Chapitre 6 : Le fils contre le père
Katrina
9 mai 5775
Ce séjour à la capitale avec ma famille touchait à sa fin. Avant même notre départ j’éprouvais déjà la mélancolie de ce temps passé tous ensemble. Pourtant d’ici deux jours mon père, ma sœur et moi repartirions vers Erhiv, son île et ses tristes pâturages.
Nous partagions donc un de nos derniers dîner ensemble. L’Empereur semblait toujours confiné dans sa nostalgie et la présence de tous les siens ne parvenait que difficilement à lui arracher un sourire de temps à autre. Au contraire oncle Vlad semblait être en mesure de s’amuser quoi qu’il arrive et il passait tout son temps avec mon père. Anastasia, toujours austère, profitait de façon discrète des festivités. Malgré son air stoïque elle laissait de temps à autre échapper un rictus. Elle me confiait autant jouir de notre présence que de l’absence de son mari, demeuré à Valassmar :
« Lorsque l’on reste plusieurs siècles aux côtés du même vampire, fut-il le plus galant de tous, sa présence devient encore plus insupportable que celle du plus rustre des seigneurs. Lorsqu’il refusa de m’accompagner ici je n’ai pas insisté plus que cela tant l’idée de pouvoir m’éloigner de lui me soulageait. Il doit en profiter pour passer du temps avec nos enfants. C’est triste à dire mais les siècles semblent moins éroder son amour parental que le mien. »
Serai-je un jour aussi lassée de tout ? Sans doute… Raison de plus pour profiter autant que possible des joies qui se présentent à moi tant qu’il en est encore temps !
Je m’apprêtais donc à faire le deuil de ce jubilé et des retrouvailles qu’il avait provoquées. L’ambiance calme résultant de ces deux mois de festivités et de loisirs seyait parfaitement pour des aurevoirs. Ce ne fut hélas pas là ce qui se passa. Après le dîner, tandis que nous nous reposions dans le grand salon du palais et que je discutais avec Feodora, grand-tante Anastasia déboula, l’air à la fois déçu et contrarié, quelques papiers à la main. Elle se dirigea vers l’Empereur avachi devant la cheminée en feu d’un pas si déterminé que chacun suspendit ce qu’il faisait pour la regarder. Elle s’arrêta devant son frère et lui tendit les documents, de toute évidence source de son irritation. Ce dernier leva les yeux sans conviction, présenta une main molle à sa sœur et, lorsqu’il fut en possession des parchemins, commença à les lire. Plus ses yeux parcouraient le contenu de ce qui était marqué, plus il semblait se ressaisir. Après quelques secondes il se leva brusquement et rentra dans une rage folle :
« Comment a-t-il osé ? Comment ceci est-il arrivé en ta possession ? Faites mander mon ministre de la guerre ! Qu’il se présente dès que possible ici ! »
Devant ce soudain déchainement de fureur Toute la pièce fut abasourdie. Seul Vlad semblait ravi et se précipita vers l’Empereur :
« Père, que se passe-t-il ? Un duc se révolte à nouveau ? Il n’en reste plus beaucoup à ne pas s’être soulevé ceci-dit, peut-être un comte dans ce cas, ou mieux, un conglomérat de comtes… »
Stanislas ne lui laissa pas plus longtemps la parole et lui colla les papiers qu’il venait de lire sur la poitrine. Mon oncle les saisit alors et une expression mêlant confusion et surprise se dessina sur son visage stupéfait. Personne n’avait jamais assisté à cela venant de lui. Mon père, jusqu’ici imperturbable, sembla réaliser qu’il ne s’agissait pas là d’une énième rébellion. Il rejoignit son frère et prit connaissance de ce qui l’avait tant perturbé.
Son impassibilité légendaire se fractura en un instant et des tremblements prirent possession un court instant de ses mains. Il regarda alors Anastasia et lui dit d’un ton presque menaçant :
« - Êtes-vous sûre de l’authenticité de ces documents ?
- Hélas oui. C’est sur le navire même de Konstantin qu’un de mes espions a trouvé cela. Ne pouvant, comme vous, me résoudre à ce qu’il contenait j’ai comparé l’écriture avec des lettres qu’il m’avait envoyées et il s’agit bien de la même… »
Je n’en pouvais plus d’attendre et la peur commençait à étreindre mon cœur devant tant de détresse venant de la famille la plus puissante du monde. Sans que je n’eusse rien le temps de dire mon père vit sur mon visage et celui de ma sœur la crainte se dessiner.
« Veuillez m’excuser, la nouvelle m’a tant surpris que je ne vous aie encore rien dit… Pour faire court, d’après ce que je tiens entre les mains, votre oncle, Konstantin, a découvert un continent il y a plus d’un siècle de cela, nous l’a caché et s’est proclamé roi de ces contrées… »
Il nous présenta aussitôt les lettres ainsi que la carte qui les accompagnait sur laquelle était dépeinte, à l’ouest de notre continent, une immense terre avec la mention « Konstantrie ». »
Mon père avait l’habitude de ce ton neutre, de ces énoncés objectifs et sans jugement pourtant je sentais que même lui était affecté par ce qu’il nous montrait. Il y eut un instant de silence avant que Stanislas ne le brise :
« Jamais je n’aurai imaginé pareille trahison venant de mon propre fils ! S’il croit qu’il recevra un traitement de faveur pour cela, il se trompe ! »
Il poussa ensuite le plus terrible des hurlements que je n’ai jamais entendus. Un serviteur accouru et il fut rapidement envoyé quérir le ministre de la guerre. La rage, la colère, la haine, l’excitation ; tant de choses se succédaient dans son regard que c’en était effrayant. Ma grand-mère essayait tant bien que mal de l’apaiser mais elle le connaissait, elle savait que cela ne servait à rien. Anastasia demeurait quant à elle dans l’expectative tandis que Vlad, comme enivré par la furie de son père, commença lui aussi à fulminer et à jurer qu’il tuerait lui-même son petit frère. Seul mon père resta calme et osa intervenir :
« Père, je vous en conjure, ne rentrez pas en guerre de façon hâtive contre votre fils. Il y a peut-être un mal entendu, il nous faudrait le convoquer avant de nous lancer dans un conflit fratricide. Rien ne nous presse. Son royaume, quand bien même tout cela est vrai, ne peut pas être aussi puissant que notre Empire ! Calmons-nous, temporisons et tirons tout cela au clair avant de prendre une décision. »
Stanislas, sans décolérer lui répondit :
« Notre Empire ? Je ne t’ai pourtant pas vu traverser les montagnes blanches ! Je ne t’ai pas vu te battre sur le plateau ocre ! Je ne t’ai pas vu défaire les royaumes d’Isgar et d’Aartov réunis ! Ton frère a trahi et je l’écraserai comme j’écrase tous mes ennemis ! Je traverserai la mer en personne s’il le faut ! »
Devant cette avalanche de menaces mon père n’osa rien répondre et ravala ses remarques. Mieux valait attendre que l’Empereur soit calmé pensait-il sûrement à cet instant. De toute évidence nous n’allions pas quitter le palais tout de suite. De toutes les raisons qui auraient pu nous y faire rester plus longtemps celle-ci était de loin la pire de toutes. La guerre allait de nouveau frapper notre monde et ma famille se déchirer par la même occasion. J’en voulais presque à Anastasia. La maîtresse des ombres informelle de l’Empire venait à nouveau de dévoiler de sombres secrets et à nouveau un conflit allait éclater à cause d’elle et de ses maudits espions. J’avais entendu parler de ce double meurtre sur des marins au service d‘oncle Konstantin. Jamais je n’aurai pensé qu’Anastasia et l’un de ses vampires était derrière cela.
Je dois me ressaisir ! Je n’ai rien dit cette nuit mais je suis aussi une princesse impériale ! J’ai ma voix au chapitre et je ferai tout pour éviter pareil conflit. Comme père je suis persuadée qu’il doit y avoir quelque chose là-dessous. Jamais Konstantin ne nous a laissé penser qu’il était capable de commettre pareil crime. Il y a encore un mois nous riions ensemble. Garder pareil secret pendant plus d’un siècle était impossible. Il est temps que j’agisse et si de mon action dépend la paix du monde, je ne ménagerai pas mes efforts ! Je soutiendrai mon père autant qu’il m’est possible et, lorsque la rage de l’Empereur sera calmée, nul doute que nous parviendrons à lui faire entendre raison !
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