7 – Un mal pour un bien ?

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On a été forcé de quitter un paradis caché, voilà qu’on se retrouve dans un autre eden souterrain. Je sais pas combien de temps ça durera mais je compte bien en profiter. Cela fait bien plusieurs jours que je n’ai pas touché à mon couteau. La peur disparait. Je laisse même les copains sortir de notre chambrée, dans le couloir, les pièces communes, et même de plus en plus loin, bien que je doute qu’ils aient attendu mon autorisation. Enzo et Titouan sont bien du genre à n’en faire qu’à leur tête.

Parfois nous mangeons dans la cuisine partagée, parfois nous envahissons la salle de jeux où nous ne pouvons nous empêcher de nous mélanger aux autres enfants. Moi j’aime bien ces séances de cours bizarres pour les adultes, alors j’y retourne de temps en temps. Les mêmes sujets reviennent, car les élèves changent, et je pense commencer à piger pas mal de ce qui est raconté.

Oui, ils sont vraiment chelous ici. Ils font aller les adultes à l’école alors que nous, les mômes, on est traité comme des rois. Et moi je vagabonde libre comme l’air au milieu de tout ça. Que ce soit dans cette salle de classe ou ailleurs, j’écoute sans en avoir l’air. Qui ferait attention à un gamin en train de jouer aux legos ou de dessiner ?

En même temps, la population du coin, elle reste pas longtemps. Pleins de têtes disparaissent du payage, vite remplacées par d’autres. Ça désemplit pas trop, en gros. Sauf du côté médicalisé, où je vois bien qu’il y a des gens qui vont pas bien, parfois carrément dans un sale état. Je percute mieux pourquoi ils nous voyaient comme un bon lot, même si on est encore là, nous.

Un jour, je retrouve le grand type, le monsieur noir qui avait comme ramené la P'tite à la vie dans ses bras. Il est en pleine conversation dans une des salles communes avec un autre homme qui tient un carnet à dessin et… qui fait comme moi, quoi. Il dessine. Sauf que son style me parait bizarre. Je prends prétexte d’aller chercher un sirop à Enzo venu avec moi ce jour-là, histoire de mieux entendre ce qu’ils se disent. Le dessinateur se lève pile à ce moment-là pour montrer à l’autre ce que son oeuvre donne de loin. Du comptoir, j’entend mieux. C’est quand je les surprend à parler de peau que je capte : c’est pour un tatouage. Pour le coup, un dragon comme ça, ça peut faire super stylé.

Et voilà que le tatoueur m’interpelle au passage !

— Hey, et toi, gamin, t’en penses quoi ?

— Ouais, pas mal… que je fais en filant avec mon verre à la main sans demander mon reste.

Le grand noir aux dreadlocks me fait un grand sourire. Moi qui cherchais la discrétion !

Bon, j’aurais dû me douter que ce type n’était pas venu tout seul. D’autres personnes arrivent pour s’installer. Quand je reconnais parmi eux le Père Noël de Léonie, je donne le signal du départ.

À peine arrivé dans la chambre, Enzo ne peut s’empêcher de l’ouvrir.

— Léonie, ton motard, il est là !

— Où ça ? qu’elle bondit.

J’ai droit à un de ces harcelments ! J’ai craqué et cédé pour une balade tous ensemble jusque dans le hall principal. À ma grande joie, on fait chou blanc. Plus personne. Même en se dispersant.

Je regrette rapidement. Il y a trop de monde. Ça grouille de gens dont pas mal avec le lion au dragon sur les habits. Je trouve que ça chauffe un peu trop à mon goût dans un coin. Je sais que ça peut mal tourner. Deux jours plus tôt, ça a beuglé et crié à qui mieux mieux. J’ai juste entendu, mais ça devait pas être bien jojo. Deux paires de dragons avaient couru vers le ramdam, puis des docteurs, ou des membres de l’équipe des médics, comme ils s’appellent entre eux. En prévention, je tente donc de rassembler ma petite troupe pour les ramener vers notre chambre.

Tout à coup, une voix commence à gueuler.

— Vous allez me lâcher, oui !

Un gars gronde fort et s’écarte d’un petit groupe de dragons. Deux de leurs collègues s’approchent de lui, l’encerclent de loin, juste pour le rabattre et lui bloquer le passage.

— Un problème par ici ? demande un des deux.

Ça s’explique un moment. Mais la cible finit par brailler plus fort.

— … C’est MA femme, et j’irais si je veux !

Je le sens pas. On est trop près. Mais il me manque encore la P'tite et Léonie. Pas moyen de les repérer. Pas le choix, je pousse mes présents tout en fouillant la foule des yeux.

L’énervé est presque encagé par ces gardes lorsqu’il pête les plombs. Il fait de grands gestes, commence à taper pour se dégager. Tout ce qui le gêne. Un coup de pied et voilà qu’il pique un sprint, passe devant nous, fonce vers un couloir, écarte au passage tous ceux sur son chemin en dépit des protestations. Un dragon cause dans un talkie-walkie. Pourquoi ils bougent pas ? L’énervé a le temps de tracer quelques mètres quand j’aperçois une petite chose en train de jouer par terre, là, au milieu de tous ces gens.

La P'tite ! Droit dans la trajectoire qu’a pris le gars.

Il dévie à peine, bouscule un homme qui pousse un grand chariot remplit de plateaux-repas.

Le chariot roule, penche.

Juste à côté de la P'tite.

Puis j’entend un cri, un cri perçant, effrayant, juste avant un grand fracas.

— La P'tite !

Je suis paralysé, le cri encore dans les oreilles, dans mon crâne. Dans mes tripes aussi.

Je sais qui a crié. Je l’ai reconnue.

Josiane.

Pendant le cri, le chariot bascule.

La seconde suivante, au milieu des piailleries de la foule, une femme avec un baton blanc à la main me dépasse, court vers le type. Dans le même temps, une voix ordonne bien fort un « baissez-vous » général. Des cris se répandent…

Pan !

C’était le blond, une arme à feu au long canon à l’épaule.

Une silhouette ralentie, stoppe au loin, puis tombe. La femme au bâton s’est aussi arrêtée.

Ça beugle encore plus fort tout autour, ça s’affole, ça s’éparpille malgré des appels au calme.

Ça y est, mon cerveau refonctionne. Je les reconnais. La femme terminator, ainsi que sa copine un peu plus loin, à côté d’un blond. J’observe cette étrange nénette de dos. En pantalon noir et en débardeur blanc, son bras droit qui tient le baton abaissé, le gauche au poing aussi serré que son comparse. À droite, la main est bien gantée de métal. À gauche, c’est tout jusqu’à l’épaule. Avec la tresse…

Quand elle se tient comme ça, ça me rappelle trop le manga préféré de maman. Si elle avait été là, on aurait pu en blaguer. “Alors maman, tu savais pas qu’il y avait une sœur Elric ?” que je lui aurais dis en rigolant. Sauf qu’elle est pas là, maman.

La femme fait mine de cracher par terre, mais pour de faux.

— Ça, ça veut dire Ta gueule, et T’as tord !

Puis elle respire un grand coup.

J’entends un clic et un chlak. J’hallucine ! J’avais pas remarqué la lame au bout du bâton, que quand elle s’est rétracté dans l’arme !

Elle glisse le bâton dans une sorte de harnais dans son dos.

— Simon, tu me l’a piqué ! continue-t-elle.

— Désolé, mais c’est plus rapide.

Le Simon en question souffle alors une fumée inexistante au bout du canon de son arme.

— Arme à feu 1, bâton 0 ! s’amuse l’autre femme.

De l’autre côté, Josiane a déjà dépassé tout le monde. Elle se jete au sol toute bouleversée, repousse le chariot et les objets qui en sont tombés. Assiettes, verres et plateaux valsent au milieu de ses non, non, non, NON ! D’autres personnes la rejoignent, aussi pour s’occuper de l’autre type.

Je bugue, ne parviens pas à arracher mon attention du premier groupe. Je me crois à un match de tennis, passe de l’un à l’autre pour tenter de suivre les deux actions, alors que Théo me serre la main à m’en faire mal et que Momo me tire le pantalon.

— J’ai peur ! On y va ?

— Qu’est-ce que t’attends, faut qu’on aille voir la P’tite !

— Bon, fait miss Fullmétal en se retournant vers ses camarades. Tu m’en devras un la prochaine fois.

— C’est pas vrai, vous l’avez tué ! s’exclame un dragon de l’autre côté, alors que deux docteurs s’échinent sur le type énervé de tout à l’heure, plus qu’une masse allongée désormais.

— Oh ma chérie, viens là ! s’écrie Josiane alors que le chariot a valsé sur son autre côté.

— Oups, j’ai pas fait exprès, dit le blond. Je savais pas que j’étais si bon !

— Ma pauvre, qu’est-ce qu’on t’a fait ?

— Simon, arrête, ils vont finir par te croire.

— Mouais ! Un coup de chance, se moque sa copine Fullmetalgirl. Mais Simon, tu m’étonnes, quand même.

— Si tu as réagi, c’est que t’as vu quelque chose. Je te fais confiance.

— Wow ! Arrête de me fréquenter, je déteins sur toi !

De l’autre côté, Josiane serre la P'tite dans ses bras, l’appelle, lui demande si ça va avec des gros trémolos dans la voix. Je vois pas d’ici si notre puce réagit, ni même si elle est blessé.

— Allez, viens ! Nahel !

Malgré Enzo qui s’ajoute à la tirade des autres, je bouge pas.

— Je suis là, ma chérie, c’est fini, tu m’entends ! Tout va bien.

— Elle a raison, rien que des petits bobos.

C’est Fullmétalfgirl. Ella a beau ne pas avoir fait mine d’avancer en triturant sa ceinture bien garnie, je suis sûr que c’est pas à ses camarades qu’elle causait. Elle parlait trop bas pour ça.

Ça reprend à droite.

— Non mais c’est pas vrai ! Vous vous croyez dans un jeu vidéo ou quoi ?

Le premier accusateur. Il est désormais encadré par deux autres comparses.

— Il fallait agir vite. Non ?

— Yahel a raison ! en rajouta Fullmetalgirl. Pas le temps de jouer avec ce genre de danger, il faut les neutraliser !

— De cette manière ? Mais...

— J’ai pas le sentiment que ce type allait conter fleurette à SA femme, coupa le blond. Sans compter qu’un peu plus et il tuait la gamine au passage.

Léonie, je sais pas d’où elle sort. Elle gémit entre des gens, supplie qu’ils la laissent passer en forçant le passage. Elle y parvient, s’agenouille en s’excusant, qu’elle comprend pas ce qui s’est passé.

— Elle marchait à côté de moi et… Je sais pas !

— T’inquiète pas, ma grande, on s’occupe de ta soeur.

— Il n’y avait aucune raison de l’abattre comme ça !

— Ah ouais ? Regardez bien. Ah oui, c’est vrai, je triche un peu : moi, j’ai l’oeil !

Sa copine est à deux doigts de s’étouffer de rire.

— Si toi ou d’autres n’êtent pas content, ajouta le blond, tu sais quoi faire. Je suis à ton entière disposition pour en discuter.

— Ouais, enfin, si tu pouvais juste attendre, on a du taf qui nous attend ! ajoute Fullmetalgirl en reprenant la direction du couloir où se situe l’armurerie et la salle de contrôle.

— Fais ce que tu veux, dit le blond en s’adressant toujours à leur accusateur. Juste un conseil, vient aux prochaines missions, vois ce qui se passe dehors, et on en reparle quand tu veux. Tu peux même encore te joindre à celle qu’on prévoit. Je sens que ça risque d’être intéressant…

— Mahdi ! Tu peux pas laisser passer ça !

Mon grand noir est là aussi. Je l’avais pas remarqué. C’est lui qui est prit à partie.

Il secoue la tête, l’air navré.

— J’aimerais vraiment qu’il en soit autrement, mais…

— Mahdi !

— Simon te l’a rappelé, ce n’est pas à moi de décider mais à vous tous. Tu le sais, nous sommes tous responsables. Rappelle-toi juste que nous sommes en temps de crise.

C’est alors que, au milieu du brouhaha de la foule qui commence à s’éparpiller et dont une partie joue les bêtes curieuses, je réalise que quelqu’un pleure. Pas un pleur d’adulte, non.

Cette fois, c’est moi qui entraine la bande.

Nous sommes proches de la zone d’accident, ou la scène du crime, je sais pas encore comment appeler ça. Un des soigneurs qui s’occupait de l’énervé tend un couteau à l’accusateur de tout-à-l’heure. Enorme à côté de celui que je trimbalais, et que je regrette d’avoir laissé à sa place.

— Je crois pas que c’était pour se faire un steak, qu’il lui dit en fronçant les sourcils, de cette même tête qu’avait papa quand il avait un reproche à me faire.

À côté, la P'tite pleure. Pas juste chouiner ou pleurnicher, non. Elle y va carrément, à gros sanglots.

J’hallucine.

Le adultes décident de nous éloigner. Josiane garde la P'tite dans ses bras. Je ne vois que quelques écorchures. Je crois qu’elle peut aller jouer au loto, sauf qu’elle a pas l’âge légal. Une fois tranquille dans une salle d’examen, Josiane tente de l’écarter d’elle pour pour qu’on puisse l’examiner. On la tatonne un peu partout en lui demandant si elle a mal, mais tout ce qu’elle fait, c’est tendre les bras vers Josiane ou vers nous selon les obstacles. Josiane la récupère.

Toute la bande, on se regarde les uns les autres. On n’en revient pas.

— C’est pas vrai ! Qu’est-ce qu’elle a ?

— Elle est cassée, tu crois ? demande Théo.

— Qu’est-ce qui se passe, les enfants ? nous interrogent les docs affairés autour de Josiane qui ne cesse de cajoler la P'tite. Vous inquiétez pas, elle a presque rien.

— C’est pas ça, mais…

— Elle pleure !

— Oui, et alors ?

— Ben… elle a jamais pleuré…

C’était vrai. De tout le temps où je l’ai connue, pas la moindre larme, pas le moindre son. Même blessée, même fatiguée, même affamée, rien. Chouiner ou râler, oui, juste quand elle se débat pour aller ou faire ce qu’elle a décidé, ét encore. Et là, alors qu’une Josiane aux joues trempées lui caresse les cheveux, les joues, lui demande ce qui lui fait bobo tout en la couvrant de mots doux, ne la quitte pas du regard, notre petite continue d’y aller de tout son coeur, comme si elle devait dégager tous les chagrins du monde. Léonie se joint à Josiane, lui parle et essuie ses petites larmes alors qu’elle-même est pleine de morve. La P'tite se tourne un instant vers Léonie, vers nous, puis revient sur Josiane et s’accroche à elle de tout son corps.

— Mais… ça veut dire quoi ? Qu’est-ce qui lui arrive ?

— Elle doit avoir très très mal, non ?

On se questionne encore. Un des médics nous interrompt. Il nous demande aussi, encore une fois en fait, ce qu’on connaît de la P'tite, comment elle a vécu avant et pendant qu’elle était avec nous. Pour cette période, on peut répondre, mais pour le reste…

— On sait pas, seuls le Papé et Elisa auraient pu répondre…

— On va vérifier bien sûr mais… Je crois que… C’est bon signe. Oui, très bon signe.

— Allez, tout le monde se calme. N’est-ce pas ma Jojo !

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