4 – Tout le monde était devenu fou ?

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J’ai cru un instant que ces gémissements m’avaient poursuivi jusqu’ici, que c’était ma tata qui s’était levée et sanglotait en marchant vers moi avec les mêmes yeux bizarres que ce crétin qui m’embêtait parfois lors de mes visites. Je voulais pas de ma tata comme ça, sous cette horrible image, je lui criais de redevenir comme avant. En fait, c’était un cauchemar. Je me souviens. Je me trouve dans la remorque d’un camion. Et il y a bien quelqu’un qui pleure, un autre gamin que sa maman berçait contre elle. Je les discerne contre la paroi grâce aux braseros disséminés entre nous tous, des appareils fabriqués de bric et de broc.

La maman s’est mise à fredonner tout bas. Je me laisse bercer moi aussi par cette musique, quand tout à coup j’ai un coup de panique. Je me redresse aussi sec pour les chercher. Ils sont bien là, tout autour de moi, mes potes de galère. Ils dorment bien sagement, sauf Théo qui me prend la main et referme ses yeux, comme pour dormir encore, ce qu’on fait tous au final. À moins que je rêve qu’on dort…

Le matin, on a droit à un petit déjeuner, à dose limitée mais royal par rapport aux dernières semaines : des jus de fruits, des biscottes ou du pain, un peu de beurre… Dire qu’à une époque, j’aurais râlé de pas avoir mes céréales. Papa croyait pas si bien dire quand il me disait que je devais profiter de ma chance. Puis ils nous annoncent qu’ils vont nous emmener dans un autre endroit, un lieu sûr en attendant de nous trouver un foyer. Je demande après la P'tite. Ils me rassurent de suite, et en effet, elle est déjà dans le bus dans lequel ils nous font monter.

Décidément, ils ne font rien d’ordinaire. Le bus est peint en blanc avec un gros logo dessus. L’intérieur est aussi transformé. Dans une partie, des couchettes et des rangements font penser à l’intérieur d’une ambulance, avec tout un attirail pour soigner. L’autre partie n’est pas modifiée. Des personnes sont déjà installées dans les sièges, sûrement prêtes à être emmenées avec nous. Pas toutes aussi en forme que la P'tite, en tout cas moins que nous. Mais les pires montent derrière nous, certains sur brancard, pour être installés sur les couchettes médicalisées.

La P'tite est déjà sur une de ces couchettes. A ses côtés se tient une infirmière portant le logo du bus sur sa blouse. Une tête de lion traversé par un bâton avec des serpents enroulés autour. Ce doit être ce qui permet de reconnaître les gens d’une même équipe, là tous ceux qui travaillent avec les médecins.

Notre puce ne parle toujours pas, bien évidement, mais quand elle nous voit, elle nous tend ses petits bras avec son minois toujours aussi sérieux. On est content nous aussi de la retrouver, même si Théo en profite pour lancer son interrogatoire habituel à l’infirmière. C’est qu’il en a eu, des mamans potentielles, depuis hier. Alors que la dame répond par la négative avec cet air désolé que beaucoup ont eu, un petit surnom mignon au passage, Léonie complimente le joli nouveau pyjama de notre puce, dont le haut arbore une grosse grenouille qui flashe sur le jaune clair. Y dépasse encore une perfusion, c’est pour ça qu’on va où ils nous ont dit, une sorte de communauté spécialisé dans les soins hospitaliers. Ils nous emmènent tous pour pas nous séparer, et ils en profiteront pour nous faire un bilan médical.

Enfin, s’il faut les croire… Ils ont l’air cool, mais au cas où, j’ai gardé mon couteau.

Avant même que le bus démarre, voilà Léonie qui oublie d’un coup la P'tite, qui se rue contre une des vitres et fait des grands coucous avec la main en criant, puis qui sort. J’ai compris pourquoi. Des motos se sont postées autour du bus. Sur l’une d’elle, je reconnais le père Noël de Léonie. Ça provoque de la bonne humeur, mais aussi de la discussion, car Léonie veut faire un tour sur l’engin. Et elle est pas la seule. Une épidémie parmi nous, les gosses. Ça butine autour des machines, ça s’éclate quand le motard accepte un petit tour en rond. Des comparses l’imitent devant le surnombre. C’est qu’on n’a plus vu ça depuis un bail.

Léonie est la plus têtue, ou la chouchoute. Son Bernard finit par aller chercher son side-car et elle termine dedans.

— Surtout, si je te le dis, tu fermes aussitôt le capot, compris ! qu’il lui dit.

Cette escorte doit en fait nous protéger sur une partie du chemin, le temps de retrouver des camarades pour les relayer. Les armes qu’ils trimbalent avec eux, ça doit pas être pour faire joli. Mais Léonie, elle s’en fout. Elle s’amuse.

Je me demande si ça vaut le coup, parce qu’on va vraiment pas vite.

La tête contre la vitre, j’en profite bien quand même, du paysage. Mais mes pensées divaguent et me ramènent sur ce terrible jour, bien aidé par certains décors qu’on dépasse. Seuls les coins de nature ont pas trop bougés. Pour le reste, des routes vides, quelques bâtiments calcinés ou au moins tagués, des vitres cassées, rien de bien joyeux en somme.

Tout cela me ramène chez ma tata.

J’ai bien compris que la personne par terre, derrière son immeuble, ainsi que ce sombre crétin d’ado, mais aussi ma tata, ils étaient morts. J’en avais jamais vu en vrai, des morts. Même quand mémé avait cassé sa pipe, mes parents m’avaient pas emmené la voir, trop jeune que j’étais d’après eux. Alors pour moi, la mort, c’était juste une grande boite en bois et une cérémonie ennuyeuse à mourir avec des gens qui pleurent. Et oui, j’avais pleuré aussi, c’était ma mémé quand même.

Mais sur le moment, devant ma tata qui regardait le plafond sans le voir, je sais plus trop ce que j’ai fais.

Le moment suivant, je caracolais à travers les champs, ceux qu’il y avait derrière le bosquet mais qu’une interdiction bien ancrée nous servait d’argument pour rêver d’y aller sans jamais oser le faire. Ben là, c’était fait. C’est que je réfléchissais plus. Tout éteint, juste partir de là, n’importe où ailleurs. Et j’ai ainsi passé un premier champ, un deuxième dans la foulée sans que personne m’arrête. J’ai dû battre mes propres records, c’est pas possible. Ce furent mes jambes qui déclarèrent forfait. Je me suis vautré, ajoutant de la terre sur les traces d’herbe et de cambouis.

Le sang sur le côté de son visage et tout autour d’elle par terre ne me sortait pas de la tête.

J’ai fini par trouver une espèce de cabane fabriquée de vieilles planches et de plaques de tôle dans un jardin. Personne à l’horizon, juste des bouteilles et des conserves. J’avais même pas de couverture ou de quoi me laver. J’étais parti de la maison comme ça, pensant trouver quelqu’un. Persuadé de trouver quelqu’un. Sauf que non. Et tout seul, je sais pas quoi faire.

Alors je m’installe. J’y passe la nuit, puis une autre. Les bouteilles, je me suis fait avoir. Au goût, j’ai pas reconnu de l’eau. Une oui, mais la suivante, j’ai recraché aussitôt. Cela tenait plus de la planque d’un poivrot que d’un jardinier. Et justement, j’ai pas fait de troisième nuit, car le poivrot, il a voulu récupérer sa cahute. La trouille de ma vie, j’ai cru qu’il allait me tuer.

— Mais regarde-moi ça ! Qu’est-ce tu fous là, toi ? Et y m’a piqué mes affaires, ce p’tit enfoiré ! Un moricaud, pas étonnant, tous des voleurs. J’vais te faire voir, moi ! Dégage ! Dégage et retourne dans ton pays ! Tout ça c’est vous, hein, vous avez fait exprès, hein !

Un vrai frapadingue. Il arrêtait pas de hurler, essayait de me frapper, me traitait de nuisible, de cancrelat, de crouille au milieu d’un discours trop bizarre, pour ce que j’en comprenais. Où est-ce qu’il voulait que je retourne ? Ça n’avait aucun sens. Il confirmait le cerveau bousillé par l’alcool, ce dont me menaçait papa pour me dissuader si jamais avec des copains on avait l’idée de tester la picole. J’ai chopé mon sac aussi vite que possible et pris mes jambes à mon cou. Lui me remercia d’un ou deux coups de pied bien sentis au passage. Et de nouveau la cavalcade dans la campagne, accompagné cette fois d’un bien vivant qui m’a honni d’insultes et de charabia sans queue ni tête jusqu’à ce que je soit trop loin pour l’entendre.

Là aussi, j’ai couru à plus en pouvoir. J’ai mis un moment à me calmer, essuyant ma morve avec ma manche. J’étais plus à ça près. Il était temps que je réfléchisse. Est-ce que je retournais à la maison ? Et si les parents étaient rentrés, ils devaient s’inquiéter à mort ! Et puis, toutes mes affaires étaient là-bas. Ou est-ce que je continuais à m’éloigner de la ville, mais pour où ? Et sans rien ? J’ai pensé à un de mes héros préféré, ce gamin ninja, un orphelin que les gens de son village traitaient comme un pestiféré au début. Pourtant il avait une maison et à manger, donc ils l’aidaient, le logeaient et le nourrissaient. Moi, j’avais plus personne et j’étais au milieu de nulle part. Donc j’ai repris la direction de la maison. En faisant un bon détour pour éviter l’alcoolo autant que la résidence de tata, évidement.

À la maison, personne. Pas qu’il y ait pas de traces de passage, c’était pas ce qui manquait, mais pas par ceux qui avaient les clés. Ça avait été fouillé, les bibelots foutus à terre, les matelas renversés, troués par endroit, les placards grands ouverts, encore plus vides qu’à mon départ. Et la télé disparue, je me demande bien pourquoi. Les fenêtres cassées derrière m’ont servi d’indice pour savoir comment ils étaient entrés.

J’ai chopé mon matelas que j’ai traîné jusqu’à la cave, avec ma couverture et mon oreiller. Le seul endroit qui n’avait pas bougé. Faut dire que sans électricité, si on ne savait pas où était la lanterne ou les bougies, un peu dur de pas se casser la tronche et encore plus de fouiller les lieux.

Je me rappelle m’être tapé la tête avec la paume de la main. En m’amusant à me balader dans les moindres recoins, voilà que dans un vieux meuble tout au fond je tombe sur des bocaux. Des conserves de légumes et de confitures ! J’ai remercié mamie, même si ça faisait des années qu’elle était morte. Et puis après, j’en ai pleuré. On les avait complètement oubliés, ces conserves fait-maison. Tous. Peut-être que si les parents s’en étaient souvenus, ils seraient pas partis, et peut-être qu’on serait encore tous ensemble. J’ai eu un mal de chien à les ouvrir, mais ça vallait le coup. Le premier bocal ouvert à peine chauffé à l’aide de bougies chauffe-plat, j’étais reparti de plus bel. Impossible d’avaler plus de trois bouchées. Je me suis recroquevillé sur moi-même en appelant maman, en voulant qu’elle me prenne contre elle.

Souvent, je restais dans le noir, sans bouger, sans rien faire, juste à attendre. Une fois, quelqu’un était entré dans la maison. Je l’ai su quand j’ai entendu des voix venant d’en haut. Trop bien entendu. La porte de la cave ! Je l’avais laissé ouverte.

— Mais non, laisse tomber, y a déjà plus rien ni plus personne, insistait un des visiteurs. Ce serait pas grand ouvert, sinon. Les maisons de bourges, c’est les premières visitées de toute manière.

Ils sont partis assez vite, mais j’ai tremblé pendant des heures. Qu’est-ce qui ce serait passé s’ils étaient descendus et m’avaient trouvé ? Avec du recul, au final, cette porte de cave que j’avais oublié de fermer, elle m’a sauvé.

Les jours suivants, j’ai essayé de trouver de l’aide auprès du vieux voisin d’en face, celui que papa avait voulu secourir quand il s’était fait tabassé. J’en pouvais plus d’être tout seul. J’ai eu beau frapper, lui dire qui j’étais, il a pas ouvert. Je suis sûr qu’il était là, je l’ai entendu respirer. Ou alors c’était quelqu’un d’autre…

Cela m’a découragé d’aller plus loin, mais une fois que j’avais vraiment plus rien à manger, j’ai toqué ailleurs. Personne qui répondait non plus, ou ils voulaient pas. Les gens se planquaient et voulaient garder pour eux ce qu’ils avaient. Alors j’ai visité les maisons qui n’étaient pas fermées à clé ou qui avait subi un passage forcé. Souvent, on était bien passés par là, mais j’ai quand même déniché de la boustifaille. C’est qu’il y avait des vieux dans le quartier, certains même avec un jardin. Et les vieux, en général, c’est prévoyant. Alors du stock, certains en avaient, bien planqués dans les fonds des caves. Ils étaient pas observateurs, les adultes !

Je sais pas combien de temps s’est écoulé. Je savais plus quelle date on était depuis longtemps. Je sais juste qu’il commençait à faire chaud quand j’ai décidé de partir. J’avais écumé tout ce qui était possible et j’avais cessé d’espérer le retour de mes parents ou de qui que ce soit de confiance.

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