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Hier, les hommes. Demain, les hommes. Maintenant, les femmes. La nuit avalait le son de ses pas. Seul le froissement sec de sa cape, à l’humeur du vent, frappait les murs écorchés d'ocre du souk à l’abandon. Elle dépassa le petit groupe d’hommes subitement silencieux. Les provoquer ne servait à rien. Elle ne les prendrait pas ainsi à défaut. Ils guettaient les passages, attendaient la venue d'une proie. Patients, couards surtout, ils évitaient l’affrontement, charognes sans scrupules, à lorgner les vieilles, les mères et les enfantes. Hier légion invincible, aujourd’hui créatures miséreuses délitées entre chiens et loups. Fils du souffle de feu, fils de l’atome, fils de Lût, adeptes de la violence et de la destruction, lâches et libidineux, affamés et agressifs, elle les traquait chaque nuit, libérait les rues de cette espèce malveillante condamnée à l’agonie du sel et à la stérilité.
Un fracas de poussière noire fit claquer sa robe contre ses cuisses moites. La rafale enfila la venelle d’un hurlement, souleva un nuage de cendres argentées. L’aube approchait. Par delà les remparts, le désert apportait son parfum de mort, la puanteur du quartz vitrifié. Entre deux plaintes tièdes de cherghi, elle crut entendre un faible gazouillis. Elle s’immobilisa, tendit une oreille tremblante, avant de se raisonner. Ses sens se jouaient d'elle. D’une terrasse en surplomb, la carcasse sèche et grise d’un olivier la rappela à la raison. Aucune hirondelle n’avait braillé aux aurores depuis des lustres. Elle reprit sa lente procession dans la ville cimetière. Les autres ne suivaient pas. Elle avait perçu l’odeur de la peur en les frôlant. Ceux-là avaient su flairer le danger, cette fois en tout cas. Hier, les hommes. Comme le bétail effarouché, leurs troupeaux paniquaient sans comprendre. Demain, les hommes. Ils répétaient les usages sans apprendre de leurs erreurs. Maintenant, les femmes. Et ils en commettraient d’autres. Toujours. Les mêmes erreurs. C’est ça, les hommes.
La lumière des hommes est comme celle de la lune, lui fredonnait sa mère alors qu'elle était enfante. Elle dresse les êtres du limon comme les herbes grasses, gonfle les ventres fertiles comme elle grossit les mers, mais sa luisance vagabonde se ternit toujours de rêves noirs, et rompt le ban d’une violence insondée.
Mais sa mère avait tort. La lumière des hommes n’était qu’un mythe de bonnes femmes asservies. La violence, par contre, embrasait leurs esprits vaniteux. Leur fureur animale avait balayé les terres, cendré le ciel et vaporisé les eaux.
Un tourbillon de particules plongea ses griffes à l’humide de ses pupilles évasées. Elle rabattit de ses doigts gantés de bleu le tissu grossier du capuchon bordant ses paupières perlées de sel, son unique parade contre les éclats acérés de quartz irradié. Plus tard, elle lécherait ses plaies, longuement, brosserait à vif les cicatrices serpentines et les croûtes laiteuses de sa chair grivelée. Plus tard encore, mais elle ne devait pas y penser, plus tard viendrait la cataracte, puis la cécité, puis les cloques, les plaies, les escarres et leurs sérosités. Enfin, la paix. Mais ce serait pour demain, ça. Le demain des hommes. Maintenant, les femmes.
Sa mère… sa mère chantait la lumière des hommes, avant, à l'époque d’un hier lointain. Elle fredonnait le temps des couleurs, celui du chant des bêtes, du chuchotement des insectes et des insolantes caresses de l’été. Hier, les hommes. Qui avaient stérilisé le monde à grandes trainées d'atomiques. Le vent répondit à sa plainte muette d’un gémissement hostile. Elle dépassa les portes éventrées de la Koutoubia en ruine, visa l’angle d’un long mur blême criblé d’ombres orphelines, stigmate du dernier éternuement technologique des hommes. Les silhouettes enfantines, comme autant de spectres sidérés, froussèrent sur son passage. En prenant soin d’esquiver les fantômes de leurs regards noirs, elle traversa l’esplanade ensablée, puis s'enfonça dans les artères de la médina en friche. Maintenant, les femmes.
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