3 – Ça fait déjà un an ?

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Un an… ça m’a filé le tournis.

Je sors.

Déjà un an que le monde est parti en couille.

Léonie m’appelle, mais je réponds pas, je continue vers le camion où ils nous ont installés. J’ai abandonné les autres, car pas moyens de la retenir et pas question de la laisser seule, mais je sais pas ce qu’ils deviennent et ça m’agace. Même s’ils peuvent veiller les uns sur les autres.

Mais à quoi je m’attends encore ? Tout se passe bien jusqu’ici. On nous traite bien, comme le Papé avant. Une preuve de plus juste là. Ça ronfle sévère. Théo et Momo ont même disparus sous leur couverture. Malgré la faible lumière des braseros, je les ai reconnus aux cheveux qui dépassent. C’est qu’on n’est pas les seuls. D’autres gamins livrés à eux-mêmes, comme nous, et des mamans ou d’autres femmes seules.

Je me sens très fatigué, d’un coup. Plus de colère, juste envie de dormir. Alors je me couche moi aussi. Sauf que le sommeil ne vient pas. Les literies sont un peu limitées, entre le tatami et le matelas gonflable, voire un simple sac de couchage pour certains. En attendant de retrouver un vrai lit, qu’on nous a promis. Mais c’est pas ça le problème. Par rapport aux dernières semaines, c’est le grand luxe. Non, il s’est passé trop de choses aujourd’hui. Et qu’est-ce que ça a joué au papa et la maman avec nous ! J’ai plus l’habitude. Depuis un an que…

Il s’est passé tant de choses ! Ils ont dit qu’ils nous interrogeraient. Pas comme des policiers, pour savoir s’ils pourront retrouver nos familles. Et aussi qu’ils savent qu’on a pas eu la vie facile, qu’on aura des gens à qui parler si on voudra, car ça pourrait nous faire du bien si on a des trucs qui nous font mal en dedans. Mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir leur raconter. Est-ce que je vais pouvoir tout leur dire ? Qu’est-ce qu’ils vont penser de moi, après ?

Les souvenirs reviennent. Les visages de mon père et de ma mère. Les journées d’école interminables, sauf quand on se marrait avec les copains. C’est que j’étais un vrai petit clown quand je m’y mettais, à user de fatigue ma maîtresse certains jours. J’étais pas le seul à avoir toujours la gueule ouverte. On croyait tout savoir. Marre de jouer aux grands, on voulait l’être, grand. C’est parce que nous étions intelligents, expliquaient des adultes pour excuser notre comportement. Faut dire aussi que l’outil que nous avaient donné nos parents pour les joindre en cas de problème, ou pour nous retrouver facilement, on y trouvait le monde entier ! Tout ce qu’on voulait, ce qu’on cherchait comme ce qu’on cherchait pas. Il y avait bien quelques sécurités, mais il s’en trouvait toujours un pour bidouiller l’engin ou qui avait un grand frère qui…, et retour à la liberté !

Sauf que petit à petit, au milieu des vidéos de chats, des tétés des filles, du catch et des challenges sont apparus des trucs plus flippants. Des discours où ça annonçait que tout allait péter. Ça craignait. Puis a suivi une variante : on va tout péter ! Et oui, ça pétait. Et de plus en plus souvent. Dans les vidéos, ça faisait déjà peur, autant la police plus blindée que des militaires, que certains grands ou tous ces adultes qui cassaient et brûlaient tout, même si les feux d’artifice, c’est rigolo. Jusqu’à ce qu’on soit passé devant les vitrines cassées et les restes fumants de la maison de quartier près de chez un de mes copains. On rigolait plus. On comprenait pas pourquoi tout ça, alors on est retourné sur les derniers challenges idiots à la mode sur la toile et nos bons vieux jeux vidéos.

Et puis un jour, les parents à la sortie de l’école étaient bien agités. Ça causait sévère, mais maman a préféré ne pas rester et on est rentré à pas précipités. Elle a serré ma main super fort avec les sourcils tout froncés, comme quand elle est pas contente. C’est le même jour que papa est rentré tout affolé le soir et qu’il a presque crié.

— Pas question, il ira pas à l’école demain !

Ils se sont disputés ce soir-là, jusque tard dans la nuit. Papa gueulait chaque fois qu’elle voulait allumer la télé, elle chaque fois qu’il regardait son téléphone. Ça parlait terroriste, nuisible, paranoïa, séparatisme, je comprenais pas tout. Maman semblait persuader que cela ferait autant d’effet qu’un pet dans l’eau, une expression à elle que j’aime bien.

Le lendemain, je suis resté à la maison avec maman. Papa est revenu de son boulot dans l’après-midi, plus tôt que d’habitude. Il pouvait pas bosser, car il avait des clients qui répondaient pas, qu’il m’avait expliqué. Ils ont moins gueuler ce second soir, beaucoup moins. Plutôt de grandes conversations à voix basse pour pas que j’entende. Mais j’étais aussi flippé qu’eux.

Je les ai surpris à trier les placards en pleine nuit, et au matin papa nous a laissé tous les deux pour aller faire des courses à l’ouverture du supermarché. On avait déjà de bonnes réserves, mais il voulait des produits frais, de quoi voir venir en attendant que ça se calme. Maman a tout bouclé derrière lui, à double tour avec le verrou. Il est revenu tout échevelé et avec un coquard. Mon père qui se bat ! J’en revenais pas.

— Pire que le covid, ils sont tous tarés !

Mais au moins, il avait réussi à sortir avec ce qu’il avait choisi, s’était-il vanté.

Les jours sont passés, puis les semaines. Les réseaux de téléphone se sont coupés. Impossible d’avoir des nouvelles de qui que ce soit. Papa est reparti pour trouver de quoi nous éclairer. Il est même revenu avec une bouteille de gaz, car là aussi ça coupait trop souvent. C’est con mais la chaudière à gaz, ça fonctionne pas sans électricité. La cuisinière, si, ça peut. J’avais pas pensé à ça avant.

Papa refusait toujours qu’on sorte, il avait trop peur. Il disait que les flics, le peu qui restait, ils étaient devenus plus cinglés que les autres. Avec maman, ils ont cloué des planches devant les fenêtres, en plus des volets fermés. Parfois, ça me rendait dingue de pas sortir. Jusqu’à ce qu’une nouvelle maraude passe. On appelait comme ça des groupes d’enragés qui passaient en gueulant, klaxonnant, menaçant, tapant sur les portes, les volets et les murs des maisons. On faisait le mort à ce moment-là, à se cacher dans la cave et prier je sais pas quoi qu’il y en ait aucun qui rentre. Un jour où papa a grogné sévère en remontant et en jetant un œil entre les planches pour voir dehors. Il est quand même sorti, bien que cela fasse une éternité que le tintamarre était terminé. Notre voisin d’en face, on l’a retrouvé par terre, inanimé. Il avait été tabassé. Pourtant, il a pas voulu venir chez nous, même si notre maison avait tenu jusque-là.

On a fait durer comme on a pu, mais même les placards se sont vidés. Il fallut trouver à manger.

Sauf que papa, il est jamais revenu.

Puis maman.

Elle m’avait pourtant juré qu’elle reviendrait.

Je savais quoi faire. Il me restait un autre refuge. Et faut dire que je trépignais d’y aller. J’y serais déjà allé, sans maman. Chez mon ancienne nounou, tout simplement. C’était une grande amie de ma mère, au point qu’on en avait les clés au cas où elle perdait son jeu. Pour moi, ma tata comme je la surnommais, c’était une seconde maman, avec un petit frère en prime. Il avait bien quatre ou cinq ans de moins que moi, mais j’adorais jouer avec lui. Un destin, je vous dis. Il s’appelait comme moi, Nahel, mais sans le h au milieu. Et qu’est-ce qu’on en a joué ! Quand une de nos mères nous appelait, c’était l’autre qui y allait, ou alors on faisait exprès de venir tous les deux. Même elles avaient du mal à se retenir de rire devant notre petit manège, et elle s’étaient mises à en jouer aussi. Là-bas, c’était mon autre maison, quoi.

Que devenaient-ils ? Surtout qu’un autre danger les guettait : que le père du petit revienne. Un type pas très fréquentable. Pas le pire, mais il s’était mis à débloquer quand tata avait voulu qu’ils se séparent. Jamais vu autant de sms arriver en aussi peu de temps sur un téléphone.

Il avait prévenu. Il avait menacé. Je viendrai récupérer le gosse. Mon gosse, et je m’occuperai de toi.

J’étais pas censé le savoir, mais voilà. Parce que quand il s’agissait de me faufiler sans me faire voir, pour jouer les espions, j’étais bon, et ça m’a servi, peut-être même sauvé, là dehors.

Et puis, maman était peut-être là-bas… Elle m’aurait pas laissé tout seul exprès, mais elle a pas pris les clés non plus. Elle était peut-être bloquée quelque part, non ? Et peut-être que papa aussi. C’était ce que je voulais croire, à l’époque. Et j’aimerais y croire, qu’ils sont encore là, quelque part.

Je suis parti de nuit, avec juste les quelques barres de céréales qui me restaient fourrées dans mon sac à dos. Un bout de croissant de lune n’éclairait pas grand-chose. Pour me planquer, j’avais enfilé un survêtement noir. Je le mettais parfois pour faire le ninja. Efficace pour se faufiler entre les voitures, les baraques, les poubelles, tout ce qui pouvait me cacher. Bon, ça a peut-être aussi été possible parce que j’avais que cinq cent mètres à faire dans des rues d’habitude super calmes. Presque que des maisons de bobos dans cette partie de banlieue. J’ai reconnu le chemin, le parc privé de la résidence de tata avec le bâtiment au fond. Une barre, mais pas de HLM, fermée avec barrière à code, comme dans les quartiers de riches. Sauf que la barrière gisait de travers, toute défoncée.

Par contre, ça bougeait, là-dedans. Pas bon signe. L’entrée principale, avec le feu de joie qui flambait devant et les ombres qui s’agitaient autour, les voix excitées ou les rires glauques, à éviter. Alors je fis le tour, slalomais entre les arbres autour de la résidence. Derrière, un petit bosquet comme l’appelait tata, une vraie forêt pour son fils et moi. Une où on ne pouvait pas se perdre. L’endroit idéal pour zieuter ce qui se passait dans les appartements. Pas d’électricité non plus, et pourtant de la lumière illuminait les balcons et les baies vitrées. Il fallait que je parvienne à la porte des caves sans me faire voir.

J’allais m’avancer quand je remarquais du mouvement sur ma gauche. Merde, j’avais pas vu ce camion, avant ! Il était là depuis quand ?

Je me rapprochais en restant derrière les buissons et les troncs. Un petit camion couleur clair, genre de ceux qu’on loue, sauf que je reconnais pas le logo, il fait trop noir. Des gens autour. Surtout des gars et peut-être une ou deux nénettes, difficile à dire. Pas sûr que ce soit de l’aide. Ceux de devant m’ont déjà pas inspiré confiance.

Des guns ! J’y crois pas, ils se croient dans un jeu vidéo, eux aussi !

Bon, ça veut dire une chose : passage bloqué par là aussi.

Ça puait le cramé, ça criait. Mais qu’est-ce qui se passait là-dedans ? Ils étaient devenus tous fous ou quoi ? Et tata et Nael, ils étaient encore là-dedans, au milieu de tout ça ?

Un hurlement. Un truc surgit par une des fenêtres brisées, vola une seconde avant de plonger vers le sol, quatre étages plus bas. C’est seulement là que le cri s’est arrêté, et que j’ai entendu des acclamations.

Dans la foulée, des pas dans l’herbe, tout près de moi. Une présence. Oh oui, il y avait quelqu’un qui passait pas là. Et la vache, y en avait pas qu’un ! Je me suis aplati, ventre à terre comme on dit. L’herbe glacée et humide a trempé mon survêtement, et j’ai attendu qu’il n’y ait plus personne. Et je me suis mis à trembler, de froid et de trouille, alors que juste devant mes yeux se tenait deux pieds dans l’ombre. Quelqu’un a chuchoté tout près.

— ‘Tain, Simon, t’es sûr ?

Une autre ombre de paires de pieds.

— Oui, pas prêts, trop dangereux, et maintenant, viens, et chut !

J’en pouvais plus. J’ai cru qu’ils partiraient jamais, qui que ce soit. Je sanglotais sans pouvoir m’arrêter, juste à me fourrer le nez dans ma manche pour pas faire de bruit, quoique je me demande comment ils ont fait pour pas m’entendre.

Qu’est-ce que je croyais en venant ici ?

Puis un tout léger bruit de moteur est venu jusqu’à mes oreilles. Vu la direction, ce devait être le camion de tout à l’heure. Et puis plus rien, mais j’ai pas osé remuer un pouce jusqu’à ce que le jour pointe son nez. Je crois que j’ai un peu somnolé, mais j’étais mal, je savais que je pouvais pas rester là. Tout raide gelé, tout crotté, un sale goût dans la bouche, j’ai eu un mal de chien à me relever, devant me remettre à quatre pattes le temps que l’envie de vomir ou de tomber s’en aille.

Tout était calme. Ça caillait un peu moins que dans la nuit, avec même un oiseau qui osait piailler. Plus rien ne semblait bouger dans les étages. J’ai récupéré le petit trousseau que j’avais enroulé dans un mouchoir pour pas qu’elles fassent de bruit dans mes poches, j’ai déroulé le tout avec précaution et serré les précieux sésames dans ma main. Alors je me suis lancé. Enfin, j’ai pas été loin. Mes jambes se sont arrêtées toutes seules, le temps que mon cerveau comprenne ce qui traînait pas terre, sur l’allée de bitume qui longeait le bâtiment et qui menait aux garages.

En dessous des fenêtres.

Je sais pas si j’ai crié, j’ai même pas chercher à savoir qui était le tas désarticulé, si ça avait besoin d’aide, si même ça vivait encore. Un instant plus tard, mon sprint, je l’ai repris sans réfléchir. Je me suis retrouvé à faire le tour de l’immeuble, à longer les grilles, à vouloir maman, papa, tata, n’importe qui, je suis qu’un gosse, merde !

Des voix m’ont arrêté. Je me suis accroupi pour voir qui c’était. Des types sont sortis, tranquilles, journée normale, si ce n’était que les sacs de courses, on les rentre d’habitude, et on n’a pas besoin de battes et de fusils pour en faire. L’un d’eux tenait un gosse par la main.

Mon cœur s’est serré.

Mon p’tit Nael , son père l’avait retrouvé.

Sa maman, qu’est-ce qu’il en avait fait ?

J’entendais pas bien ce qui se disait. M’intéressait pas d’ailleurs. Mon corps a eu l’idée tout seul de se mettre à plat sur le bitume tout froid. Pas le moment d’être vu. Pas envie de tester ce que cela donnerait. Je pouvais rien faire de toute manière. Encore maintenant, je me console en me disant que c’était son papa, qu’il lui ferait pas de mal, c’était son fils quand même. Il le tenait par la main, comme n’importe quel papa…

J’ai glissé sous une voiture garée là, le temps qu’ils dégagent tous.

Je sais pas comment j’ai trouvé le courage de me relever. Pour pas crever là, sûrement. Quitte à pas être venu pour rien, je me suis dirigé vers l’entrée de la résidence. À mon tour d’y entrer. Le jour confirmait ce que j’avais deviné dans la nuit. Des poubelles cramées, le parc pour enfant tout crotté. Vraiment crotté, vu l’odeur. La porte d’entrée de travers, sortie de ses gonds, et les vitres constellées de fissures en étoiles et en éclairs. J’errais dans les couloirs, passant d’étage en étage par les escaliers, jetant un œil de temps à autre par les quelques portes ouvertes d’où émanaient parfois des chuchotements, des gémissements ou des pleurs. Certaines avaient tenues, d’autres non. Et de ce que je décelais, là aussi ce n’était qu’objets renversés et cassés.

À l’étage de tata, je devais passer devant la porte d’un appartement où logeait un autre gosse de la résidence, un qui pouvait pas me voir en peinture, parce que j’avais pas le bon teint selon lui. Il se trouvait drôle, c’était un grand du collège. Et bien je risquais pas de le croiser l’année prochaine, que ce soit au collège ou ailleurs, pas seulement parce que l’école, les collèges, c’était pas parti pour qu’on y retourne.

Aplati ventre à terre comme je l’étais encore il y a peu, il gisait au milieu de son salon, le cou un peu trop de travers à mon goût. Ses yeux étaient ouverts mais tout bizarres. Là aussi, je me suis pas approché, j’ai plutôt fui à travers le couloir, jusqu’à la bonne porte.

— Tata ! j’ai appelé.

Mais seule une plainte sans fin m’a répondu.

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