Chapitre 5 Réveil
Il a mal à la tête. Très mal. Il sent qu'elle va exploser. La dernière chose dont il se souvient, c'est un grand flash de lumière, une longue traversée dans un tunnel et une sensation merveilleuse libérée par... la colère. Avant cela, rien.
Il est là, à moitié endormi, quelque chose comme ça, sur un lit à baldaquin, qu'il ne reconnaîtra pas quand il ouvrira les yeux. Pour l'instant, il est allongé, emmailloté dans de solides draps. Mais ces draps puissants qui le maintiennent immobile, il décide de ne pas s'en préoccuper pour le moment.
Les yeux toujours fermés, il essaye de se souvenir de... qui il est. Sans y parvenir. Aucune trace de son identité. Il se concentre comme jamais. Sa tête oscille de droite et de gauche à la recherche de quelque chose qui est lui.
Ses sourcils se froncent, il lui semble qu'il va mettre le doigt sur un élément de sa personnalité. Qu'est-ce que... ? Un prénom venu d'il ne sait où fuse dans son esprit... Luka ! Qu'est-ce que ce Luka ? Est-ce lui ? Est-ce une de ses connaissances ? Un instant après, il l'a totalement oublié.
Tout autour de lui, en assis tailleur sur ce qui pourrait s'apparenter à d'immenses tabourets surmontés de coussins épais de couleurs vives, quatre hommes et quatre femmes. Ils sont tous dans la force de l'âge. Détendus et concentrés.
Lui tourne la tête à droite, puis à gauche, les yeux toujours fermés. Il sent que s'il ouvre les yeux, tout ce qui a été lui va disparaître à tout jamais. Alors il plonge et replonge dans sa mémoire, comme on plongerait dans l'eau à la recherche d'improbables bulles d'oxygène.
Puis, tout à coup... ça y est, il se souvient. Anselme ! Anselme ! Il s'appelle Anselme ! Son visage s'éclaire. Il sait comment il s'appelle. C'est un bon début. La suite va lui revenir. Il en est sûr. Mais pourquoi cette impression que s'il ouvre les yeux, il oubliera tout ? Il n'en sait rien. Il pourrait se réveiller complètement et trouver des réponses à ses questions. Cependant, une étrange intuition l'invite à chercher les réponses en lui-même. Il sait – mais comment le sait-il ? – que les vraies réponses à ses questions sur son identité disparaîtront une fois qu'il aura ouvert les yeux.
Autour de lui, les quatre hommes et les quatre femmes, les yeux mi-clos, ne bougent pas.
Il décide de mener un combat sans merci contre l'oubli qui semble le guetter. Il s'appelle donc Anselme, mais quelle a été sa vie jusqu'aujourd'hui ? Sa tête ne bouge plus, elle est maintenant fixe. Ses pupilles s'agitent sous ses paupières à la recherche de plus amples informations sur lui-même.
Des souvenirs fugaces lui reviennent. Une balade au parc avec ses parents alors qu'il n'avait que deux ans. Mais comment sa mémoire pouvait-elle remonter si loin dans son enfance ? Peu importe, il a donc deux parents aimants. Puis sa rentrée des classes en CP et sa rencontre avec l'écriture. Sa maîtresse qui s'adresse à son père et qui lui conseille d'inscrire Anselme à un club d'échecs pour qu'il puisse se mesurer à plus intelligent que lui et qu'il puisse apprendre de l'adversité. Trois petits éléments dessinent ce qu'il est. Un garçon répondant au prénom d'Anselme, profitant de l'affection de parents aimants et doué d'une certaine intelligence.
Il se concentre à nouveau. Pourquoi lui est-il si difficile de retrouver de simples souvenirs de lui-même ? Il l'ignore tout à fait et passe outre cette bizarrerie pour se remettre à chercher d'autres éléments sur son identité.
Tout lui revient subitement. Tout, je veux dire, la dernière scène de sa vie enfin ce qu'il pense être la dernière scène de sa vie avant de se retrouver là.
Il voit les trois brutes l'entourer de leurs bras musclés. Il revoit leur chef le mépriser et lui promettre un triste châtiment parce qu'il avait osé réussir à obtenir des récompenses en fin d'année scolaire précédente pour ses bons résultats.
Luka ! Ce prénom lui revient. C'était donc son ami ! Il le revoit lui aussi s'interposer pour lui éviter à lui de se faire lyncher par les quatre voyous.
Un combat inégal qui tourna, contre toute attente, à l'avantage de Luka qui pratiquait la boxe anglaise depuis son plus jeune âge. Luka qui enchaîna directs, crochets et uppercuts comme il ne l'avait jamais fait auparavant. Il esquivait les coups de ses adversaires, bien plus forts que lui mais bien moins rapides aussi.
Les trois voyous sont à terre, sévèrement amochés. Luka leur fait face, tournant le dos à Anselme et à Théo. Il les nargue. Il ne lui sera pas possible de voir le coup de couteau qui lui arrivera dans les reins.
Luka ! C'était donc son ami ! Qui avait perdu sa vie en voulant sauver la sienne. Il se remémore le cruel et lâche coup de couteau reçu par son camarade de classe.
Et lui qui était resté là, impuissant à réparer l'irréparable.
Il se remémore, comme au ralenti, ce qui a suivi. Cette colère noire qui l'a submergé à lui, Anselme, qui l'a envahi tout entier. Cette colère sourde. Avec laquelle il ne faisait plus qu'un. Il était la colère. Divine et sans limite. Il lui sembla en ces instants comme flotter dans les airs.
Il se souvint du cri primal qu'il avait poussé au moment où son ami s'effondrait. Et cette incomparable sensation de s'immiscer dans le corps des quatre voyous. Par une sorte d'énergie qui n'était ni plus ni moins que sa colère. De s'immiscer dans leur corps et de les déchirer de l'intérieur. Puis ces quatre corps qui s'étaient écroulés sous l'effet de la colère, de sa colère à lui, Anselme. Et cette sensation bizarre, d'explosion. Comme si, sous l'effet de cette colère dévastatrice, il avait doublé de volume.
Puis sa transformation. Irréelle. Sa transformation en une bille d'un noir intense.
Il n'en peut plus. Il lui faut, maintenant, à tout prix, ouvrir les yeux.
Autour de lui, les huit mages esquissent en même temps un sourire : il est enfin prêt.
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