10 – Plus jamais seuls ?

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— Tu veux savoir où elle est, hein ? Tu veux vraiment savoir ? Et bien elle est m…

— Non !

Je ne supporte pas ce que Nico raconte. Je ne veux plus l’entendre. Mes mains bougent toutes seules. Mais mes mains, c’est moi. Et sa tête toute ahurie derrière, qui s’éloigne…

— Nahel ! Je suis là, mon grand, c’est juste un cauchemar.

Le visage de la Jojo a remplacé celui de Nico, mais mon coeur se calme pas. Elle me câline la joue en m’affirmant doucement que c’est terminé.

— C’est bon, c’est rien ! que je la rabroue tout en me tournant pour me cacher sous ma couette.

Je veux pas qu’elle me chouchoute. Je la crois pas.

Heureusement, elle insiste pas.

Je me rappelle ce que le grand type m’a conseillé cette nuit. Alors je plonge dans mes souvenirs. Je cherche les bons. Enzo, la première fois qu’il a joué sur la balançoire du bunker, sa bouille encore toute pleine de crasse et de terre. Il se balançait doucement, comme s’il avait peur qu’elle se casse.

— Je rêve, c’est ça ? qu’il nous a demandé.

Cela a été le dernier à tomber dans le piège de la cabane dans l’arbre. Théo, ça a été différent. C’est moi qui l’ai trouvé. Le Papé nous aurait massacré s’il avait su qu’on s’était aventuré dans un grand centre commercial. On était persuadé qu’il n’y aurait personne. Les grands avaient procédé au repérage depuis longtemps. À force de guetter la bonne opportunité, ils ont vu du monde en partir. Tous ceux qui s’étaient abrités là en attendant je ne sais quoi. On supposait aussi les lieux bien dévalisés, ce qui n’était pas si faux. Mais si des fois on dénichait quelques fringues de plus pour le froid qui arrivait, on n’allait pas cracher dessus.

Je suis entré en premier. Pas par la porte principal, on n’était pas fous. Par la trappe qui servait aux convoyeurs de fonds. Normalement, ça s’ouvre pas comme ça, mais quelqu’un avait déjà défoncé la porte. Et Nico avait raison : j’était suffisament petit pour m’y faufiler autant que pour me faire discret dans un endroit aussi grand. Ça m’avait fait tout bizarre. Pas un bruit, les lumières éteintes, vendeuses et clients disparus, le bordel partout… Personne.

Sauf.

Au fin fond de la galerie marchande, un magasin de vêtements. Les rayonnages encore au trois-quart plein m’attirèrent l’oeil. Du vintage. Peut-être pour ça que c’est pas parti. Des miaulements feutrés titillèrent mes oreilles. Plus près, les miaulements se transformèrent en pleurs. La dernière rangée de la boutique, en-dessous des porte-cintres, une petite chose toute repliée sur elle-même. Je me m’étais agenouillé et lui ai parlé tout doucement, pour pas l’effrayer. Le souvenir de Nael m’avait remué à ce moment-là, à me demander où il pouvait bien être. Un petit groin tout mignon sous la morve me regarda.

— Tu es tout seul ? Tu t’appelles comment ? que j’ai ajouté après qu’il ai hoché la tête.

— Théo, qu’il m’a répondu tout timide.

— Tu veux venir avec moi ? J’ai pleins de copains super sympas là-bas.

J’ai pris sa petite main toute froide dans la mienne. Il m’a suivi sans broncher, tout fatigué. Je suis sorti comme ça, par la porte principale. La tête des autres. Ma toute jeune trouvaille a repérée Elisa. Il a plongé ses prunelles dans les siennes.

— Oh, il est trop chou, celui-là !

— Maman ?

— J’suis désolé, mon grand, mais…

Il a éclaté.

C’était la première fois qu’on assistait à son manège de demander à une femme si elle était sa mère, mais c’est la seule fois qu’il a autant pleuré, à s’en déchirer les entrailles. Ça m’a foutu les jetons, et Elisa a fini aussi trempée que lui avant d’avoir réussi à le calmer. Puis on s’est inquiété de sa santé, comme aurait dit le Papé. S’il avait soif ou mal quelque part.

— T’as quel âge ? lui a demandé Elisa.

— Quatre ans, qu’il nous a répondu avec trois petits doigts bien dressés.

— Oh ! Alors tu es un grand ! Tu veux manger ? Qu’est-ce que tu veux ?

— Du chocolat.

— Ah ben en voilà un qui perd pas le nord ! a réagi Fredo dont le rire fut contagieux.

Il restait justement une barre dans ma poche. J’ai jamais été aussi heureux de donner. Sa mine de bonheur pur quand il l’a dégusté ! Et il m’a redonné la main quand nous avons pris le chemin du retour, celui de sa nouvelle maison. Il l’a pas lâché tout du long. Et c’est moi qui l’ai présenté au Papé.

On n’a jamais été plus nombreux. Toute une fratrie qui s’est trouvée. Je veux plus perdre ceux qui restent.

D’ailleurs, c’est lequel qui tripotte ma tignasse toute crépue ?

C’est ma P’tite. Elle a dû grimper sur le lit. Elle est réveillé et habillé, concentrée à enfiler un légo dans mes cheveux.

— Eh coquine ! que je fais en lui touchant le bout du nez.

Je me redresse.

Sérieux, ils tiennent dedans !

Quand elle me tend une autre pièce, je la range moi aussi sur ma tête. Les autres, attentifs à ce qu’il se passe, finissent par ne plus se retenir. Josiane a disparu. Tout cela me redonne bien la pêche.

— Pourquoi vous m’avez pas réveillé, que je leur demande quand même.

— Jojo voulait qu’on te laisse dormir, me répond Léonie.

— Qu’est-ce qu’on s’en bas les c… de Jojo, que je me retiens, ce qui la fait grimacer.

C’est gentil de sa part, je sais, mais bon !

— T’es malade ? me demande mon Théo.

— Mais non, je suis juste une grosse feignasse !

Je décide de pas laisser la grognerie s’emparer de moi. Cela dérive en séance de chatouilles qui tourne en bataille d’oreillers, pour finir par une pluie de plumes. C’est joli. On en attrape des pelletés pour les relancer. Même la P’tite tend les mains pour en attraper. Juste les attraper, mais c’est déjà ça. Je repense à ce que j’ai entendu cette nuit. Je coince une plume entre mes doigts, je mets ma trogne face à la sienne, je souffle doucement. La plume s’envole haut. Elle la suis de ses petites prunelles bleues, puis se met debout pour la choper.

Avant, elle se serait carapater pour aller jouer dans son coin. Je l’ai même déjà vu se balancer d’avant en arrière sans rien faire d’autre. Ça me faisait bizarre. C’est ça qui les inquiète, les adultes d’ici ?

— Et bien, y aura plus qu’à ramasser tout ça ! constate un médic entré alors qu’on était en pleine action, sûrement attiré par le ramdam qu’on faisait.

Mais ça se voit qu’il avait plutôt envie de se marrer.

— Je parie que vous êtes pas cap’ de toutes les retrouver !

— Ah ouais ? le défie Enzo. Et s’il en reste ?

— Voyons voir… Pas de crêpe !

— Oh non !

Et c’est parti. On cherche partout. Et pourtant, on s’amuse toujours autant. Même quand on nous a fait participer à un atelier remplumage et couture l’après-midi. Jojo finit par remontrer le bout de son nez, mais je ne bronche même pas quand elle prend la P’tite dans ses bras tout en l’enveloppant de mots doux. Tant qu’on est ici, il faut bien faire avec, et si en plus elle aide notre P’tite… D’autant plus que c’est elle qui nous embarque vers la crêpe-partie promise.

On se retrouve tous dans la salle à manger principale, là où j’étais tombé sur Mahdi et le dessinateur l’autre jour. Sur notre table, une pile de rondelles dorés nous attend. En prime : sucre, confiture, coulis, et même une pâte à tartiner fabrication maison, carrément meilleurs que cette marque pleine d’huile. Tous les petits sont ravis d’avoir quitté le périmètre hôpital. La P’tite aussi, je suis sûr, même si elle le montre pas. Il n’y a qu’à voir comme elle dévore sa crêpe chaude sur les genoux de la Jojo, avec sa petite gambette qui bat la mesure.

Je crois savoir pourquoi on nous a emmené jusqu’ici : il n’y a jamais eu aussi peu de monde à cette heure. Derrière le grand comptoir, un monsieur qui ressemble au Phiphi de la télé en plus sympa fait sauter les crêpes. Un autre est installé au comptoir, tronche de pilier de bar avec le pif dans son verre. Le reste : juste deux autres tables occupées par deux dragons pour l’une, trois médics pour l’autre. Seuls le cuisinier et nous semblons heureux de nous trouver là.

Jusqu’à ce que ça s’affole quelque peu.

Un type de la team blouse de docteur entre en courant et chuchotte à l’oreille d’un des dragons. Celui qui vient d’avoir l’info doit jouer les répétiteurs à son collègue pendant que le messager se penche vers l’autre table et cause à ses collègue le plus bas possible.

— Voilà qu’y se font des messes basses, les saligauds ! Y causent de moi, j’suis sûr !

C’est le mec en train de boire sa bière qui vient de beugler. Je l’avais jamais vu avant. Il doit faire partie du dernier arrivage de réfugiers.

— Mais non, mais non, tu te fais des idées, lui répond gentiment le cuisinier.

— Te fous pas de moi, je l’sais ! J’sers à rien ! Voilà ce qu’y se disent. Sers-m’en un autre !

— Désolé, mon vieux, je te propose plutôt un café, ce serait mieux pour toi.

— Je veux une autre pinte ! Alors tu vas me la servir. C’est gratuit, non ?

— Gratuit ne veut pas dire qu’on peut abuser. C’est pas pour t’embêter, c’est juste que t’as assez bu.

— Ça au moins, j’suis cap’ de l’faire ! Ça fait du bien de picoler ! J’aurais dû le faire plus souvent, tient ! J’était banquier, chef de ma propre banque, ma propre équipe, tu te rends compte ! Et j’suis quoi maintenant ? Qu’est-ce que tu veux que je fasse si y a plus de frics ? J’suis plus rien !

Tout le long de cet échange, les deux dragons ont interrompus leur mystérieuse conversation. Ils se sont redressés, ont froncé les sourcils, se sont consultés du regard.

— On réglera ça après, que j’entends dire celui de droite avant qu’il se dirige vers le comptoir.

Il s’installe l’air de rien à côté du type.

— Je veux bien un café, s’il t’en reste, qu’il demande au cuisinier avant de continuer dans la foulée : vous vous joignez à moi ? à destination de son voisin.

— Faites ce que vous voulez, j’suis tout seul de toute manière.

— Mais non, je suis là. On va se tenir compagnie.

La table des toubibs s’active aussi, avec un volontaire qui abandonne ses deux compères. Lui aussi va en direction du bar. Il prend le tabouret de l’autre côté du type.

— Ça c’est une bonne idée ! Je peux aussi ?

— Allez, c’est parti, réagit le cuisinier. Trois cafés pour ces messieurs.

— C’est de la merde, vot’café ! On dirait la chicorée de ma grand-mère !

Alors que le mec crie son mécontentement, Josiane nous demande si on a terminé. Son ton est bizarre. Elle semble avoir perdu sa bonne humeur. Je remarque la P’tite qui s’est tournée vers elle et qui a fourré sa frimousse dans son gilet. Un peu en boule, comme si elle avait rapetissée. Et la Jojo, elle l’entoure bien de ses bras, comme une barrière de protection.

Ça y est, je tilte. Je commence à rassembler nos assiettes, mais alors que Léonie m’imite, voilà Enzo qui nous balance un Oh non ! Désespéré.

— Moi aussi, j’en veux encore, lance Titi tout en choppant une jolie crêpe toute dorée sur le plat qu’il a la chance d’avoir plus près de lui.

Alors qu’il pousse le plat vers Enzo pour qu’il se serve à son tour, le mec gueule encore. Bien fort, là. J’étais pas prêt.

— M’en fout ! J’vous dis, merde ! Tout ce que je veux, c’est retrouver ma vie ! Alors allez vous faire…

Je sais pas ce qui s’est dit juste avant, mais il semble pas prêt de rendre les armes. Et là, ça y est, mon petit clan a capté que ça sent le grabuge. Alors que certains se remettent de leur sursaut, Momo se tourne vers le comptoir en suçant son pouce.

— Tu vois ! Il y a des enfants, ici. Faudrait pas leur faire peur, tente le dragon qui encadre le poivrot.

— Hein ?… Oohhh…

Le type nous regarde, puis se fixe sur Momo qui n’a pas bougé. Je me demande ce qui le fascine dans cette petite bouille encadrée de ses cheveux noirs tous brillants et fraichement coupés au carré. En tout cas, il se calme direct.

Il finit par se retourner vers le comptoir avec un p’tit dernier :

— j’veux ma vie…

Tout plaintif. Puis plus rien. Le soufflé est retombé.

— Il a quoi, le monsieur ?

— Je crois qu’il est triste, répond Josiane à Titi.

— Ah !

Alors, Momo lâche son pouce, tend la main vers le plat, prend aussi une crêpe pour la mettre sur son assiette. Sauf qu’elle la mange pas. Ni une ni deux, elle se lève et va droit vers nos trois protagoniste tendre la gourmandise au type.

— Tiens, monsieur, c’est pour toi.

Il fait volte-face avec une tronche d’étonné.

— Oh, qu’il refait. C’est vrai, c’est pour moi ?

— Oui, comme ça, tu seras moins triste.

Il prend l’assiette comme s’il savait pas quoi en faire. Momo revient aussitôt s’asseoir, passe déjà à autre chose, alors que nous aussi on en est sur le cul. Enzo et Théo en rigolent, épatés. Jojo lance des félicitations, que c’est gentil, avec Léonie qui se joint à elle. Pendant ce temps, de l’eau a envahi les yeux du monsieur. Il pose son cadeau devant lui alors que les autres le tapent dans le dos pour l’un, l’autre lui adjoignant que tu vois, c’est trop mignon, hein !

Cela permet à nos derniers gloutons de finir tranquillement leur goûter. Et à moi de terminer ce que j’avais commencé. Serviable, je prends mon tas d’assiettes et de couverts pour le rapporter au comptoir. Le monsieur s’est levé lui aussi. J’ai pas entendu ce qu’il a demandé, mais il suit le cuisinier à l’arrière-cuisine.

Deux minutes après, il nous fait tous sursauter.

— Tiens, mon chou, c’est pour toi.

Le voilà qui pose un plat devant Momo. Dessus, une crèpe transmutée en gros smiley hilare par la magie du chocolat et des bonbons.

— Si tu veux, je peux lui ajouter des cheveux, qu’il ajoute.

— Ouiiiii ! répondent en coeur Momo, Titi, Théo et Enzo.

Même la P’tite est sortie de son refuge et mate ce qui se passe, l’air de se demander ce que peuvent bien faire ces drôles de spécimens.

— Bon, comme on est pressé…

Armé d’une bombe de chantilly, il y va gaiment, provoquant rires et applaudissements.

Même si on s’est tous partagé cette création, on n’a pas manger grand-chose le soir.

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