Chapitre 2 Premiers pas
Chapitre 2
Premiers pas
C'était un soir d'automne. Calme, silencieux, jonché de feuilles mortes. Un soir d'automne comme tant d'autres. Les arbres étaient nus, les oiseaux rares. Dehors, l'air était trop frais, presque hostile. On pouvait, cependant, profiter de l'agréable odeur de feux de cheminée, qui s'échappait çà et là des maisons environnantes.
La maison était massive, toute de pierres apparentes et de colombages. Seul le salon était éclairé, salon à l'intérieur duquel les parents d'Anselme poursuivaient amoureusement une de leurs discussions sans fin, parlant essentiellement pour le plaisir d'écouter l'autre.
A l'étage, elle, elle ne dormait pas. Elle n'aurait pas pu. De toute façon, elle dormait peu. Et là, ce n'était pas le moment. Sa mission était trop importante pour qu'elle puisse se laisser aller au moindre assoupissement. Elle percevait à peine les paroles feutrées et délicates des parents qui montaient jusqu'à la chambre. Même s'il elle les avait perçues, elle ne les aurait pas comprises, ces paroles. C'était hors de son monde de compréhension.
Elle avait une trentaine d'années. Elle ne le savait pas, mais c'était bientôt la fin de sa courte vie. Cependant, avant de mourir, il lui fallait assurer sa mission. Elle n'était d'ailleurs pas dans son environnement naturel. Elle n'aurait pas dû être ici. Elle s'était réveillée un jour dans cet endroit et quitter ces lieux lui semblait hors de ses possibilités. Elle détestait pourtant l'humidité des lieux qui accentuait sur ses articulations le poids de son âge. Elle souffrait dans un silence que sa nature lui imposait.
Elle ne se faisait jamais remarquer. Ses déplacements avaient cette particularité d'être inaudibles. Il eût fallu être surhumain pour l'entendre se mouvoir. Comment dire ? Ses mouvements étaient légers. Elle était l'effacement même.
Elle glissa ses huit pattes et son corps entier sous les draps où dormait profondément Anselme.
Appartenait-elle à notre monde ? Dans ce monde, elle aurait pu s'apparenter à une araignée. N'était sa couleur indigo. N'étaient ses pattes antérieures pourvues de trois dards. N'était sa taille gigantesque, celle d'un chaton. N'étaient ses yeux dans lesquels brillaient une intelligence aiguë et une volonté sans faille.
Sous les draps, elle se dirigea où elle se devait de le faire. C'était une Alquimène de la dernière génération. La meilleure de sa portée qui comptait quelque cinq mille individus. Elle avait été spécialement choisie pour ses capacités extraordinaires. Elle devait transmettre le Savoir et l'Aptitude. Elle avait été initiée dès son plus jeune âge à ressentir les êtres. A travers les mondes. Son initiation terminée, elle avait parcouru l'immensité des Territoires pour choisir celui ou celle qui serait l'élu(e). Plusieurs fois, elle avait été obligée se tuer ou d'effacer les mémoires pour assurer à son espèce le parfait anonymat.
Elle venait du pays des Kouarras. Sa race était la gardienne de tous les savoirs de l'Univers. Elle devait s'inscrire dans un corps. Ce corps serait celui d'Anselme. Elle savait qu'une fois le transfert effectué, tout ce qu'elle avait appris se réveillerait un jour chez celui qui n'était encore qu'un garçonnet. Tout. Et elle était sûre qu'il serait capable de supporter la charge qu'il recevrait alors. Quand elle se brancherait à lui, elle se viderait de ce qui la constituait, elle. Elle devrait alors s'éloigner de lui pour se consumer et disparaître à jamais. En un mot, si elle réussissait, elle mourrait. Mais elle ne craignait pas la mort. Sa vie entière avait été dévolue à sa mission. Les légendes de Kouarras racontaient qu'une Alquimène Électrice continuait à vivre à travers son élu(e). Elle survivrait donc peut-être. D'une certaine façon...
Elle se fraya un chemin silencieux jusqu'au torse du petit garçon. Posa ses deux pattes antérieures sur les épaules du jeune être. Les six dards pénétrèrent la chair sans causer aucune douleur. Anselme continuait de dormir à poings fermés. Les dards s'étirèrent et s'étirèrent encore. Puis ils se multiplièrent. Jusqu'à gagner tous les ligaments et autres tendons dans le corps endormi. Puis les dards se rompirent au niveau des pattes antérieures de l'Alquimène. Il ne lui restait que peu de temps. Guidant par sa pensée leurs mouvements dans le corps du garçon, elle réalisa une structure complexe qui devrait se manifester en temps voulu.
Elle devait passer à l'étape suivante. La plus délicate. Non pas pour elle. Ce n'était pas la première fois qu'elle composait la structure mémorielle et aptitudinelle chez un tout jeune être. Elle s'était déjà entraînée pendant son initiation et avait aussi déjà tenté par deux reprises de choisir des élus. Mais les élus n'avaient pas résisté au choc produit par la structure nouvelle sur leur corps. Ils étaient morts, sur le coup, tous les deux. Mais pour celui-ci, elle avait bon espoir. Il survivrait.
Elle dessina dans les airs un enchevêtrement de figures ésotériques. Anselme fut parcouru d'un spasme. La structure avançait et prenait place sur tous les ligaments et tendons.
Elle glissa ses pattes antérieures jusqu'au front du garçonnet et dessina à même la peau les trois symboles arcaniens de la vision. Anselme eut un soubresaut. Un deuxième. Se calma. Puis ses mains se levèrent et elles effectuèrent en miroir et dans un mouvement fluide les trois mêmes dessins. Était-ce possible ? Se pouvait-il que ce fût Lui ? L'Alquimène recula imperceptiblement.
Elle n'avait pas été préparée à cela. Une Prophétie parlait de cet enfant extraordinaire, aux capacités redoutables et dont dépendrait le destin de tous. Cette prophétie annonçait le retour de l'Unité Primordiale. Elle prévoyait un grand chaos avant la venue possible d'une ère de félicité sans fin.
L'Alquimène hésita. Ce qu'elle allait réaliser pourrait changer le cours de cette planète à tout jamais. Combien de morts sa décision pouvait-elle entraîner si jamais elle se trompait ? Elle se décida cependant.
Une dernière fois, elle dessina des formes géométriques complexes dans les airs. C'était la dernière étape. La pire. Celle à laquelle presque personne ne pouvait survivre.
Anselme fut parcouru de spasmes violents. Toujours allongé, il fit un bond d'une dizaine de centimètres sur son matelas. L'air se fit rare dans ses poumons. Le garçon prit soudainement une couleur mauve. Dans son corps, la douleur fut intense. L'inscription de la dernière forme ésotérique se voulait totale. Son ADN s'en trouverait modifié et cette transformation ne pouvait pas se dérouler sans heurts violents. Les yeux d'Anselme se révulsèrent. Il voulut hurler mais aucun son ne sortit de l'enclos de ses dents. L'alquimène continuait imperturbablement ses mouvements de pattes erratiques, il lui fallait donner à l'élu le savoir dans son intégralité. Mais pour cela, elle devait le graver dans chacune des cellules du jeune être.
L'air fut trop rare. Anselme prit une teinte prune qui tourna lentement au noir. Dans un ultime effort, il voulut faire rentrer de l'air dans son corps. Mais la douleur était trop intense. De son regard arachnéen, l'alquimène observait les efforts du petit garçon pour rester en vie. Un filet d'air se glissa dans les poumons d'Anselme.
Encore deux formes et l'alquimène pourrait achever l'initiation. Anselme était maintenant aussi dur qu'un roc. Les bras le long du corps, les yeux toujours révulsés, il luttait avec acharnement pour ne pas quitter la vie.
L'alquimène acheva l'avant-dernière forme. Anselme s'évanouit. Son corps fut pris d'un violent spasme et se détendit une dernière fois. L'alquimène continua son action comme si de rien n'était. Elle était programmée pour cela. Son éducation l'avait rendue insensible à la mort d'un jeune être.
Anselme ne bougeait plus. Sa cage thoracique n'était plus soulevée par le mouvement de l'air. L'alquimène termina le dernier dessin dans une atmosphère des plus étranges. Puis elle clôtura son dessin, épuisée par tant d'efforts. Anselme avait retrouvé sa couleur habituelle et semblait dormir d'un sommeil les plus profonds, n'était-ce...
Le garçon ne bougeait plus. l'alquimène le gifla vivement pour le réveiller. Aucune réaction. Elle le pinça au niveau des mollets. Toujours aucune réaction.
Un mort de plus. Tout était à recommencer. Pourtant, l'alquimène aurait juré... Non, ce n'était pas possible. Les signes étaient pourtant évidents. Elle aurait juré, ce n'était pas un élu, c'était l'Élu. Les couleurs par lesquelles il était passé, les dessins que ses doigts avaient tracé en miroir... Tout cela et... rien.
Tout était donc à recommencer. Elle pensait avoir trouvé l'Élu et laisserait, derrière elle, un simple cadavre.
Elle ouvrit la fenêtre de la chambre et passa son vieux corps à travers.
Tout était à recommencer. En aurait-elle encore la force ?
Elle s'éloigna de la maison. Regagna une dense forêt.
A l'intérieur de la maison, un spasme parcourut le corps d'Anselme, qui était revenu à la vie.
Trois heures plus tard, l'alquimène mourut sans savoir qu'elle avait réussi sa mission.
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