Chapitre 1

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Un violent mal de crâne réveilla le prisonnier.

Il ouvrit un œil, et le referma aussitôt. La lumière criarde du jour lui provoquait une migraine atroce. Ses poignets le brûlaient. Il testa leur mobilité, provoquant un cliquetis métallique qui ne lui disait rien de bon. Une insupportable odeur d’urine et de misère lui donna un haut le cœur. Quelque chose rampait près de son visage. Par réflexe, il tenta de se redresser. La douleur l’arrêta net. Pourquoi tout son corps lui faisait-il mal ? On l’avait sans doute passé à tabac. Au prix d’un effort de volonté, il parvint à s’asseoir. La planche miteuse sur laquelle il reposait produisit un grincement inquiétant. Le mouvement le laissa à bout de souffle.

Sa tête dégagée du rayon de lumière, le prisonnier put enfin ouvrir les yeux. Il se trouvait dans une pièce crasseuse, exiguë, avec des murs de pierre suintants et d’épais barreaux rouillés. Un mouvement attira son regard, il n'était pas seul. Ses compagnons d'infortune reflétaient la misère humaine, répugnants, couverts de vermine, le visage marqué par les coups, l'alcool bon marché et la peur. Lentement il s'accoutumait à la pénombre tout juste percée par la lumière venant d'un soupirail en hauteur, d'où s'écoulait une eau sale. Son corps était couvert d'ecchymose... Une bastonnade ? Mais pourquoi ? Comment ?

Les autres prisonniers le dévisageaient. Il soupira, même en cellule, il était différent, méprisé. Son superbe costume indigo, bien que déchiré et sali, le classait parmi les nantis. Ce qu’il était d’une certaine façon. Il se faisait appeler le Myosotis, l’une des plus grandes vedettes du Moulin Rouge. Sa voix, son allure androgyne qui le faisait volontiers passer pour un elfe, ravissait ces messieurs et ces dames de la bonne société parisienne. Ses yeux d’un vert irréel et sa chevelure dorée éveillaient les fantasmes secrets de la bourgeoisie venue s’encanailler. Il était l’étoile des nuits parisiennes. Mais tout cela touchait à sa fin. Si ses souvenirs embrumés ne le trompaient pas, certains scandales étaient de trop dans ce milieu.

Le rai de lumière du soupirail lui évoquait un projecteur, la scène... le regard admiratif d’Irvin à son spectacle de la veille. Il n’avait chanté que pour lui, oubliant le reste de la salle bondée. La veille, après le show, il l’avait retrouvé dans sa loge, le rouge aux joues et un bouquet à la main. Et cet air un peu intimidé qui le rendait adorable.

Puis ils avaient filé, cheveux au vent à bord de la belle Sizaire-Nauzin, l’un des nombreux cadeaux d’Irvin. Dans son appartement de la rue Pastournelle, cachés du monde, blottis l’un contre l’autre dans les draps de satin, ils s’étaient murmurés des promesses entre deux tendres caresses. Il en allait ainsi tous les mercredis soir, depuis des mois… Des mois de rêves, de bonheur, d’espoir.

***

— QUI ÊTES VOUS ? QUE FAITES VOUS ICI ? Hurla une voix féminine.

Le Myosotis se réveilla en sursaut. Il plissait les yeux devant cette silhouette agressive qui agitait une lampe de chevet sous son nez.

— Hum… Bonjour ? Lâcha-t-il pour donner le change.

Il pouvait entendre son amant ronfler comme un sonneur près de lui. Il lui secoua l’épaule, sans quitter la furie du regard. Irvin grogna quelque chose en anglais et se retourna.

— IRVIN ! Cria encore la femme.

Le jeune homme cligna des yeux, et lissa machinalement sa moustache brune avant de comprendre la situation.

— Juliette ? Oh my god, what are you doing here ? Marmonna-t-il la voix pâteuse.

— Tu te moques de moi ? siffla ladite Juliette.

— Darling, keep it low please… The neighbors don’t need to get involved in this…

— C’EST TROP TARD IRVIN J’AI APPELÉ LA POLICE !

***

Voilà qui était plus clair à présent. La suite des évènements demeurait très floue dans son esprit. Il n’avait pas saisi tous les détails de la scène de ménage, n’étant pas familier de la langue de Shakespeare.

En revanche, les injures, les cris et la haine des policiers lui revenaient clairement. Il revoyait le dégoût dans le regard de ces brutes qui les avaient bastonnés. La loi les y autorisait, mais ces gens-là n’en avaient pas besoin pour haïr la différence. La dernière chose dont il se souvenait avant de perdre connaissance, était le visage de cette Juliette. Il aurait voulu cracher sa rancune à celle qui avait volé son bonheur. Mais elle pleurait, et sa souffrance faisait écho à la sienne.

Inconscient, il avait été rhabillé pour ne pas choquer les bonnes gens et conduit au commissariat. Mais pourquoi Irvin n'était-il pas avec lui dans la cellule ?

C’est un jeune Lord, son père est ambassadeur. Ces sauvages n’oseront pas lui faire de mal. Songea-t-il.

Son propre sort le préoccupait davantage. Pour l’heure il n’était qu’un Inverti. Cela signifiait le bagne en Guyane, où il mourrait du paludisme ou d’épuisement dans l’enfer vert… Non, Irvin avait assez d’argent et de relations pour faire taire les consciences et acheter les morales. Jamais il ne l’abandonnerait. Il n’avait qu’à tenir jusque là. Cacher sa véritable nature. Sinon il ferait face à la justice d’Ambremer… Et soudain la Guyane lui parut paradisiaque en comparaison de ce qui attendait les changelins en situation irrégulière.

Créatures de l’Outremonde capables de métamorphoses indétectables par les sorts de révélations les plus puissants, les changelins étaient soumis à de strictes contrôles et encouraient les peines les plus lourdes au moindre comportement déviant. Son personnage sur scène était toléré. Il n’était pas censé maintenir son apparence de Myosotis en dehors des planches. S’en servir pour séduire un jeune héritier relevait de la métamorphose illégale. Mais comment trouver l’amour autrement ?

Incapable de lutter contre la panique qui montait, et menaçait de lui faire perdre le contrôle de son apparence, il tâcha de s’occuper l’esprit. Il se contorsionna pour jeter un coup d'œil par le soupirail. Le soleil était encore haut dans le ciel, un début d'après-midi peut-être ? Il maintenait donc cette forme depuis plus de quinze heures d’affilée. Il approchait de sa limite. Mais il devait tenir. Irvin allait le tirer de là.

Raccroché à ce fol espoir, son esprit trouva une force nouvelle. Comment douter de l’amour fou que lui vouait Irvin ? Combien de fois avaient-ils parlé de fuir ? Il existait des pays où les gens comme eux pouvaient vivre et s’aimer... Désormais le lapin était sorti du chapeau, plus rien ne les retenaient ! Il allait venir, d’un instant à l’autre il franchirait la porte au bout du couloir, le sourire aux lèvres...

Les heures se succédaient, à peine troublées par les allées et venues des policiers escortant des détenus. Chaque passage nourrissait ses espoirs et les brisait aussitôt. Le Myosotis se repliait de plus en plus sur lui-même, pour masquer du mieux qu’il pouvait les changements qu’il subissait. Sa peau tirait autour des articulations, elle menaçait de rompre à la manière d’un élastique distendu. Il devait tenir. Encore un petit moment. Irvin n’allait plus tarder. Il n’allait plus tarder. Il ne l’abandonnerait pas. Pas après toutes ces promesses, ces rêves partagés, ces nuits à jamais gravées en eux.

La gêne se transforma lentement en douleur. Le moindre mouvement tirait sur sa peau, ses tendons, ses os. La nuit était tombée lorsqu’un policier vint se planter devant lui. Il sursauta, provoquant un craquement sinistre dans le bas de son dos. Il ne l’avait pas entendu arriver. Le Myosotis grimaça en dépliant sa carcasse trop grande et suivit le policier. Enfin, Irvin avait fait jouer ses relations ! Il était sain et sauf ! Il allait pouvoir sortir ! Le calvaire touchait à sa fin ! Peut être avait il même battu un nouveau record d’endurance… Il se voyait déjà marcher le long des quais, l’air frais, la vie. L’avenir à deux c’était mieux.

Le policier le conduisit jusqu’à une petite pièce aveugle, éclairée par une ampoule nue et dont le mobilier se résumait à une table et deux chaises. Le Myosotis prit place avec précautions sur celle qu’on lui désigna. Il considéra le policier assis face à lui, les bras croisés, d’un air perplexe. N'était-il pas censé le faire sortir ? Comme il gardait le silence, le changelin tenta d’engager la discussion.

— Que puis-je faire pour vous ? Demanda-t-il en jouant l’innocence jusqu’au bout.

— Cesser cette comédie. Répliqua sèchement le policier.

— Je vous demande pardon ?

— Nous savons que tu es un changelin en situation irrégulière.

Comment pouvait-il le savoir ? Il ne s’était pourtant pas trahi ! Irvin était-il sauf ? Son père l’avait peut être renié pour éviter le scandale ? Saisi d’horreur, le Myosotis imaginait le doux visage de son amant rongé par les maladies tropicales.

— Qu’est ce qui vous fait dire ça ? dit-il d’une voix blanche.

— Lord Jefferson nous a tout expliqué. Tu l’as dupé en prenant l’apparence de sa fiancée. Tu as attendu qu’il s’endorme pour te changer en homme et prendre des clichés photographiques ! Tu voulais le faire chanter mais tu n’avais pas prévu le retour de la véritable fiancée !

Le Myosotis fut tellement abasourdi par ces mots qu’il relâcha tout contrôle de sa métamorphose. Il se rétracta sous sa véritable forme. Celle d’un homme beaucoup plus petit, avec les épaules tombantes, de fins cheveux noirs avec un début de calvitie. Abattu, il garda les yeux baissés.

— La déclaration de ta victime suffit à te faire condamner. C’est le fils de l’ambassadeur, un Lord ! Pour sauver l’honneur de ce monsieur, tu vas signer des aveux ! Aucun doute ne doit persister !

Abattu, brisé, le Myosotis saisit le stylo tendu. D’une main tremblante, les yeux humides, il signa la liasse de papier. Pourtant Irvin avait juré, il avait promis, il lui avait dit qu’il l’aimait…

— Arrête de chialer, putain d’Inverti ! C’est tout ce que mérite un dégénéré comme toi !

Le Myosotis ne réagit pas davantage. Tout lui paraissait soudain si futile… Agacé, le policier fit signe à ses collègues qui le rejoignirent dans la pièce. Ils lui passèrent les menottes et l’embarquèrent sans ménagement à travers les couloirs jusque dans la cour. Il n’opposa aucune résistance, à quoi bon ? Le changelin leva ses yeux désormais gris vers le ciel où pointait l’aube, et se demanda s’il reverrait le soleil un jour.

Finalement il fut presque jeté dans un fourgon Renault, dont les portières se refermèrent sur lui quelques secondes plus tard. Le Myosotis se retrouva dans une quasi obscurité. Un mince rayon de lumière blafarde filtrait à travers une minuscule ouverture proche du plafond. Il appréciait cette pénombre, cette soudaine solitude. Il n’y avait plus aucune façade à maintenir à présent…

Attendant le départ du fourgon, le Myosotis ressassait les derniers évènements. Ces derniers lui apparaissaient comme projetés sur une toile de cinématographe. Des silhouettes en noir et blanc qui s’agitaient à un rythme saccadé. Un policier gesticulait dans une parodie angoissante de pantomime. De temps à autre des panneaux de texte apparaissaient brièvement.

« Nous savons que tu es un changelin en situation irrégulière »

« Lord Jefferson nous a tout expliqué. »

« Tu vas signer des aveux ! »

Son double à l’écran n’avait pas de dialogue. Il n’avait même pas de forme définie. Il n’était qu’une ombre chinoise en train de se recroqueviller en position fœtale. Un piano solitaire dans une fosse à orchestre beaucoup trop grande jouait une mélodie lancinante.

La scène se jouait en boucle dans l’esprit du Myosotis. Chaque fois, il imaginait des répliques plus cinglantes aux paroles accusatrices du policier. Parfois l’ombre du changelin se muait en une silhouette immense et monstrueuse qui le faisait fuir. Mais elle finissait invariablement par rétrécir jusqu’à la taille d’un enfant prostré, sans défense.

Peu à peu, le Myosotis adopta la même posture que son ombre sur la toile. Il posa son front contre ses genoux repliés entre ses bras, et pleura en silence.

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