☿
Enrobé d'aurore, la gueule enfardée de cendres, le soleil ivre de grisaille peinait à se dégorger de sa froideur. Agonisant à ses pieds, des bâtisses aux plaies béantes se vidaient de leur sable doré. Entre deux giclées, leurs ossatures de pierre reflétaient des éclats sélénites. Aux hurlements des mouettes se disputant les premières gerbes de lumière maladive, elle hâta le pas, fuyant de honte les regards du jour comme une nuiteuse souillée par l’obscénité. La chasse avait été maigre, pourtant une odeur putrescente lui collait à la peau. Deux. Seulement deux êtres écœurants. Deux paires de valseuses retirées de cette foire aux monstres indécente. C’est tout ce qu’elle avait pu se mettre sous la dent cette nuit.
À trop prêter l’oreille aux murmures, les hommes devenaient méfiants, se groupaient dans les pénombres en bande, agressifs comme des rats acculés. Elle avait appris à se méfier. Ils devenaient dangereux lorsqu’ils sentaient venir leur fin, lorsqu’ils goûtaient ses griffes et découvraient qu’elle ne les laisserait pas se dérober à son empire furieux. Ils mordaient alors, et leur vie égrotante se débattait tant que leur sang n’avait pas caillé. On ne soumet pas une bête blessée, on l’achève, le regard plongé dans le sien.
Elle glissa son ombre dans un passage abandonné, fila à pas comptés dans un labyrinthe de ruelles et s’arrêta devant une vieille bâtisse flanquée d’un portail de bois délabré. Elle toqua trois fois, attendit, puis frappa deux fois encore. Derrière le mur de silence, petit à petit, un remue-ménage émergea. Des bruits de pas qui traînent, le claquement surpris d’un loquet rouillé, le frottement plaintif d’une lourde pièce de bois dérangée dans son sommeil répondirent tour à tour à son code. Sans attendre qu’on l’y invite, elle poussa le battant et entra dans un grincement. Derrière la porte, la voix éraillée de la vieille maugréa quelques reproches qu’elle ne chercha pas à comprendre.
Sans dire un mot, elle traversa le patio en trois enjambées, glissa une lourde porte et, se frottant contre l’embrasure, pénétra dans le sas improvisé. Elle secoua ses vêtements lourds de poussière, activa les pales d’un ventilateur rouillé et secoua sous le flux d’air la paillasse drue de ses cheveux. Elle se pencha sur un seau d’eau saumâtre à l’allure de pot de chambre, trempa les mains dans le liquide bistre, saisit une brosse au crin dur et frotta minutieusement sa peau marquée de bleus de la dilution de teinture d’iode. Elle s’attarda longuement sur le crâne, sur le visage, sur les yeux, gratta de ses ongles chaque recoin, se brûlant la cornée et les muqueuses. Elle attrapa une bouteille en plastique jauni et fripé, remplie d’eau filtrée par la vieille, se rinça la gueule, les griffes, les pattes et enfin, les crocs. Elle se faufila hors du sas par une porte dérobée, traversa l’entrée et la pièce commune désertées, grimpa à l’étage, entrouvrit délicatement un lourd rideau. L’odeur tiède et aigre de vie grouillante la sortit de sa transe coléreuse.
En somnambule, elle avança dans l’obscurité de la chambre. Les respirations feutrées et les ronronnements fragiles de petits corps finirent de la désarmer. Ses yeux trouvèrent un point d’accroche dans l'opacité. Un filet de lumière grise perçait la lame fendue d’une planche fixée au volet. Il venait mourir sur un tapis de boucles brunes parsemé de bouquets de mains et de pieds nus. Elle inséra son grand corps de fauve maigre et élastique parmi le monticule d’enfants, se glissa sous un bras lourd de sommeil, pressa son visage contre la fragrance douceâtre d’une tignasse humide, dégagea la pointe d’un genou pressant contre ses reins et se couvrit de la jambe fautive. Elle inspira un grand bol de quiétude et sombra dans le sommeil bien avant que s’essouffle son soupir.
Annotations