apparente, à l'instar de traits thérians ; des mains levées qui retombèrent de consternation, presque avec dédain, comme s'il ne s'agissait que d'une mauvaise plaisanterie ; ou encore un regard qui le fixait, suintant de venin.
Cette dernière réaction provenait de l’homme le plus jeune du groupe : à peine plus âgé que Ric, doté de traits bourrus, de muscles saillants et des cheveux blancs et des yeux rouge sang propre à son engeance : l'éclipsien. Comme Adalsinde était revenu chez Ric la veille, afin de lui donner tous les détails de la mission, il savait qui était cet homme et s'était préparé à une telle réaction. Après tout, quand il avait demandé à sa sœur si la mise à l'écart de maître Fuchs dérangeait ce soldat, elle avait admis que c'était le cas. Elle avait eu beau ajouté que cela n'aurait aucune incidence ; qu'en dépit d'un tempérament enflammé qui se traduisait malheureusement par un crochet du gauche un peu trop facile lorsqu'il était irrité, cet homme faisait montre d'un sang-froid exemplaire sur le terrain et qu'il parviendrait par conséquence à mettre son ressentiment de côté, Ric ne s'était pas fait d'illusion. Car cet homme n'était autre que le lieutenant Wilhelm Fuchs, le seul fils de maître Fuchs. Et quel fils resterait indifférent en découvrant que, parmi tous les remplaçants possibles, ses supérieurs avaient préféré à son père, fort de son physique et de ses nombreuses décennies d'expérience, un marche-tige quittant tout juste la canopée de son arbre-mère ? Que rien ne semblait justifié sa présence à part des connexions avantageuses ? Aucun. Et le pire était qu'il n'avait pas tort. Bien que contre son gré, Ric avait été pistonnée et l'accusation éveilla la culpabilité qu'il ressentait vis-à-vis de son ancien mentor.
Mais ce n'était rien comparer à ce qu'il éprouva en découvrant les stigmates du lieutenant. Ce dernier se trouvant à l'arrière du groupe, à la lisière de la zone lumineuse, ils étaient à peine perceptibles et Ric n'examinait pas les militaires comme certains le décortiquaient ; une simple vue d'ensemble lui suffisait pour le moment. Mais alors qu'il se détournait de Wilhelm pour passer à sa voisine, une soldate à la stature si impressionnante que Ric aurait pu la prendre pour une berserker s'il n'avait pas déjà repéré celui annoncé par Adalsinde, il les vit.
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