1 – Des souriceaux pris au piège ?
— Ceux-là, non, vraiment, je vous les laisse. Trop dangereux pour moi.
C’est trop bizarre. Un côté de ma tête s’amuse de l’allure de cette étrange bonne femme. Son œil de robot semble tout droit sorti d’un film. De l’autre, je m’accroche à mon couteau, mon pauvre petit couteau à steak face à… Ouah ! Les pétoches !
Surtout ne pas le lâcher, comme me l’avait appris le Papé. Je dois nous défendre. Je peux le faire. Je sais que je peux. Je sais de quoi je suis capable, même si j’en ai pas envie. Vraiment pas.
J’ai dû trop me concentrer, je comprends pas tout de suite pourquoi elle recule. C’est comme si la lame de son espèce de bâton était encore à quelques centimètres de mon nez. Pourtant, elle a disparu du carré de ciel qu’elle a libéré en écartant notre toit de tissu.
Trop dangereux ? Elle a dit trop dangereux ? De qui elle parle ?
Mon cœur continue pourtant à jouer les tam-tams. Cette femme n’est pas seule, d’autres arrivent déjà. Leurs pas sont tout près. Trop près. Trop nombreux. Trop tard pour s’enfuir. Je m’en veux déjà de pas l’avoir fait avant, mais avec la P'tite, c’était pas possible. Je veux pas en laisser encore derrière moi.
Trois autres visages remplacent l’étrange personnage au-dessus de nous. Deux gars et une autre bonne femme, un peu plus âgée d’après ses cheveux grisonnants. Au moins des gens un peu plus normaux, cette fois.
— Ben alors, les minots, faut pas avoir peur comme ça ! nous dit celui de droite.
Comme si j’allais le croire. Ceux qui nous ont attaqué dans le tunnel il y a quelques semaines ont dit exactement la même chose.
— T’as pas plus réconfortant, comme parole ? Mets-toi dans la tête de ces gamins. Même moi j’aurais peur devant ta trogne !
Voilà l’autre gars qui répond pour moi, à croire qu’il a lu dans mes pensées. Sauf que le premier pouffe de rire. Cela doit être une vieille blague entre eux.
— Maman !
Le p’tit Théo. Il pleure encore, mais il réagit ainsi presque chaque fois qu’il voit une femme. Et celle qui est là ne le lâche pas des yeux. Il a dû l’attraper avec ses petits yeux de cocker. Ça marche presque à tous les coups. Elles craquent presque toutes avec son minois et ses petites boucles, même avec la crasse et la morve au nez.
— Où elle est, ta maman ? qu’elle lui demande tout doucement.
Elle fait la gentille, mais je me ferais pas avoir.
— Morte, que je réponds exprès avant lui, le plus dur possible pour pas montrer qu’en fait je crève de trouille. Faites pas attention à ce qu’y dit. Je l’ai pris avec moi pour pas qu’y soit tout seul…
Mais pourquoi je précise ça ? J’ai pris Théo comme tous les autres parce que sinon, ils allaient crever, les p’tiots. On allait crever. Ensemble, en s’entraide. Du moins ceux qui le peuvent. Je me secoue et décide de reprendre le dessus.
— Nous faites pas de mal, sinon !
Je sais bien que je fais pas le poids. Ils sont trop nombreux. Sauf qu’ils rigolent pas, comme je m’y attendais.
— Les pauvres gosses… Non, venez avec moi, vous ne craignez plus rien.
La vieille sourit. Elle tente de nous séduire. Je donne un petit coup de lame dans le vide, histoire de leur montrer.
— Cassez-vous ! Vous nous aurez pas !
— Du calme, me répond le grand dadais du milieu. Tout va bien. Tu vois, on n’est pas armé, on vous fera rien, c’est promis.
Il me fait un haut les mains, paumes en avant. De ces paluches, ma parole ! S’il me file une baffe, je suis cuit.
— Ouais, c’est juré, surenchérit le premier alors que lui aussi me présente ses deux mains vides. Moi, c’est Bruno. Lui, c’est Yacine, et la dame là, elle s’appelle Mathilde.
Ils ont pas l’air décidé à nous lâcher la grappe. Je sais pas quoi faire.
C’est alors que Titi me tire le pull. Je ronchonne que c’est pas le moment, mais il insiste.
— Quoi ?
— On devrait p’t’être…
Je tourne la tête. Je prends le risque, parce que oui, ça se voit qu’il est inquiet, mon Titouan. Et oui, je l’entends bien que ça pue. D’entre les bras de Léonie, un bout de couverture dévoile la P'tite, toute blanche comme la mort, la respiration sifflante.
— Oh mon dieu ! Il y en a un autre !
La dame insiste, comme affolée, demande ce qui ne va pas, si elle peut faire quelque chose. Elle invite ses potes à reculer, essaie de nous rassurer. À moi, elle me conseille de regarder tout autour, que je verrai qu’ils sont pas là pour nous faire du mal, juste pour aider ceux qui en ont besoin.
Mes amis ne pleurent plus. Elle a même pas profité quand j’ai viré de bord pour jeter un œil à la P'tite. C’est vrai qu’ils auraient déjà pu nous attaquer. On est que des gosses, même s’ils savent pas de quoi je suis capable. Alors je fais comme elle m’a dit. Sans pour autant relâcher mon attention, j’suis pas con.
Ça fait longtemps que j’ai pas vu autant de monde. Certains sont armés, avec des vraies armes à feu, d’autres non. Ça distribue à boire, des couvertures, et il y a même des docteurs. C’est peut-être les tasses fumantes qui m’ont fait craquer. Je serre toujours mon couteau dans ma pince, mais je repousse les planches qui servent de porte à notre cabane improvisée. Elle nous a bravement bien servie ces dernières semaines.
La dame s’est reculée. On commence à sortir, nous aussi sans se précipiter, prudents. Sauf Léonie qui n’arrive pas à se lever à cause de la P'tite.
Je surveille nos visiteurs, alors que la vieille se rapproche d’un pas, puis d’un autre, sans nous brusquer. Elle s’accroupit pour demander à Léonie si elle peut regarder. Elle pose sa main sur le front de la P'tite, fait une grimace qui la quitte pas vraiment quand sa paume caresse la joue creuse. Elle nous inonde de questions.
— Il a quel âge ? Il s’appelle comment ? Il a mangé quand pour la dernière fois ? Et quoi ? Il a bu ?
— C’est une elle. Je sais pas, elle doit avoir que deux ou trois ans et elle parle pas. On n’a jamais su son prénom. Et manger, ben… Il y a deux jours, je dis tout bas tellement ma gorge me fait mal, toute serrée tout à coup. Des cailloux…
Comment oublier ça ? On l’a vu trop tard. Elle jouait par terre, comme tous les gosses de son âge. Mais comme nous, elle avait faim, alors elle a pris ce qu’elle a trouvé.
— Par ici, s’il vous plaît, vite !
Après, j’hallucine. Un bon moment, je crois. Ça vient par tous les côtés. Je reconnais des docteurs avec leurs blouses blanches pour certains, ainsi que d’autres gens. Ça nous entoure, ça nous questionne, ça nous enveloppe et ça nous emmène vers des camions et des tentes. Une sorte d’énorme camp. En chemin, Léonie se rue d’un coup vers un gars à grosse barbe grise qui marche dans notre direction, un paquet de couvertures dans les bras.
— Bah ! Et bien alors ? qu’il a fait tout surpris de la petite bombe qui vient de le percuter.
Pas en colère pour deux sous, il demande à ce qu’on le libère de son chargement, puis il se penche vers la bouille de Léonie collée dans son ventre. Ses petits bras n’arrivent pas à en faire le tour. C’est qu’il est un peu large, le gars.
— Viens là, ma pauv’puce.
Et elle saute dans ses bras, le serre très fort. Et elle se met à chialer, ma Léonie. Des gros sanglots, encore et encore. Alors, il la câline et la berce à la fois.
Ça me donne aussi envie de pleurer. Je sais pas pourquoi. Pas par jalousie, quand même ? Je suis un grand, ça fait longtemps que j’ai plus l’âge pour les câlins. Léonie je crois pas non plus, ou c’est peut-être parce que c’est une fille. C’est peut-être contagieux, les pleurs.
Ou parce que…
On nous fait monter dans la benne d’un camion. C’est tout blanc soleil, avec plein de lits, sauf que ça sent le médicament. Et c’est tout propre ! J’ose à peine avancer parce que ça fait un petit moment que ma peau a pas rencontré un savon. Sauf qu’on n’est pas tout à fait les seuls dans cette situation. Il y a déjà d’autres gens qui ont l’air aussi mal en point que nous. Alors j’y vais. Et puis je veux pas laisser les copains tous seuls.
Et le rêve continue. On avait faim, on avait soif, on sirote une bonne soupe. On tremblait de froid, des vêtements tout propres nous réchauffent. On avait peur, on se cachait, on nous parle, on nous cajole, on nous lave et on nous soigne. Pas toujours dans cet ordre-là, mais comme c’est parti, on va tous y passer.
Un grand type est entré. Un noir avec des dreadlocks.
Le morceau ! Super grand, oui, et costaud, avec un cou ! Super large ! Il aurait pu être acteur de film de super-héros aux côtés de Black Panther, à condition de lui couper ses cheveux. Il fait son tour, comme en inspection, mais tout le monde reste relax et discute avec lui. Si c’est un chef, oui, il est cool celui-là. Il a dû remarquer que je le reluquais, il vient vers moi.
— Bonjour, qu’il me fait avec un air sympa.
Il me tend la main, comme à un adulte, et il me dit qu’il s’appelle Mahdi. J’agis machinalement et lui serre la pogne. Je m’attendais à ce qu’il écrase ma main, toute menue à côté de la sienne – parce que lui aussi s’il te file une baffe, t’es foutu – mais pas du tout.
— C’est toi qui prenais soin de tes petits camarades ? Tu peux être fier de toi, tu sais, ajoute-t-il quand je hoche la tête. Tu t’en es bien occupé.
Je sais jamais quoi répondre aux compliments, alors je cause pas. J’essaie de me donner un genre, même si ça devrait le faire marrer vu le petit gabarit tout cracra que je représente à côté de lui. Et je dois avouer, c’est pas la peur qui me fait trembler les mains quand je reprends le bol de bouillon qu’ils nous ont amené après avoir vérifié qu’on n’était pas blessé. Il a pas l’air lourd pourtant, ce petit bol. Mais je sais ce que ça veut dire. C’est une autre façon d’avoir faim.
Le grand gaillard va ensuite voir la P'tite. Elle est tout près et paraît déjà moins blanche dans sa jolie blouse à pois jaunes. Je soupçonne un effet de la poche reliée à son bras. Une perfusion avec tous les médicaments qu’il faut pour qu’elle guérisse, que m’explique Mathilde, la gentille dame. Sauf que la P'tite, elle bouge toujours pas. Et l’autre docteur qui lui parle, sûrement pour lui préciser ce qu’il en est, il fait une mine pas très joyeuse.
Tout sérieux, le grand type pose une main sur le front de notre petite puce, comme la dame l’avait fait tout à l’heure. Ensuite le voilà qui soulève sa blouse et pose son autre main sur son ventre. J’aime pas ça, alors je vérifie que mon couteau est encore sur la tablette à côté de mon lit, et je surveille. Pas question que j’en loupe un bout. Il a pas intérêt à faire le moindre truc bizarre. Elle est si petite en dessous de ses grosses paluches. Et bien maigrichonne…
Il reste comme ça un moment, puis il remet la blouse en place. Et voilà qu’il la soulève ! Elle est toute mollasse, comme une poupée désarticulée ! Non, vraiment, ça me plaît pas. Alors je me lève de mon lit et me rapproche, sans oublier de planquer mon couteau dans ma manche.
Il la prend contre lui, attrape une petite couverture pour l’en recouvrir, tout ça avec les mille précautions des mamans ou des nounous avec les bébés. Les papas, c’est plus rare. Ses doigts entourent sa petite tête comme une grosse araignée, pour bien la caler contre son épaule. Puis il s’assoit sur un lit et, comprenant sûrement que je partirai pas, il m’invite à m’installer à côté de lui.
On reste un bon moment comme ça, sans parler, lui qui quitte pas la P'tite des yeux, tout en se balançant en un rythme lent. Il se serait mis à chanter une berceuse que j’en aurais pas été étonné.
Et là, un petit pied qui remue. Suis un petit gémissement, du style qu’on fait quand on veut pas se réveiller. Elle qui n’avait plus émis un son depuis trop longtemps. Et elle remue encore, semble se blottir encore plus profond dans les grands bras du monsieur qui forment maintenant comme un hamac avec la couverture. J’en oublie mon couteau et me penche. Je jurerais que sa petite joue est plus rouge. Ou c’est le contraste avec le t-shirt noir du type. En même temps, elle doit avoir bien chaud là-dedans.
C’est tout calme. Je crois que je pourrais rester des heures comme ça. C’est apaisant de la regarder. Et ça a aussi attiré Titi, puis Théo, plus tard Léonie avec Enzo et Momo. Ils se sont posés par terre devant nous, enroulés chacun dans une couverture. À croire qu’ils attendaient qu’on leur lise une histoire.
C’est alors que la P'tite frotte son petit nez. Elle ouvre les yeux ! Et voilà qu’elle se soulève et regarde de droite et de gauche avec de grands yeux étonnés. La pauvre, elle doit pas comprendre où elle est à se réveiller comme ça, dans les bras d’un inconnu.
— Bonjour, toi ! qu’il lui dit. Ça va mieux ? Oui, hein. T’inquiète pas, tes amis sont là, tu vois !
Là, c’est moi qui chiale. Les autres sont tout joyeux, ils rigolent et font des vivats qui contaminent les autres adultes, malades et soignants. Moi, je peux pas, ça coule tout seul. Mathilde vient alors nettoyer la crasse de mon visage. Je comprends que c’est un prétexte, car son gant de toilette suit la ligne de mes larmes.
Je sais même plus depuis combien de temps on était tout seuls, et j’ai pas ressenti ça depuis que le Papé m’avait recueilli dans son abri, mais là…
On serait vraiment sauvé ?
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