Chapitre 2 : Abigaël - Paris Gare
Douze ans auparavant…
J’ai toujours voulu croire que dans la vie, on pouvait former un couple idéal. Mais, à mes yeux, cela restait une vision chimérique. C’est un point de vue. Comme un autre. Des personnes qui choisissent quelqu’un avec qui elles se sentent bien, mais aussi avec qui elles peuvent se disputer. Je ne comprenais pas pourquoi ? Pour mieux aimer ? Non car parfois tout devient mensonge. Et, quand vous vivez dans le mensonge, votre monde s’écroule. Vos douloureux souvenirs reviennent comme de secondes lames.
Moi-même, j’avais cru perdre mon monde. J’avais changé pour ne plus avoir mal. J’étais un redoutable prédateur en affaires, mais trop connecté à ses sentiments. Face aux femmes, je devais enfermer dans une boite toutes ces sensations de rage, honte, tristesse ou frustration, de sensibilité à fleur de peau afin qu’elles ne sachent pas que cet Ale-là existait.
Rebecca avait été le point de départ de ma nouvelle vie aventureuse. Après l’intérim londonien, je repartis pour New-York dans le cadre de ma mutation. Plusieurs contrats à finaliser et des chasses à la fraude. J’adorais mon travail. J’adore mon job. Sous la tutelle de Chelsea, je me sentais irrésistible. Malgré de nombreux déplacements, je vivais en grande partie dans le loft avec Archie, Allan et Chloé. C’est à cette intersection de nos vies qu’Allan rencontra Remi, une petite sino-américaine. Je le suspectais d’être amoureux même s’il me laissait entendre le contraire.
Quant à Chloé, elle s’était concentrée sur sa vocation de juriste au sein d’un des plus prestigieux cabinets de la ville. Elle s’octroyait quelques distractions, entre rencontres de bar ou soirées organisées. Et j’avais suivi son exemple. J’avais repris goût à une vie meilleure en tous points. Je vivais comme dans un film. Où tout commence par une chanson. Quelques notes de musique entêtantes, et mélodieuses, divinement jazzy. C’est à ce moment que je fis la rencontre d’Abigaïl. Mais pas à New-York…
Quai de la gare. Paris. Ma mission : serrer quelques mains fortunées, échanger avec des ingénieurs, améliorer quelques concepts boat et deux trois projets marketing pour un de nos commanditaires, Paris Yacht Associates. Ah oui ! Et un mariage. Pas le mien. Un ancien camarade de l’orphelinat Santo Cristoforo. Quatre ans d’aventures derrière les parois austères de l’institution. Entre rebellions et punitions. Malicieux, débrouillard, Vincenzo, dès son jeune âge, avait un charisme de leader. Le chef d’une meute d’enfants perdus dans un établissement dont ils ne rêvaient que d’en sortir. Puis vint la révolte et la fuite dans un obscur pensionnat suisse. Plus de nouvelles des années durant puis le retour en grâce de l’enfant prodigue. Retrouvailles. On remit ça. Les quatre cents coups. Puis sa rencontre avec Irène. Tout s’accéléra et dans deux jours, ils allaient officialiser leur union dans la ville la plus romantique du monde.
Saint-Lazare rugissait des conversations de tous les voyageurs. Les gares sont des endroits absolument fascinants. Il suffit d’observer un peu. Des gens pressés d’aller travailler, d’autres ayant peur de manquer leur correspondance, des couples heureux de se retrouver, l’étranger qui vient juste débarquer. Des rencontres fortuites, des séparations. Un vrai paysage social. Chloé appelait cette gare la fourmilière de Zola.
On aimait se retrouver ici elle et moi. Nous traversions prendre un café, en pensant que nous avions tout le temps. Et on parlait de tout, de rien, un peu de nous, un peu des autres, du bout de chemin qu'on avait fait jusqu'à ce jour, à coup de retards et de détours. Cette gare, c’était un point de rencontre unique. Une touche d’impressionnisme fidèle à Monet, contrastant avec le réalisme froid d'Emile. Elle était un écho à de lointains souvenirs. Ce n'étaient pas les trains qu’on voyait passer, juste des histoires anciennes. Qu’on n’avait pas su réparer ou rattraper. Foutue nostalgie. Mais le temps avait filé. Nous étions passés à autre chose. Je vivais au gré des rencontres, des voyages en train, en avion, de belles destinations. Un train-train quotidien d’amant. Et dans cette gare sous verrière, dans ce lieu en perpétuel mouvement, centre de vie ouvert, changeant et instable, je me rappelle…
… Dans la discorde parisienne, des musiciens jouaient tant bien que mal leurs petits accords face à des passants indifférents, trop pressés, trop ignorants, mal élevés. Et moi, j’étais malmené par la foule, mais prêt à regagner la chambre d’hôtel que j’avais réservé au dernier moment.
J’empruntais le dédale pour regagner la sortie. Bousculade. Télescopage. Une jeune femme. Visiblement trop pressée d’attraper sa correspondance et qui laissa tomber, malgré elle, ses petites affaires. Elle commença à ruminer. Je me baissais pour l’aider à récupérer ses biens. Son regard était à la fois furieux et désespéré. Son train, venait visiblement de partir sans elle. Et venait probablement d’achever ses dernières espérances de je ne sais quoi. Sa peine devenait urgence capitale ou affaire d’état. Dépitée, elle se posa sur un banc, fouilla dans son sac et récupéra son téléphone. Ça sonnait. Apparemment pour rien, car elle essaya une seconde fois. Vaine tentative. Elle laissa s’échapper un soupir de désappointement et lança un regard triste vers la foule.
Croisant le mien, elle cacha ses yeux. Je ne m’en voulais pas de cette situation. J'étais nullement fautif. Mais son désarroi m’avait touché. Je m’approchai d’elle.
— Ça va aller mademoiselle ?
Un bref instant d’hésitation plus tard, elle me répondit vaguement.
— Oui ne vous en faites pas pour moi…
Un blanc qui dérange.
— Et puis non ça ne va pas !
Le ton changea brusquement entre colère et frustration.
— Je sais bien que ce n’est pas de votre faute si j’ai loupé mon train. Mais que faisiez-vous sur mon chemin ?
Je ne lui en voulais pas de se défouler ainsi. Elle baissa le volume de ses cordes vocales et enchaîna :
— Pardon si je vous ennuie, mais je ne vous retiens pas monsieur.
— Excusez si je suis présentement le seul homme dans cette gare à vouloir vous venir en aide dans l’immédiat. »
— Vous voulez m’aider ? Pourquoi voudriez-vous cela ? Je me méfie de vous.
— Ah oui ? Pourquoi ?
— Vous me semblez un peu trop gentil.
— Évidemment, vu sous cet angle, je ne vais pas pouvoir vous être d’un grand secours.
— Je viens de louper mon train… Vous allez me le ramener ?
Son sarcasme évident ne facilitait pas les choses. Pourquoi étais-je intervenu ? Je pris une grande inspiration.
— Contrairement à ce qu’on a pu vous apprendre à l’école, le sarcasme ne réconforte pas.
— Si je ne peux pas prendre un peu de plaisir à cette situation inconfortable…
— Non, mais nous pourrions peut-être vous trouver un moyen de vous ramener à destination dans les temps avec un peu de bonne volonté. Où allez-vous déjà ?
— Je retournais au Havre pour une affaire urgente. Mais c’est trop tard. Prendre le prochain train ne sert même plus à rien.
— Je peux vous trouver un covoiturage. Ce sera toujours moins cher que le taxi. Le Havre, c’est deux heures de route.
— Je me méfie des gens et surtout des inconnus qui veulent m’aider.
— Je l’avais bien noté.
Le discours devenait stérile.
— Pourquoi m’aides-tu ?
— Peut-être parce que c’est dans ma nature d’aider les gens quand j’en ai l’occasion. Sans cette bousculade, nous n’aurions même pas cette conversation.
Elle m’avait tutoyé. Signe de relâchement prometteur.
— Écoutez, je vous propose d’aller au centre, histoire de prendre un café et de redescendre cette pression. A cette heure-ci on ne peut plus faire grand-chose. Avec un peu de calme, les idées deviennent plus claires.
— Je ne veux pas de café. Je veux rentrer simplement au Havre.
Sale gosse. Têtue. Mais touchante. Et plutôt attrayante. Un visage fort joliment dessiné avec de grands éclats verts. Des cheveux aux reflets roux, chatoyants et lisses, qui descendaient merveilleusement bien sur ses épaules. Elle me fixait à la recherche d’une réaction de ma part, puis se leva et s’éloigna.
— Où allez-vous ?
—Tu m’as proposé un café dans le centre. Allons-y.
—Le centre est au sud et le sud-est par là.
Un peu confuse, elle pivota sur ses talons et me suivit.
**********
— Merci de m’aider.
Elle avait enfin esquissé un léger sourire. Quelques minutes de marche suffirent à atteindre le café Pouchkine qui semblait bien animé en ce début de soirée. Nous avions pris une table en terrasse.
—Comment t’appelles-tu ?
— Alessandro
— Enchantée Alessandro, moi c’est Abigaël.
Sa main cherchait une poignée franche que je lui rendis.
— Si ce n’est pas indiscret, peux-tu me dire quelle affaire urgente justifiait ta présence au Havre de manière aussi prompte ?
Son regard se détourna immédiatement.
— C’est compliqué.
Un soupir s’exhala du fond de son être et vint mourir dans l'air parisien.
—En ce moment, toute ma vie est compliquée…
Évasive, les yeux dans le vague, elle tenta de se ressaisir et changea de ton.
— Alors Alessandro, et toi ? Qu’est-ce que tu fais à Paris ?
Réponse protocolaire.
—Je suis ici simplement pour affaires.
— C'est tout ? Ton histoire est palpitante, on se croirait dans un film. Mais encore ? Tu la sors d’un livre ? Vas-y fais-moi un peu rêver.
Tentative d’ironie ?
—Je suis vraiment venu à Paris pour affaires. Je vends des concepts navires, des yachts, je m'occupe de litiges. Un courtier maritime si tu préfères
Puis, hésitant, j’ajoutais :
—En parlant de livre, j'écris à l'occasion.
Elle éclata de rire. Je fis de même.
— Voyez-vous ça !
— Tu ne me crois pas ? Pas grave, cela ne me regarde pas.
— Excuse-moi, je ne voulais pas être déplacée. Alors comme ça, tu écris ? Tu écris quoi ?
— Ce qui me plaît, ce que je vois, ce que je ressens.
—Tout ça ?! Impressionnant, dit-elle moqueuse.
—Non, écrire n’a rien d’impressionnant, c’est un moyen surtout de s’exprimer.
— Oh ! Mais quelle réponse sérieuse ! On dirait que tu me sors vraiment une histoire tirée d’un livre. Mais ok, ça me convient.
Son attitude avait changé. Elle s’était radoucie un peu, même si ses yeux masquaient un profond désarroi. On avait pris le temps de savourer le café. Mais, plus le temps passait, plus la situation semblait inéluctable pour elle. Elle redevint un peu plus froide, tentant à nouveau, mais vainement de prendre contact avec je ne sais qui avec qui elle avait probablement rendez-vous.
— Le reste de ma journée est fichu et je viens de ruiner la tienne visiblement. Gâcher ma vie est une chose que je sais faire… Au point de contaminer ceux qui m’entourent.
Son discours était loin d’être optimiste. Je ne pouvais la laisser dans cet état de résignation.
—Pourquoi dis-tu ça ? Je ne crois pas. Tu ne gâches rien. Je crois même que je suis exactement à la place où je devrais être.
Elle me regarda, interloquée.
— Je ne comprends pas. J’ai toujours le sentiment qu’un morceau de ta vie dépend d’un instant précis. Et que si tu le rates, c’est foutu.
—Moi, je pense le contraire. Si on rate ce moment, on essaie celui d'après, et si on échoue, on recommence l'instant suivant. On a toute la vie pour réussir.
— Toi, tu étais là dans cette gare à courir pour une chose précise. Et moi, je venais d’arriver pour une raison particulière. Qui sait, dans notre rencontre, il y a un signe.
— J’admire ton assurance insolente, mais c’est quoi le signe ? Me demanda-t-elle.
— C’est quoi la chose ? Lui répondis-je.
Sur cette dernière question, je me levais et réglais les consommations.
— Où vas-tu ?
— Je ne vais pas rester là toute la fin de journée. Quitte à être à Paris autant profiter de la capitale.
Alors que je me retournais pour la rejoindre, je la regardais à nouveau. Elle me fixa intensément puis baissa les yeux.
— A moins que tu n’aies d’autres mystérieuses obligations.
— Laisse tomber.
— Pourquoi ?
—C’est stupide et insensé.
— Il y a une heure à peine, tu semblais désespérée d’être coincée ici, et là tu me demandes de t’abandonner ?
—C’est compliqué... Mon couple est foutu…
Elle soupira à nouveau. La voilà donc la chose qui l’avait poussé à être loin de chez elle, et qui promptement l’obligeait à revenir sur ses terres.
—As-tu déjà eu ce sentiment, Alessandro, tu sais, au plus profond de toi que tu vas jouer un rôle majeur dans la vie de quelqu’un ?
À mon tour, je pris une grande bouffée d’air.
— S’il y a une chose dont je suis sûr, c’est d’avoir su reconnaître l’amour, au point d’être prêt de tout laisser tomber pour lui.
— Et de tout gâcher ?
Mes yeux s’égarèrent à la recherche d’une échappatoire à cette question inquisitoire.
— A-t-elle un nom ? Me demanda-t-elle.
— Que s’est-il passé ? Lui répondais-je.
— Je croyais que c’était le bon. Et je suis partie, car j’avais cette sensation que ce n’était pas la vie que je voulais. On attend tous cet instant où on est enfin deux, on le prépare et on sait qu’on sera heureux, et finalement… On foire.
Le constat était amer, cinglant. Il claquait comme un coup de fusil et me ramenait trop d'années en arrière. J'étais loin d’être un homme qui idéalisait le couple, mais j’avais toujours été à la recherche d’une forme de bonheur. Et je ne voulais pas être contaminé à nouveau par cette tristesse et les souvenirs déchirants. Dans ce décorum ouvert, elle était à un carrefour de sa vie. Que faire ? Comment l’aider ? De toute façon, elle ne pouvait pas repartir dans l’immédiat.
— Écoute, et si on changeait la donne ? Allons enterrer cette tristesse !
Elle me regardait avec ses yeux grands ouverts et médusés, à la fois surprise de cet aplomb et cherchant une raison.
— Risquer, c’est oser ! Pour une fois, laisse des décisions insignifiantes diriger ton existence jusqu’à demain matin, et quand tu repartiras, tu réaliseras que la vie a bien d’autres moments à offrir que de la tristesse et des pleurs.
Je l’avais touché. Son hésitation vacillait petit à petit.
— Arrête d’être invisible dans cette ville ! Allez viens, on s’en fout, on s’éclate, on fait les fonds et les bas-fonds. Tu vis ton avenir quoi qu’il en soit.
J’avais vaincu sa raison. Elle prit une grande respiration.
— Ok. Finissons-en avec les vieilles histoires. Je te défie de me surprendre. Tu as jusqu’au petit matin.
Sur ce, elle se leva, me tendit sa main afin de conclure le pacte et me décocha avec malice un " Allons-y et fais-moi rêver !"
Annotations
Versions