6 –  De quoi j’ai peur ?

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Le lendemain, je laisse mon couteau où il est, car comme prévu, c’est notre tour. On est tous examinés de la tête aux pieds, poids, tension, prise de sang et compagnie. On reprend vite du poil de la bête, qu’ils nous disent.

— Surement parce qu’ils ne partent pas d’aussi loin que beaucoup d’autres. Ils n’ont pas toujours été seuls, je me trompe ? nous demande un des docs. C’est cela, non ?

Ils ont droit à un grand silence. Pas qu’on ai prévu de garder le secret, pas de raison que ce soit le cas. Mais le Papé, c’est le grand-père que certains n’ont jamais eu, celui qui a remplacé les parents que nous avions perdus, et c’est aussi le souvenir des autres, Elisa, Fredo et… Nico.

Les pleurs de Momo finissent par interrompre ce calme gênant.

— C’est le Papé qui…

Enzo, tout fou-fou qu’il peut être d’habitude du haut de ses sept ans, ne parvient pas à en dire plus et accompagne Momo de ses propres sanglots.

Nos soigneurs tentent de les réconforter. Par leurs paroles, je comprend qu’ils voulaient pas nous faire pleurer. Leur intention n’est pas de nous brusquer ni de nous forcer à évoquer des souvenirs tristes.

En revenant dans la chambrée, virement complet des émotions. Nous avons la surprise d’avoir des bras à notre disposition : des adultes tout disposés à réaménager les lieux “à notre convenance”. Alors des lits superposés sont démontés et placés côte à côte, en rang d’oignon, mais alors vraiment collés les uns aus autres ! Sachant qu’on pourra les écarter le jour où on le décidera. On croyait qu’on abuserait, qu’ils nous suivraient pas, mais ils nous approuvent. Et la P'tite se retrouve dans un lit à barreaux spécialement adapté pour son âge, placé en plein milieu de la rangé. Elle n’a plus besoin d’être reliée à cette horrible poche, alors c’est la fête.

Et puis les jours passent. Soit on nous laisse tranquille, soit on nous amène à manger ou des activités. Avec Sofiane et Manu, on joue. Avec Roselyne et Franck, on dessine. Sans rien nous demander, du moins au départ. Et Annie, aux passages plus rares mais ô combien meilleurs ! Elle nous apporte les gâteaux et brioches qu’elle prépare dans son village. Une autre communauté, d’après ce qu’on a compris. Une visite des plus réconfortante, et toujours dans la bonne humeur. Elle a été la première à applaudir la cabane qu’on s’est fabriqué avec des draps, des chaises et des manches à balai. Un super coin où se blottir, où on peut être tranquille. Bref, on trouve notre rythme, avec la P'tite qui va tellement mieux qu’elle n’est plus examinée tous les jours.

Moi, de mon côté, les moments où personne vient nous embêter, je reprends mon rôle préféré : le ninja. Seuls moments où je reprends mon arme. Je me balade dans les couloirs, je me cache parfois pour écouter. Très instructif ! Il y a bien deux parties dans ce grand bunker, une qu’on pourrait appeler un hôpital et l’autre ressemble plutôt à une caserne mixée avec un refuge.

J’observe les engins dans le hall principal. Des trous suspects dans leur carrosserie attirent mon attention. Après être tombé pile au moment ou un type sortait d’une pièce toujours fermée à clé, dans le bon angle pour voir ce qui s’y trouvait, mon intuition se confirme. C’était bien des impacts de balles, et la pièce en question, une armurerie. Une autre petite salle avec pleins d’écrans me rappelle celle du scanner, mais je comprends bien que la fonction de tout cet assemblage ici est toute autre. Des casques avec micro intégré comme ça me rappelle les centres de contrôle des aéroports. Et ce qui apparaît sur les écrans autant que le discours de la personne installée à ce poste confirment mon idée.

Lors de notre quatrième jour, je passe devant une grande porte qui me dévoile un lieu rempli d’adultes. Je m’inscruste à la réunion. Ou un cours, je ne sais pas. Les deux gus devant, je doute que ce soit des profs, car ça gesticule beaucoup. Ils expliquent à des gens, des réfugiés comme nous, comment fonctionne le groupe dont ils font partie. A force de beaux discours accompagnés de jolis mots et de dessins pas toujours jolis sur un chevalet, ils tentent de persuader leur public que l’idéal soit que chacun trouve sa place et participe comme il le peut. Un des modèles le plus efficace, d’après eux.

— On ne s’en sortira que grâce à l’effort de tous, ou du moins d’un maximum d’entre nous, clame un des causeurs. Seule l’entraide nous permettra d’améliorer la situation.

Je croyais que c’était la loi du plus fort, comme dans la jungle. Je comprends pas trop, surtout qu’ils disent que c’est pas du tout comme on l’a appris, dans la jungle, en réponse à une autre personne qui semble aussi pômée que moi. Une adulte, pourtant !

Je m’attends à ce qu’une corbeille de quête passe de main en main, comme je l’ai vu faire une fois, lors de la messe de mariage d’une voisine où les parents et moi on avait été invité, mais pas du tout. En fait, ils leur ont demandé si certains voulaient rester ici pour aider à l’accueil des prochains arrivés, pour des soins ou même pour rejoindre les dragons. Les autres seraient dispatchés dans des villages où ils pourraient contribuer à la reconstruction et au maintien de communautés.

— … Pour retrouver une stabilité. Une vie un peu plus normale, quoi…

Des mains se sont levées au son de questions de plus malpolis (on nous dit toujours qu’il faut lever le doigt en classe, à nous, les gossses !). J’en ai profité pour sortir.

Je me demande quand est-ce qu’on nous fera partir d’ici. Et pour où ? Ou alors ils savent pas quoi faire de nous… On commence à se sentir plus à l’aise avec tous ces gens, même si Josiane qui colle tout le temps la P'tite m’agace toujours autant. Et que ça cajole, et que ça papouille, et que ça caresse et berce tendrement, parfois même des massages ! Et voilà maintenant que la P'tite lui tend les bras quand elle arrive. Ce qui devrait me faire plaisir, déjà qu’elle le fait rarement avec nous. Elle reste trop longtemps sans réaction, toute molle, le regard vide. On s’est habitué, mais on a compris depuis longtemps que c’est pas bon. Le Papé lui-même s’en peinait.

D’ailleurs, le papé, et d’autres trucs qui nous sont arrivés, on finit tous par en parler à un moment ou à un autre, évidement. Mais j’essaie de tenir ma langue. Il y a des choses que je garde pour moi. Des choses que même lui n’a pas su.

Quand j’y repense…

Une fois parti de ma maison, j’ai erré seul sur des chemins inconnus. Des routes, des champs, des friches, parfois la forêt. Je savais plus où j’étais. Je mangeais ce que je pouvais, avec des résultats pas toujours très heureux lorsque j’expérimentais des fruits ou des plantes. La chiasse, c’était pas le pire. Rien à voir avec le choix d’une boite de céréales ou de chocolat au supermarché. Je m’estimais chanceux lorsque je tombais sur les habitations abandonnées, au moins pour dormir à l’abri .

J’oublierai jamais la peur. Une peur que le Papé et toute sa compagnie m’a permi d’oublier et qui est revenu quand on a été chassé. Une peur qui chaque jour augmente, à chaque silhouette humaine croisée. J’avais pas peur des adultes comme ça, avant. Mais là, avec ce que je les ai vu faire, pas seulement chez tata, je préférais ne plus m’en approcher.

Alors j’évitais au maximum les chemins trop fréquentés, ceux qu’il était évident de prendre quand tout allait bien : les maisons, les rues, les routes, les voies ferrées, tout ce qu’un citadin suivrait s’il se trouvait en pleine cambrousse et le téléphone en rade.

Surtout la journée.

Sauf qu’une fois, je devais avoir trop faim. J’ai pas entendu, ni même senti cette vieille s’approcher de moi.

Je cueillais des fraises dans un jardin. Une journée parfaite, grand soleil, et ce repas qui me tombait du ciel ! Ou plutôt de la branche. Quand tout à coup, un hurlement.

Elle a même pas prononcé un mot. C’est sa pelle qui a parlé.

Je n’ai même pas tout de suite compris ce qu’il se passais. Juste qu’en plus d’avoir faim et soif, maintenant j’avais mal. J’en ai vomi les quelques fruits que je venais à peine d’avaler.

Ça, c’était pas possible. J’avais faim, mais faim ! Je n’était plus qu’une boule qui fonçait sur la vieille que j’identifiait même plus comme telle, juste un obstacle qui m’empêchait de manger. Elle s’écroula, perdit sa pelle. Je tombais sur elle. Ses poings martellaient mon dos. Je me suis extirpé de là en rampant. La pelle se trouvait juste là.

Après…

La mamie s’était relevée. Elle était de nouveau par terre.

Et la fuite, encore.

Il n’y a qu’à Nico que j’en avais parlé. Je sais pourquoi. Le seul que je sentais capable de me m’écouter sans me juger, parce que lui aussi il… Je l’avais surpris à…

—Ça te pose un problème ! qu’il m’avait demandé.

Sur un ton méchant, un poil menaçant.

Ce qu’il avait fait ne pouvait pas m’en poser un. Et en même temps si. Depuis que le Papé était plus là, que même Elisa avait disparu, il devenait de pire en pire. Mais est-ce qu’on était pareil ?

— T’es sûr qu’elle respirait plus ? qu’il m’avait demandé.

Je sais pas. Je m’étais pas attardé.

Je saurais jamais, en fait.

Je suis debout. Je tiens la pelle. La pelle est une batte, une grosse batte. Je frappe la balle. Une grosse balle.

C’est tout ce dont je me souvient. Tout ce qui revient dans mes cauchemars.

Mon corps qui peine mais qui force, qui se projette pour que la pelle frappe.

Mon corps qui lâche.

La mamie par terre.

Mes jambes qui volent.

Et la peur. La peur qui tient les jambes. Jusqu’au bout.

Le bout : un arbre près d’une route, pas loin d’un embranchement avec un chemin de fer.

Ça, je l’ai vu quand j’ai repris connaissance. Mes yeux s’étaient ouverts sur les ramures, et sur ce qu’elles cachaient. Je m’étais redressé, me trouvais trop près de la route, pas envie de croiser quelqu’un. Alors j’ai regardé à nouveau entre les branches.

Elle était toujours là. Je rêvais pas.

Je me suis levé, j’ai démarré un tour de tronc, cherché comment faire pour monter là-haut. Les premières branches étaient trop hautes. En contournant l’arbre, j’ai déniché une échelle de corde. J’ai utilisé mes dernières forces pour grimper. J’ai cru qu’elle allait craquée, ou moi d’abord à cause des bras qui tremblaient, mais j’y suis arrivé.

Un miracle, c’est ça ?

Un miracle qui a pris la forme d’une cabane en bois. Une simple cabane dans un arbre. Une toute petite, bien à la taille d’un minus comme moi. Le truc que les gamins des villes ne connaissent que dans les films ou les dessins-animés. Je m’attendais à voir débarquer Huck Finn. Mais surtout, Huck venait d’être réapprovisionné. Merci à ce brave Tom ?

Comment c’était possible ? Au milieu de nulle part ?

J’ai pas cherché à comprendre. J’ai sauté sur la boite de compote.

J’ai profité de ce petit nid douillet, trop beau pour être vrai. Un sac de couchage et un coussin pour dormir, des bouteilles d’eau, des conserves et des paquets de gâteau… Fallait juste pas que ça me refasse le coup de la cabane du poivrot. Mais fallait déjà grimper à l’arbre. Suffisait de remonter la corde chaque fois que j’étais en haut pour être tranquille. Et j’y ai été tranquille. Jusqu’à ce que les membres du paradis du Papé me trouvent.

Encore une fois, bien de quoi me faire flipper. Je somnolais, la tête vide après un temps infinis à rien faire à part manger, dormir ou admirer le paysage à travers le rectangle de l’entrée servant autant de porte que de fenêtre, quand des bruits de frottements m’ont titillé l’oreille. Ça se rapprochait. Puis comme des pas sur le toit.

Pas possible ! C’est quoi comme bestiole ?

J’ai rampé à quatre pattes jusquà l’entrée de la cabane, tout doucement pour pas faire fuir la bête. Trop lourd pour être un écureuil ou un chat. Et je me rappelais pas d’animaux gros et dangereux dans notre pays, mais tout ça ne me rassurait pas pour autant.

J’arrivais au passage, le nez en l’air, quand tout à coup une forme a surgit. Une forme à ras de mon nez, poilue et avec des dents.

Je sursautais en criant. Mon bon me jeta en arrière.

La bête pouffa de rire.

— Gagné ! On en a encore attrapé un.

— Ouais, ben pas un courageux, on dirait ! ironisa une autre voix venant de plus bas.

La bête qui parlait avait une voix de fille. La tête à l’envers, une masse de cheveux ébourrifés encadrant son visage hilare, voilà la première image que j’ai d’Elisa. Qu’est-ce qu’on en a rigolé après. L’autre voix, c’était Nico. Fredo les accompagnait aussi ce jour-là. Et cette cabane, juste un piège. Mais un gentil, pour attraper les enfants perdus comme je l’étais et comme ils étaient presque tous.

La fille a fait une pirouette, un roulé-boulé en partie caché par le cadre de la porte, le tout dans une souplesse incroyable. Elle s’est tenue accroupie devant moi, m’a tendu la main avec un grand sourire.

— Viens, n’ai pas peur !

— Hein ?

C’est la première chose qu’ils m’ont entendu dire. Nico, apparu derrière Elisa, se retenait. Mais elle s’est pas moqué et a relancé son invitation.

— Où ça ? j’ai fini par demander.

— Chez le Papé. Tu verras, il a un super abri où on est plusieurs gosses. Il nous garde, car il aime les enfants. Attention, pas comme les pervers, là !

— Hein ?

Décidément, je percutais plus rien.

— Laisse tombé Elisa, il est trop jeune pour capter.

— Tu n’as rien à craindre, c’est mon grand-père. Il prend soin de nous tous. Moi je l’aide un peu, comme je suis la plus grande.

— C’est moi le plus grand ! avait réagi Nico.

— Mais ! T’es con ! La plus âgée… avait-elle corrigée après le soupir de celle qui est habituée à ses réparties.

Tous les trois m’ont emmené jusqu’à leur abri. Je m’étais pas trop senti le choix. Même s’ils n’étaient encore que des enfants eux-même, ils étaient trois. Et si on avait été au collège, ça aurait été des grands de 4e ou 3e.

Ils m’ont fait marché je sais pas combien de temps. Super long ! J’ignorais où nous nous trouvions, en tout cas encore moins qu’avant. Au détour d’une grande butte, Elisa m’a stoppé aussitôt en faisant un léger chut le doigt sur ses lèvres. Elle m’a montré ce que je devais voir : un fil de pèche. Rien dessus, mais ils m’informèrent qu’il enclenchait une alarme. Si nous ne nous étions pas arrêté, d’après eux, cela aurait fait un ramdam d’enfer à l’intérieur. Pas bête pour signaler l’arrivée d’intrus. Pourtant, il ne semblait ne rien y avoir de particulier là-derrière. Juste des végétaux bien touffus tapissant le fond d’un creux naturel. Sauf qu’une fois le piège enjambée, ils m’ont tous encouragé à descendre en plein dans les plantes. Après quelques claques de branches et de feuilles mécontentes d’être dérangées, une vieille porte en bois noircie par endroit, ornée de graffitis à d’autres, s’est révélée. J’ai compris ce que c’était.

Quand ils m’ont fait entrer dans le bunker, j’en menais pas large. Encore moins quand la porte s’est refermée.

Nous avons suivi à tâton la parois de droite sur quelques mètres. Durant ce temps, Elisa a sifflé un air inconnu. Un sifflement a répondu. Le mur se termina, notre balade aussi. Ça sentait la vieille pierre et l’humidité. Puis l’espace s’est progressivement éclairci. J’ai réalisé qu’une petite fille pas beaucoup plus jeune que moi, une lanterne à la main et des jumelles accrochées à son cou par une lanière, se tenait devant nous, dans le virage abouttissant à un large couloir à notre gauche. Ainsi qu’un autre fil à même pas dix centimètres de mes genoux, celui-là avec des casseroles, des boites de conserves vides et des cloches accrochés dessus. Je découvrais Léonie en même temps que l’axe principal de la structure. Diverses portes se succédaient de part et d’autre.

Ma surprise a été encore plus grande à la découverte du Papé. Un vieux bonhomme à moitié chauve sur le dessus et des cheveux tous longs tous blancs noués ensemble, les mains littéralement dans le caca : il changeait la couche de l’a P'tite à ce moment-là.

— Papé, on t’amène un nouveau ! s’exclama Elisa. Voici Nahel. Nahel, je te présente mon Papé. Et la chose qui pue le caca, là, c’est la P'tite.

— Oh, Elisa, comment tu parles de notre petite mascotte, voyons !

— Ben quoi, ça pue, non ? a ajouté une petite voix que je découvrais collé à Elisa.

— Et ça c’est Titi, Titouan de son vrai nom.

Momo était déjà là aussi, bien sage dans une des chambres qui se trouvaient au bout du grand couloir, un autre passage plus étroit sur la droite. Au fond, après avoir passé devant les rideaux nous servant de portes, un escalier en spirale serrée montait jusqu’à un trou dans le plafond. Léonie, avec ses jumelles, elle venait de là. Une cheminée d’évacuation qui nous servait de tour de guet. Le rappel que nous vivions dans une construction pour la guerre et pour des soldats, bien qu’on y trouvait un confort sommaire. Un confort qu’on a amélioré avec nos maraudes les mois suivants.

Ils m’ont tous super bien accueilli. Et plus tard, Enzo puis Théo sont venu complété notre petite bande. Et pendant un temps, je n’ai plus eu peur.

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