12 – Pourquoi ?

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Les bons souvenirs, il faut faire un effort pour les ramener. Par contre, les mauvais, ils déboulent quand on les attend pas, surtout quand on les veut pas. Qu’on le veuille ou non, ils prennent le premier plan, et ils s’accrochent, ils envahissent, ils dominent. Et ça, c’était un moment dont je voulais pas me rappeler, mais c’est plus fort que moi.

Qu’est-ce qui les a attiré ? Comment ils nous ont trouvé ? Était-ce un hasard ? Est-ce qu’ils ont déniché un de nos bonhommes de neiges, bien qu’on ait pris soin de les cacher ? Est-ce qu’on aurait mal effacé les traces de nos jeux ? On aurait fait trop de bruit ? Et qu’est-ce qui les a ammené aussi loin de toute habitation ? Ils nous auraient suivi après la partie de luge, pourtant stratégiquement éloignée de notre abri ? Et pourquoi on n’a pas entendu notre alarme de première ligne ?

L’été avait laissé la place à la mauvaise saison, puis à un véritable hiver, comme à la montagne mais sans les reliefs escarpés. Les arbres à larges feuilles à peine nus, il s’était mis à neiger. On est devenu tout fous, se ruant dehors malgré l’inquétude du Papé. La nature clairsemée nous rendait plus visibles, pour peu que quelqu’un se rapproche. La neige, elle, elle bouchait les trous de notre vigie. Pourtant, on a peiné et tapé du pied le temps qu’il aille jeter un œil. Parce qu’on risquait plus de voir grand-chose par la trappe tant que c’était pas dégagé.

D’habitude, elle fond dans la journée, la neige. Et j’en avais vu qu’une fois, de ce que je me souvienne. Voilà pourquoi on ne voulait pas perdre une minute. Là, on en a profité deux jours. Et une semaine après, c’était repartit. Une pluie froide a tournée en neige, et la saucée attendue en cinq bon centimètres. Au final, la garde s’est nettement relâchée, même pour le Papé. Le froid conservait ce joli couvercle blanc. Il tiendrait bien éloigné tout rôdeur éventuel. À moins que ce ne soit un espoir. Surtout que cela a continué. Dans cet endroit au milieu de la campagne, sans plus de voitures, de convois de camions ni d’usines en route, le ciel n’avait pas traîné pour se venger du dérèglement que les hommes lui avaient imposés. Et personne ne viendrait nous y déranger.

Mais on s’était trompé.

J’ai pas compris tout de suite ce qui se passait.

Je jouais tranquille avec Léonie et Enzo. Un tout vieux jeu de petits chevaux que j’avais découvert avec ma nouvelle fratrie. On avait mis la sourdine pour pas réveiller Momo, Théo et Titi pendant leur sieste dans la pièce à côté. Les grands devaient trainer du côté du couloir principal. Il se disait que les fêtes de fin d’année approchaient, alors on nous tenait éloigné et on jouait le jeu.

Un grand fracas nous a fait sursauter. Une chute de casseroles, j’ai supposé.

Et puis…

je me suis rapellé.

L’alarme ?

Ça s’est mis à rigoler, sauf que je reconnaissais pas qui. Des rires d’hommes, un peu gras.

Oui, l’alarme intérieur. Celle de l’extérieur n’avait pas fait bouger une seule gamelle.

Ils étaient déjà là, qui qu’ils soient !

— Coucou !… Y a quelqu’un ?…

— Mais si, je te dis qu’y a du monde, regarde.

— Oh, ça a l’air chouette, ici !

— Messieurs, que puis-je faire pour vous ?

Le Papé a répondu bien poliment à ces voix au ton qui donnait pas envie. Ce doit être là que c’est vraiment monté à nos cerveaux, qu’on a pigé que ça clochait grave.

Momo s’est présenté en se frottant un œil.

— Mmh, qu’est-ce qu’y a ?

— Chut, que je lui ai répondu en l’attirant à l’intérieur.

Je voulais me lever pour aller voir, mais j’y arrivait pas plus que Léonie. Enzo m’a sorti de ma paralysie en agissant comme j’aurais déjà dû l’avoir fait. J’ai choppé son bras pour switcher nos positions.

— Bouge pas, c’est pas normal.

Sauf qu’arrivé au rideau entrouvert, une Elisa toute essouflée, en panique m’a bloquée le passage.

— Vite ! Attrapez les chaussures et les manteaux des petits. Allez, allez ! Les vôtres aussi.

— Mais qu’est-ce qui se passe ?

— Des invités non désirés. Nahel, Léonie, la trappe. Vous prenez les gosses et vous fuyez pas la trappe, d’accord !

— Mais pour aller où ?

— La cabane. Allez à la cabane.

— Mais…

— Ecoutez, c’est peut-être rien, je vous promets qu’on va tout faire pour s’en débarasser. En attendant, allez là-bas et vous n’en bougez pas, on viendra vous chercher.

Elle a terminé d’aller secouer les plus jeunes à côté et de les rassembler. Entre leurs petits pleurs et les protestations qui parvenaient jusqu’à nous, je tremblais. J’avais du mal à faire comme il faut le moindre petit geste tout bête. Elle trouvait qu’on lambinait trop, alors elle nous a fait emballer tout le reste dans une couverture en guise de sac.

— Laissez-ça tranquille, je vous en pris ! Il doit y avoir moyen de…

J’avais jamais ressenti autant de détresse dans la voix du Papé. Dire que c’était la dernière fois que je l’entendais.

— Mais ta gueule, le vieux !

— Lui parle pas comme ça, a répondu d’un ton moqueur un autre homme. Ce monsieur va peut-être bien vouloir nous laisser la place sans broncher.

Pas facile de continuer comme si de rien n’était. Elisa nous a pressé.

— Allez, zou ! Allez-y, il faut que je récupère encore la puce.

On a couru en petit troupeau, sans pouvoir s’empêcher de tourner la tête par crainte que surgisse les intrus. Fredo nous attendait au pied de l’échelle en colimaçon, prêt à faire barrière au cas où. Léonie a grimpé en premier. Moi, je faisais monter nos petits un par un, aidé par Fredo qui tenait une lampe-tempête pour qu’on ait de la lumière, jusqu’à ce que je lui demande :

— Et la P’tite ?

Il a hésité à répondre.

— … Elisa doit pas…

— Papé !

— ... tarder, qu’il a continué après ce cri plus strident que les autres. Merde !

Il nous a lâché pour aller voir, me fourgant la lampe dans les pattes. Il a pas été loin.

Un pied a shooté dans une poupée abandonnée au milieu de notre couloir et l’a fait volé devant mon nez.

— C’est quoi tous ces jouets ? Eh, y a des gosses, ici ! Des gosses qui se cassent. Je me disais qu’il y avait un courant d’air.

Une autre voix inconnue mais beaucoup plus proche. Une voix apportant une puanteur de crasse et de pisse. Les miasmes ont envahi mes narines en même temps qu’une gueule pas rasée au milieu d’un fatras trempé a plombé la vue.

On était repéré.

— On s’en fout, que ça a gueulé de l’autre côté. Ça fera déjà ça en moins à évacuer.

Bordel, ils étaient combien ?

— Foutez-leur la paix !

Merci Nico ! j’ai pensé alors qu’il venait de surgir dans notre périmètre.

— Qu’est-ce qu’il a, le minot ? Il veut se battre ?

Ils se sont chauffés, tactique qui a permis à Nico et Fredo d’éloigner l’intrus.

J’ai résisté pour pas les suivre, poussé jusqu’au dernier en espérant.

Je suis pas con, ça frappait et ça gueulait de douleur. Et Elisa qui revenait toujours pas avec la P’tite. Léonie me pressait de monter à mon tour. A part ceux qui étaient resté de l’autre côté, j’étais le dernier. Je parierais pas que Léonie m’a entendu lui dire que j’arrivais quand je l’ai rejoins en haut, juste le temps de lui confier la lumière. J’ai foncé voir.

J’ai passé la tête. Fredo et Nico s’en prenaient plus qu’ils n’en donnaient. Ça faisait marrer nos envahisseurs, à quatre contre deux. Par terre, le Papé, la tête dans une drôle de position. Elisa pleurait au-dessus de lui.

Un type matait le tout, adossé contre le chambranle de la porte de la cuisine.

— Pleure pas, ma mignonne. On va s’occuper de toi, si tu veux.

— Sérieux, t’as des couilles à la place du cerveau ! a réagit un de ses comparses en plein combat. On n’a pas besoin de plus de mondes, ici.

Nico s’est énervé. Ça lui a donné du peps pour lui coller une bonne droite.

— Ah ! C’est ton Jules ? s’est moqué le premier. Il est pas partageur !

— Mais non, il veut nous virer, tête de couilles.

Elisa avait redressé la tête. Muette, mais ses yeux ont répondu pour elle. Ensuite, ses prunelles ont dévié sur le côté. J’ai vu qu’elle m’a vu. Là aussi, elle a pas eu besoin de parler. J’ai compris qu’elle m’ordonnait de pas me montrer.

Encore un petit coup d’oeil de côté.

La P’tite.

Le tas de chiffons par terre, c’était elle, roulée en boule à sucer son pouce. Juste à quelques mètres de ma position.

Je serais pas longtemps à découvert.

Ne pas voir. Ne pas voir quand ils se sont mis à deux pour tenir Fredo à la demande d’un troisième qui voulait s’amuser. Pas voir quand Nico s’est pris un genou dans le ventre en voulant aller à la rescousse de son copain.

J’ai attrapé la P’tite. Je lui ai chuchotté de s’accrocher, ce qu’elle a fait, même si c’est par instinct.

J’ai fait un pas en arrière. Un deuxième.

— Je t’ai vu…

Le grand méchant loup aurait pas fait mieux.

— Laissez-le partir ! est intervenue Elisa.

— Sauve-toi ! a crié Nico.

Jamais aussi content d’obéir à un ordre ! Malgré le poids de la P’tite, j’étais au pied de l’escalier en un temps records. Je suis monté, fixé sur la main de Léonie en objectif. En guise d’accueil, un vent glacé m’a saisi. La couche de sueur dans mon dos a failli geler dans la seconde. Mes pieds dans la suivante. Léonie m’a recouvert de ma doudoune, l’a refermé le mieux possible avec la P’tite contre moi, mais j’étais encore en savates. Tant pis, il fallait avancer.

Il fallait fuir.

Le plus loin possible, le plus vite possible.

Le trajet jusqu’à l’arbre de la cabane a duré une éternité, et pourtant, je m’en rappelle pas plus que cela. Juste du froid mordant, de notre souffle fumant, des halètements et des hoquets des plus jeunes sous le ciel gris.

Du silence.

Tous sous le choc, une fois à destination, on a paré au pratique. Trempé et transi, j’ai jeté mes pantoufles dans un coin, des modèles charentaises bien fermées mais qui n’avaient empêcher mes chaussettes de finir aussi humides que la fourrure. J’étais le seul dans cet état. Les autres avaient enfilé le nécessaire pendant qu’ils m’ont attendu. Léonie a entrepris de frotter mes pieds avant de les enrouler dans un coin de la couverture. Quelques minutes, avant de me mettre doucement mes chaussures fourrées embarquées avec les affaires des autres je ne sais comment. Puis elle a entreprit de caler mes pieds contre son ventre, avant de rassembler les autres tout autour de nous, tous les uns contre les autres. On a ensuite manoeuvrer pour enrouler la couverture autour de nous. Une plus grande que nous pensions, la bonne surprise quand nous l’avons déplié.

Et on a attendu. Seul le vent remplissait les blancs.

C’est la voix de Nico qui nous a réveillé en sursaut.

Il appelait à l’aide, la gorge toute rauque, la tronche ornée d’un œil au beurre noir. Je ne sais pas qui d’entre nous avait eu la jugeotte de remonter l’échelle. Il a envoyé boulé nos excuses en nous assurant qu’on avait bien fait, on pouvait plus être sûr de rien. Mais on aurait bien aimé avoir eu une autre méthode de montée à ce moment là. Nico, maintenait déjà Fredo comme il pouvait. Notre Fredo avec une mauvaise tâche au ventre, assez grande pour ne pas se cacher de la faiblesse de la lampe. Avec sa blessure, impossible de le faire monter, même à plusieurs. Alors Nico a arraché des branches, en a fait un tas au sol dans un rond dégagé de neige, avant d’y mettre le feu avec un briquet extirpé de sa poche.

Personne ne parlait. Même si cela nous démangeait de savoir ce qui s’était passé, comment ils sont sorti, où était Elisa, tout quoi. Il fallait déjà sauver Fredo. Du moins essayer.

Ses dents claquaient. Il était tout bleu. On l’a enroulé dans la couverture, et comme dans la cabane, on a décide de se coller à lui, sauf la P’tite, Momo, Titi et Théo que Léonie garda contre elle en haut, dans la cabane. Quand elle s’est inquiétée de mes pieds à Nico, il s’est tapé le front. Il a confirmé qu’il fallait me garder aussi près du feu, surtout les jambes. Et Enzo nous servirait de petite bouillote supplémentaire.

Il ne manquait plus qu’Elisa et le Papé.

Mais seule Elisa a fini par arriver. Une silhouette échevelée, épaules voutées dans l’obscurité. Sa lèvre fendue et gonflée reluisant à la lumière du feu. Ses gestes retenus, saccadés, fuyant. J’ai pas aimé.

Elle a posé une autre grosse couverture remplie de choses qui se révélèrents plus qu’utiles les jours suivants. De quoi ne pas geler ni mourir de faim, du moins un temps.

— Ne dis rien ! a-t-elle juste assené à la question muette de Nico.

Il avait le regard mauvais, comme dégouté. On aurait dit qu’il la détestait.

Personne n’a demandé après le Papé. Je crois qu’on avait tous compris, sans compter que nos craintes se sont très vite tournées vers Fredo.

Elisa qui avait du mal à se calmer. Nico qui n’en lâchait pas une. Le sweet d’Elisa déjà déchiré qui finit en lambeaux ensanglantés. La nuit qui nous bloquait avec les petits. Pas le choix. Fredo a tenu la nuit. Un miracle ? Le matin, décision de partir vers le centre commercial. Une couverture en guise de brancard. Une galère à le porter pour Elisa et Nico. Léonie et moi qui peinions à porter les plus petits à tout de rôle. La neige qui craquait sous nos bottes. La journée interminable, notre progression pire que des escargots. Impossible d’arriver à destination avant la nuit. Le conteneur vide perdu près d’une friche qui veut bien s’ouvrir. Elisa qui récupère de la neige pour la faire bouillir dans une casserole avec le nouveau feu de Nico. Le glouglou de l’eau versé dans des bouillottes. Leur chaleur contre nos corps. Fredo qui va pas mieux. Qui tousse, même. Nico qui insulte Elisa. Qui s’arrête pas. Jusqu’à…

Les derniers mots de Fredo.

Lui qu’on n’avait plus entendu depuis que les garçons nous avaient rejoint, il a appelé Nico. Il lui a saisi le bras, se redressant un tout petit peu.

— Fais pas le con, d’accord ?

Pourquoi ?

Pourquoi ils ont fait ça ?

Pourquoi ils nous on jeté dehors ?

Pourquoi ils ont blessé Fredo ?

Pourquoi Fredo est mort ?

Pourquoi… ?

— Pourquoi ?

Je me réveille. Ou je reviens au présent, dans le hall du bunker, près de la jeep bâchée, à moitié par terre, à moitié dans les bras d’un dragon qui me berce. J’ai froid. Je chiale. Je peux pas m’arrêter. J’en peux plus.

— Pourquoi ? que je demande encore, sans m’adresser à personne, en demandant au monde entier.

— Je sais pas, mon grand. Je sais pas pourquoi ils ont fait ça. Et pas sûr d’avoir envie de le savoir…

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