5 – Peut-on y croire ?
L’arrêt du ronron du moteur me sort de ma rêverie. Un arrêt, pour un passage de relais de nos gardiens. Toute heureuse de son voyage, Léonie remonte dans le bus et déverse aussitôt un flot de mots pour nous raconter ses aventures. Le reste du trajet, je suis plus attentif au paysage qui défile. On roule toujours sur de petites routes en pleine campagne, sans pouvoir éviter parfois des petits bleds, mais quelque chose a changé. Des planches à la place de fenêtres cassées, quasi pas de débris ou de voitures cramées, les routes plus propres, des murs fraîchement repeints, et surtout : des gens. Pas grand monde, mais le peu qu’on croise semblent travailler : un qui répare une voiture, un autre qui vend des légumes depuis une remorque, et il y en a même un qui dirige trois vaches vers une étable. Notre escorte à deux roues est plus détendue, pour preuve les échanges de salut de la main entre eux et les autres gens sur notre passage. Les pouces levés me rassurent. Et puis de nouveau le grand vide.
On ralentit. La route s’enfonce dans un tunnel. Sauf qu’on n’en sort pas. On débouche dans un grand hall, aussi animé qu’une gare presque bondée. L’infirmière qui s’occupe de la P'tite nous interpelle. Elle me demande si je peux gérer la perfusion alors qu’elle la prend dans ses bras, puis on sort. Ça circule dans tous les sens, j’en ai la tête qui tourne ! On se regarde les uns les autres, les copains et moi. Je suis apparemment pas le seul à flipper. Je vérifie la présence de ma lame dans ma manche.
— Vous allez rester ici quelque temps. Je sais que ça paraît un peu chaotique. Le bordel, si vous préférez, mais faut pas vous inquiéter. On fait tout pour s’organiser au mieux. Même s’il nous manque encore du monde… Vous voyez ceux qui ont le dragon sur eux ? Ils sont là pour nous protéger. Au moindre souci avec des nouveaux arrivants, vous pouvez faire appel à eux.
Qu’elle dit !
On la suit. Que des lumières artificielles. Je ne vois même pas la sortie au fond du tunnel qu’on vient d’emprunter.
— Ah ben en voilà une joyeuse petite troupe ! fait un monsieur lui aussi en blouse avec le logo du bus en s’approchant de nous.
Des dragons et des serpents, c’est des animaux à grandes dents, tout ça !
Il est aussitôt rejoint par une autre femme, et tous les deux nous invite à les accompagner après un bref conciliabule, sous prétexte de nous installer.
— J’veux pas qu’y nous séparent, gémit Titi.
— On va vous trouver un petit nid rien qu’à vous, où vous serez tranquille. Tous ensemble.
Pas le choix, pour l’instant, on suit.
On traverse ce grand espace. Il y a décidément plus de monde encore que dans le camp qu’on a quitté. J’en ai plus vu autant depuis longtemps, j’ai plus l’habitude. Je sais plus où donner de la tête.
Ça se calme dans les couloirs qu’on emprunte. J’essaye de pas perdre le fil pour retrouver le chemin au cas où. Ça sent de plus en plus l’hôpital, que ce soit les murs ou les odeurs, mais ensuite c’est un peu plus décoré. Et voilà que ça s’interroge encore entre adulte, avec d’autres. Une direction est désignée du doigt, vers notre chambre soi-disant. On finit presque au bout d’un couloir. Après, rien. Un cul de sac ça s’appelle, si je me rappelle bien. Une porte s’ouvre sur une grande pièce avec des lits, certains superposés et d’autres normaux. Enfin, le normal façon hosto. S’y trouve aussi une grande armoire en bois foncé et une table.
Le reste de la journée dans ce lieu étrange, cet immense sous-terrain sans fenêtre qui me fait penser aux bunkers dans les films, elle défile vite. Après un petit instant collation, on revient nous chercher pour nous fait visiter les lieux. Juste la section où se situe notre logement, mais c’est déjà ça. Au moins, on pourra trouver les toilettes et les douches tout seul. Il y a aussi une cuisine assez grande pour manger à plusieurs petits groupes et une salle de jeux. C’est qu’il y a d’autres enfants et des familles. Toute une équipe s’est présentée. Ils nous donnent quelques consignes, mais pas trop contraignantes. On est libres d’aller où on veut dans cette partie de la communauté, comme ils l’appellent, et de demander si on a besoin de quelque chose. Même si c’est pour parler, qu’ils feraient ce qu’ils pourraient pour nous consacrer du temps, même si parfois cela leur sera un peu difficile parce qu’ils auront beaucoup à faire. Ils s’en excusent par avance.
Quand on reviens dans notre chambrée, on s’aperçoit qu’une autre table a fait son apparition, une taille enfant avec ses petites chaises assorties. Et l’armoire s’est remplie de quelques vêtements. Ils nous promettent que nous pourrons en choisir d’autres dès qu’ils seront livrés, pour que nous puissions nous faire une garde-robe. L’infirmière qui s’occupe de la P'tite, la même que ce matin dans le bus, est encore là. Je demande combien on devra les payer pour tout ça. Ils éclatent de rire.
— Mais rien du tout, mon grand. Tout est gratuit !
Je me rappelle de papa quand il parlait tout seul devant les infos à la télé. “Il y a toujours quelqu’un qui paie”, qu’il disait. J’attends de voir ce que ça cache.
Ils nous disent qu’ils vont nous laisser tranquille pour aujourd’hui, pour nous laisser le temps de nous familiariser. Puis ils sortent. Je m’attend à ce que l’infirmière fasse de même, sauf qu’elle veut embarquer la P'tite.
— C’est rien, t’inquiète pas, c’est juste pour lui faire un scanner. Nous avons un peut plus d’inquiétude pour elle que pour vous.
Comme elle comprend que je suis pas près de la lâcher, elle me propose de l’accompagner. Je pourrais l’aider à trainer ce foutu mat à roulettes où est désormais accroché la perf de la P'tite, mais aussi la rassurer. Elle pourrait paniquer durant ces examens un peu impressionnants pour des enfants. Là, je suis coincé. Est-ce que je laisse encore une fois les autres tous seuls ? C’est qu’on reste bien groupé autour d’elle. L’infirmière paraît sincère quand elle réfléchit et hésite.
— C’est que… ça ferait trop de monde si je vous emmène tous.
Mais j’aime pas comme elle tient la P'tite, je sais pas pourquoi. C’est si calin une infirmière ?
La pièce en mène à une autre, celle qu’on voit par un autre écran. Là se trouve le top du top : le fameux scanner. La première fois que je vois ça de près. Josiane pose la P'tite sur la sorte de couchette tout en lui explicant comment cela va se passer. J’en perd pas une miette non plus.
Je peux pas rester avec la P'tite, ce qui n’est pas trop grave, car elle bronche pas. Elle se laisse faire, reste allongée, sans rien dire comme d’habitude. Elle a toujours été un peu comme ça, là mais pas là en même temps, du genre faites ce que vous voulez, je m’en fout.
Les gros appareils me fascinent, presque à m’en faire oublier tout le reste. Je crois que je fais marrer les deux dames, mais c’est pas grave. Celle qui est aux commandes se décide même à commenter ce qu’elle fait, ce qui me permet de comprendre un peu comment ça fonctionne tout ça.
D’autres blouses arrivent. Ça discute. Ils parlent de laisser du temps à la P'tite, à voir comment elle évolue. Je sais pas ce qui les inquiétait.
L’infirmière Josiane nous racompagne jusqu’à la chambre. Elle a l’air d’avoir du mal à partir. Elle cajole la P'tite, lui parle. C’est bizarre de voir cette inconnue prendre son petit visage entre ses mains, carresser ses joues. Elle nous demande de garder un œil sur elle, de l’appeler si besoin.
— Vous inquiétez pas m’dame, on a l’habitude !
Merci Léonie, parce que moi, je préfère pas lui répondre. Elle croit qu’on a fait quoi avant de la rencontrer ? Non mais franchement !
Enfin tranquille, on explore notre nouvelle tanière. En toute tranquillité en effet, malgré le barouffe qu’on doit faire à un moment. Enzo et Titi se sont lâchés, partis en plein délire. Et nous on se marrait aussi. Un instant de liberté, sans soucis. Ça m’a rappelé les moments chouettes quand on était avec le Papé. Un peu plus tard, ça toque. On est tout surpris. Plus aucun de nous ne bouge. Léonie finit par répondre le fameux oui attendu dans ce genre de situation. Sans regret tellement tout à coup ça sent bon. Un type nous amène à manger. Il fait une drôle de tête, mais pas longtemps. Il a dû tomber sur celle de Théo que la couverture entoure parfaitement bien, comme moulée dans le tissu, car il part dans un grand éclat de rire.
Après ce diner, on est tous crevés, les plus petits dorment déjà à moitié sur leur assiette, alors nous les grands, c’est-à-dire Léonie et moi, aidés tant bien que mal par Enzo, on s’y met. Enzo, il veut jouer les grands mais alors qu’il a qu’un an de moins que Léonie, il reste plus gamin. On fait comme à la maison, Les p’tiots au lavage de dent, avec de vraies brosses à dent ! Et au pieu toute la troupe, et nous pas longtemps après.
Et voilà que ça déboule encore, pour nous aider à nous coucher cette fois-ci. Trop tard, on les a pas attendu. Au moins, on leur a montré qu’on est des gosses bien élevés.
Au début, on s’est couché dans les lits. Des vrais ! Avec un chaud moelleux comme on n’avait plus connu depuis l’avant, quand on avait la vie normale avec nos parents. Du temps passé dans l’abri du Papé, on avait aussi chacun nos couches, de grandes planches de bois fixées aux murs qu’il avait amélioré avec tout ce qu’il avait pu trouver en paillasses, futons et couvertures. On s’en contentait, tout heureux qu’on était d’être à l’abri. Sauf qu’ici, il fait si bon ! Ou c’est d’avoir connu le froid inévitable et pourtant insupportable du dehors après qu’on ait du fuir. Pourtant le sommeil ne vient pas. Alors, les petits commencent à rejoindre les grands. Théo a démarré la danse en venant avec moi. Titi a suivi avec Léonie. Au final, on attrape matelas, oreillers et couverture et on fait un montage savant autour du lit de la P'tite. Pas qu’on ait besoin de se tenir chaud les uns les autres, non. Plutôt pour savoir que tout le monde est là, par son souffle, son touché, son ronflement. Sans compter qu’ici, c’était nouveau. C’est bête mais, un pied dans le dos, un bras sur une jambe, même un pied près de mon nez, et voilà que je me sens mieux.
Je suis un des rares qui a réussi à ouvrir un œil quand on a été visité la nuit. Peut-être parce que j’ai caché mon couteau un peu trop loin.
— Ben c’est mignon, tout ça !
— Chut, les réveille pas. Ils sont bien comme ça.
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