11 – C’est quoi, être humain ?

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— C’est très important, les enfants. Vous comprenez ?

Josiane vient de nous faire tout un speech avant qu’on aille se coucher. A partir de ce soir, il faudrait qu’on évite un maximum de se balader dans tout le souterain, qu’on se limite à notre section, et ce jusqu’au prochain feu vert. Ils seront tous très occupés, donc pas toujours là pour nous accompagner, et donc nous surveiller. J’ai bien compris. Soi-disant que c’est aussi pour nous protéger. Des gens très malades et très fragiles vont être accueillis, ce qui pourrait nous faire peur.

Ce doit être ça la nouvelle que le fameux messager de la cuisine venait annoncer. Il est passé peu après notre retour dans notre chambre et a demandé à Josiane de sortir pour lui parler.

— C’est parce qu’il y aura des monsieurs dangereux comme l’autre jour, c’est ça ?

— Non, rassure-toi, répond Jojo à Léonie. Je t’avoue que je ne sais pas exactement ce qui nous attend. C’est juste qu’on nous a prévenu que ce sera des cas difficiles. Et… Un peu comme si on voulait vous empêcher de voir un film qui n’est pas de votre âge.

— On est interdit de sortie, alors ?

— Mais non, Enzo ! Elle a juste dit que tu devais pas dépasser ce couloir, que je lui explique pour calmer la bouilloire qu’il devenait, la preuve qu’il crapahute aussi, le malin.. En tout cas pas tout seul et pas sans autorisation, c’est tout.

— Vous pourrez vous occuper de la P’tite ? Je veux dire…

Et voilà qu’elle nous apprend ce qu’elle appelle des exercices. Léonie est aux anges, elle qui adore jouer les mamans. Elle a tout de même le bon réflexe de demander pourquoi on doit faire ça. Jojo est d’une honneteté incroyable. Elle partage avec nous ce qu’ils pensent de la P’tite, qu’elle a manqué de certaines choses qui nous aident à grandir, nous les enfants, ce dont elle a besoin pour se comporter un peu plus comme une petite fille normale.

— Même si j’aime pas ce mot, normal. Mais bref, vous pourrez vous aussi l’aider.

— Ça va être long ?

— Franchement, j’espère que non !

Elle semble inquiète. Elle cajole la P’tite comme si c’était un doudou.

— Vous me promettez d’être sage ?

— Oui ! répondent en coeur les plus petits.

Moi je jubile à l’idée qu’on aura moins la Jojo sur le dos. Mais en même temps, j’ai pas envie de me retrouver coincé. Je suis curieux de savoir ce qui se passe réellement.

Je me prépare dans ma tête à aller jouer les souris ninjas, sauf que Josiane s’obstine à rester avec nous. Elle se couche même comme la veille. Bon, je dois bien avouer que les petits apprécient ce petit bisou-calin avant dodo. Elisa le faisait bien aussi dans le bunker. Cela doit leur rappeler cela. Mais Elisa retournait dans sa chambre, elle !

Je me suis juré de ne dormir que d’un œil. Ça a dû marcher, car j’entends que cela chuchotte. Une de nos autres soignantes est penchée sur Josiane, qui fait mine de se lever. Je fais le pari qu’elle va vérifier qu’on dort, alors je referme les yeux fissa.

Pari gagné.

Une fois que je suis sûr qu’elle est partie, je crie victoire dans ma tête.

J’ai le même réflexe qu’elle. Surtout pour Enzo. Je suis grand, moi. Pas lui. Il a même pas encore huit ans, c’est encore un bébé par rapport à moi. Alors tant que je ne connais pas les raisons de notre confinement, je suis pas bête, je respecte les ordres des adultes. Ils sont sensés savoir ce qu’ils font. Enfin… En général…

Je fais tout pour pas me faire repérer. Sans grande difficulté, car ça s’agite pas mal. Ça compte, ça entasse, ça réarrange du matériel de docteur sur des chariots. Ça pousse des brancards, des fauteuils. Ça embarque des paquets de blouses. Personne n’a le temps de faire attention à moi.

Je reste en embuscade derrière la mêlée. On rejoint le gros du peloton. Ils visent tous le but : le tunnel de sortie. Les équipes se coordonnent, préparent leurs stratégies, enfilent leur tenu, masque compris pour certains. Les arbitres prennent position. J’en évite un de justesse en courant me plaquer sous une bâche.

Crotte ! Il dégage pas !

Bon, pas grave, objectif atteint.

Des sons de machines annoncent le départ du jeu. Pourtant, l’adversaire ne quitte pas sa position. S’il me repère, je perd. À peine la bache soulevée, mon nez contemple ses chaussures pas homologuées pour la compétition. Impossible de visualiser le reste du terrain. Comme faire ? Je dois trouver un moyen de faire diversion.

J’écoute. Des engins manoeuvrent. Des moteurs s’arrêtent. Une portière de camionette est tirée. La porte d’un bus chuinte. Un gant claque. Au milieu du calme, des voix s’élèvent.

— Les U1 et 2 par ici, merci.

— Priorité aux rouges, s’il vous plait.

— J’ai un grade A.

— Oui, c’est ça, par ici.

— Les stables, ce ce côté, merci.

D’autres se font entendre, en moins fort.

— Tenez-moi la main.

— Regardez-moi.

— Oui, c’est bien. Quand je fais ça, ça vous fait mal ?

— Elle convulse.

— On la retourne.

Le tout au milieu de descriptifs d’états de santé, d’âges ou de sexes cités. Beaucoup de femmes. Et d’autres mots. Abdomen distendu. Tuyau d’oxygène. Echographie. Victime. Plaie. Brulure. Saignement. Scan. Une vraie série de docteurs, mais avec du vocabulaire en plus que je comprends pas trop non plus. Pas encore. Le genre de mots qui peuvent hérisser les parents dès que des enfants sont dans le coin. Parce qu’ils sont pas à l’aise avec, c’est trop horrible pour des enfants, de ce que j’ai souvent entendu.

Tout cela s’active en bon ordre de marche, s’il n’y avait…

Le cri de douleurs d’une femme. Le gémissement d’une autre. L’appel à l’aide d’encore une autre, malgré des paroles rassurantes. Une plainte. Des pleurs. Des grognements. Des reniflements. Une plainte, encore. Une autre qui ne s’arrête pas, me rappelle un mauvais souvenir.

J’ai plus envie de soulever la bâche.

J’ai plus envie d’être là.

Un cri strident résonne. Aigu. Une terreur de petite fille comme je n’ai jamais entendu.

— Qu’est-ce qu’il y a ma grande, tu as mal ?

Je cherche pas à savoir la suite. Je me recroqueville, les mains sur les oreilles.

Quand l’odeur change, je libère mes oreilles pour couvrir mon nez. Le parfum du cambouis de l’engin qui me tient compagnie sous la toile s’efface pour une horreur. Du métal, acre. Avec du caca ? Trop dégueu, le mélange.

— Putain, c’est quoi, ce bordel ?

Ce doit être mon voisin qui vient de parler. Le raie de lumière s’est assombri. Je ne suis donc pas surpris quand quelqu’un lui répond.

— Je sais pas… Je sais pas…

— Comment ça ? On dirait une scène d’holocauste.

— P’t’être… Version mascu, alors.

Ce second arrivé semble au bout de sa vie.

— Hein ? Tu veux dire que… Mais attend, y a des gosses !

— Ouais. Y a le choix, pour tous les goûts et tous les âges. Et des hommes, aussi… Salauds ! Je peux même plus m’approcher de cette gamine sans lui fiche la frousse. Je voulais juste l’aider…

— Pourquoi ?

— On suppose que je ressemble à un des enfoirés qui lui a fait du mal.

— Ça doit être ton bouc… Des mascus, tu crois ? qu’il continue après le grand plat de sa blague. Comme ces pauvres zouavs sur le net ?

— Ça pourrait. Un joli club de mascu en roue libre, ou des incels associés à des pédos et homophobes frustrés qui se sont lâchés et sont passé à l’acte. Plus marrant en vrai, hein ? Ils ont fini par croire que ce qu’ils lisaient et entendaient était vrai, et que tout le monde serait d’accord avec eux. Ils ont pu le faire, leur petit club. Ou… J’en sais rien. En tout cas… Vraiment pas nets, ces gars !

— Ben merde !… Et y sont où, ces salopards ?

— Ad patres !

— Tous ?

— Yes sir.

— Ne me dis pas que…

— Et si, t’as bien deviné. Bien organisé, vite réglé.

— Mais attend, t’as l’air content ? C’est pas… C’est de la justice expéditive ! On n’est pas au far-west, merde !

— T’as qu’à aller voir d’un peu plus près, là, et on en reparle, que lui répond l’autre bien tranquilement.

— Franchement, tu me surprends. Hier encore…

— Hier, c’était hier. Là, mon gars, quel joli cas de flagrant délit avéré…

— Attends, tu va pas les rejoindre, quand même ? Surtout cette nénette, elle a l’air barge quand même !

— Non, je pourrais pas.

— Ah, tu me rassures. J’ai cru qu’ils t’avaient retourné le cerveau.

— Je pourrais pas parce que je… Je supporte pas ce… Putain, mais je serais pire qu’eux !

— Hein ?

— Ta barge, elle s’en est chargée. Elle s’est portée volontaire. Son équipe l’a juste assistée. Tête froide et travail rapide, propre, efficace pour une barge. Ça aurait été moi, je… Je les aurais… Tiens, tu vois, son bâton, j’avais envie de le lui prendre, et de les chopper, un par un, pour leur enfiler dans le fion, mais bien profond, tu vois. Et j’aurais remonté, biiieen lentement, jusqu’à la gorge. Pas propre du tout, quoi.

L’autre type a mit un moment à lui répondre.

— Tu me fais peur…

— Tant mieux. Je serais pas le seul… Mais… Je ne veux pas devenir aussi… Ces types, ce qu’ils se sont permis, une telle déshumanisation, en toute impunité… « On cesse d’être un homme quand on ne souffre pas de la souffrance de l’autre »… qu’il ajoute plus bas. Je comprends, maintenant.

— Ouf ! C’est profond, ça !

— Rigole pas. J’ai que ça en tête. Ma femme qui me bassinait avec ça un jour. Elle lisait un bouquin d’un super doc en Afrique. Dr Mukwege, je crois. L’homme qui réparait les femmes. Elle avait raison, ma femme...

— Ah oui, ça me dit quelque chose maintenant que tu en parles. C’est pas Maïa qui en parlait quand elle nous racontait sa vie à MSF ?

— Possible…

— Ah, la jolie Maïa…

— Dis donc, toi !

— T’as rien entendu, s’teuplait ! Mais comment on en est arrivé là ? On vaut pas mieux que ces flics déviants qui se permettaient de tirer sur le moindre délinquant, en dernier, non ?

— Rentre pas dans la facilité, c’est plus compliqué. C’est pas des gamins qui ont piqué une voiture pour faire les kékés ou des méchants pauvres qui osent râler. Ceux-là ont commis un crime. Des crimes. Et leurs crimes tiennent de l’insoutenable. C’est…

— Et s’ils y en avait de récupérables ? On est censé faire mieux, un monde plus juste. Se faire justice soi-même n’enf ait pas partie. Qu’est ce qu’ils vont penser de nous, nos gamins, plus tard. Et les générations futurs ?

— Ecoute, je m’en fous des générations futurs. C’est pas eux qui se retrouvent face au merdier actuel. Et j’espère bien qu’ils auront la décence de se le rappeler avant de juger, quand ils auront la vie belle grâce à nous. Parce que tu crois qu’on en aurait fait quoi de la petite quinzaine de types qui ont survécu à l’assaut ? Je te dis pas comment, ça a des couilles quand ça les arrange. Hein ? Alors, dis-moi. On n’a pas assez à réparer tous les dégâts qu’ils ont fait ? On n’aurait pas dû les condamner aussi vite ? Tu crois qu’ils se sont gêner avec toutes ces femmes ? Tu imagines nos médics les soigner, là, au milieu de leurs proies, de leurs esclaves ?

— C’est le principe du serment d’Hypocrate.

— Moi, je suis pas médic. Je m’autorise le serment d’hyprocrite, mais mieux, j’espère. Parce que elles, elles pourraient nous accuser d’être intervenu trop tard. On a laissé faire, et depuis vachement trop longtemps. Je commence à piger ce que Simon m’expliquait. Il s’attend à ce que sa section devienne inutile, mais en attendant, faut gérer.… Merde, je sais même pas si je vais arriver à redormir un jour. Comment ils font pour pas perdre la boule devant des horreurs pareilles ?

— … Quelle chianlie…

Ils disent plus rien après ça. Mais c’est pas pour autant qu’ils me libèrent la place. Je prends mon mal en patiente, tout de même pas à l’aise avec ce que je viens d’entendre. Ils n’auraient sûrement pas parler comme ça avec un gamin à portée d’oreille.

Au bout d’un long moment, j’entends des bruits de pas. Ça claque sur le sol comme si quelqu’un marchait pied nu, avec une sorte de froissement frotté en prime.

— Madame, ça va ? Vous avez besoin de quelque chose ?

—Je… Je cherche des gens. Ce groupe, là. Celui avec une femme assez particulière avec eux.

Une voix de femme, bien fatiguée.

— Ah oui, je vois, lui répond le second arrivé. Je suis désolé, ils ne sont pas revenu ici avec nous.

— Oh… Je voulais les remercier… Zut…

Presque un soupir ces derniers mots.

— Madame ?

Un bruit sourd, suivi d’un paf, un choc sur le sol, avant un autre, plus percutant.

— Oh merde ! s’exclame le premier gars. Madame ! Hé ho, madame !

Il doit être plus proche du sol à ce moment-là. Son collègue lance un appel au large.

— Par ici,s ‘il vous plaît ! On a un malaise.

Je tente de soulever la bâche de deux doigts. Entre deux hommes agenouillés par terre, une forme étalée, à moitiée recouverte de ces sortes de couverture en alu doré d’où dépassent une jambe blanche comme un cachet et un bras avec pleins de traces de…

— Medics ! Medics ! Par ici !

— Madame ! Allez, répondez-moi, restez avec nous, vous voulez bien ? Madame !

J’aurais pas dû regarder. Je me sens vraiment pas bien. J’écoute plus rien. Je veux partir, être bien tranquille dans mon lit, avec les autres.

Qu’est-ce qui m’a pris ? On m’avait dit de…

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