Chapitre I - Un danger à la hauteur (2/3)
Alyssa Moore est mon amie la plus proche depuis toujours. Nous n’avions pas quatre ans que nous étions déjà inséparables. Jamais de chichis entre nous, de disputes importantes ou de désaccords profonds. Nous, qui pourtant, étions si différentes l’une de l’autre.
Notre bagarre la plus importante ? Autour d’une part de pizza. Si toutes les personnes qui s’aiment pouvaient en avoir de pareilles, je crois que cette planète ne serait remplie que d’amour.
Je venais de perdre ma mère et je dois dire que je me trouvais dans un état lamentable, n’arrivant plus à m’alimenter. Mon père n’était plus que l’ombre de lui-même, ne sortant jamais la tête de sa cuisine. Son travail a tout de suite été son refuge. Quant à moi, je devais faire face à des frères turbulents et dans l’incompréhension, mais surtout à ce bébé de quelques semaines qui devait être protégé.
Nanny Madeleine, de son vrai nom Madeleine Warren, avait été d’un incroyable soutien. Habitante d’un immeuble situé à quelques pâtés de maison, c’était une habituée du restaurant. Des années durant et jusqu’à la disparition de son mari, tous deux n’avaient raté aucun vendredi soir. Ils s’installaient confortablement au coin de la cheminée, nul part ailleurs, et s’échangeaient des regards qui en disaient long sur l’affection qu’ils se portaient mutuellement, avec pour accompagnements, vins et plats français.
Cette femme m’avait vue grandir, ainsi que mes frères, et s’était toujours montrée enthousiaste et volontaire pour nous garder tous les cinq. Nanny n’avait jamais eu d’enfants mais s’occuper de nous était, pour cette vieille femme toujours impeccablement bien vêtue, un cadeau du Ciel. Sacrés présents.
Vingt heures, cinquante-neuf minutes. Mon ventre est pris d’assaut par des gargouillements. Un fast-food ne devrait plus être très loin mais, au menu chez Marilyn, c’est un bœuf bourguignon. Mon cœur a vite fait son choix.
Je croise les phares d’un véhicule pour la première fois depuis plus d’une demie-heure. Puis un second. Tous deux sont de belles carrosseries. Je devrais bientôt arriver aux abords d’une zone habitée. L’une des plus riches de New York.
Elle est adjacente à la plus huppée des Gated Communities : Kennedy Town. C’est dans cette prison dorée que vivent les hommes et femmes les plus riches de la région. On se croirait à Hollywood, entre Will Smith, Mariah Carey et Brad Pitt. En pire. Famille présidentielle, princes arabes, multimilliardaires, aristocrates. L’Élite qui ne veut pas se mélanger au pauvre peuple.
Alyssa m’a souvent parlé de ces zones pavillonnaires version grand luxe. Tout n’est que démesure. Dire que des gens crèvent de faim de l’autre côté et que c’est celui-ci qui m’a vue grandir. Je grogne.
Aly travaille régulièrement avec papa et moi au restaurant. Elle a voulu être indépendante très tôt, ne supportant pas l’autorité et la dépendance qui la liait au foyer parental. Toujours tirée à quatre épingles, avenante et drôle avec les clients, je ne suis pourtant pas dupe.
Je sais bien qu’elle ne s’y plaît pas, qu’elle vise plus haut. Je lui souhaite naturellement d’atteindre ses buts, mais sa capacité à s’attirer des problèmes et à devoir se brûler les ailes pour apprendre de ses erreurs, m’a toujours fait peur. Elle vise la grandeur, l’excellence et l’opulence. Ces quartiers ne la dégoûtent pas, ils attisent ses rêves et la poussent aux limites de la décence.
Elle est magnifique et le sait. Reine de promo, fille la plus populaire au lycée, des yeux proches de l’émeraude. C’est une névrosée capillaire qui se contente rarement longtemps de la même coupe de cheveux, bien qu’adepte du très long. La mode est temporaire et c’est un domaine qui la connaît plutôt bien.
C’est dans ce milieu que la fille unique Moore a pu se rapprocher de la crème de la crème et jeter son dévolu sur les héritiers les plus en vogues. Les jeunes comme les plus vieux.
Voilà comment cette chère opportuniste a pénétré à Kennedy Town. Un soupçon de charme, un air malicieux et un refus catégorique d’avoir la vie de « Madame Tout-le-Monde ». Peut-être qu’un jour, elle cessera de se cacher derrière ce personnage de série pour ados : jolie, caractérielle et brisant le cœur de ses petits amis.
Pour moi, Alyssa restera toujours la petite fille qui a perdu son papa, ce héros, dans les Tours en 2001 et qui ne s’en était pas remise.
La circulation se fait plus dense et les routes éclairées. Comme le soleil qui s’élève à l’aube, l’atmosphère se réchauffe. La chair de poule me quitte et mes joues reprennent leur rose habituel, rassurée par l’animation qui annonce une activité humaine.
Longeant les abords de celle que j’appelle la « prison d’or », la vue agressée par l’intensité des premiers lampadaires de l’avenue, mes yeux s’attardent sur la grandeur des habitations. Je me surprends à imaginer ce qu’aurait pu être ma vie ici, si j’avais été bien née. Peut-être serais-je présentement à flemmarder dans mon immense chambre, sur mon lit king size en draps de soie rose, à informer mes meilleures amies, Ashley et Beverly, de ma prochaine virée shopping ? Ou à entendre père et mère se déchirer car la maîtresse de Monsieur s’était déclarée enceinte ? La moquerie est une vilaine chose, tout comme le sont les clichés.
Une fois cette projection chassée, et sans mal, je réalise subitement la forte présence policière environnante. La vigilance est maximale, et chaque voiture suspecte, scrupuleusement étudiée. L’une d’entre elle arrêtée au bord de la chaussée, je ralentis et m’apprête à l’imiter avant d’apercevoir un agent déjà entrevu cette semaine, lors d’un précédent contrôle. Me reconnaissant du fait de mes passages réguliers, il m’incite à continuer ma route en balayant l’air de sa main gantée.
L’avenue qui précède la Gated Community est une grande cuvette que personne, sauf les plus courageux, n’aimerait gravir à vélo. Son charme réside néanmoins dans la vue imprenable qu’elle donne subitement en son sommet.
Une demeure se démarque des autres habitations, toutes aussi luxueuses les unes des autres, mais très différentes du manoir gothique autour duquel elles gravitent. La lune, à son apogée, accentue le côté mystique de la scène. C’en est aussi effrayant que l’opposé, à l’image des propriétaires, les Dark.
La Tour Eiffel est à Paris, comme Kennedy Town est à Damian Dark. Cet homme d’affaire est au sommet de son art depuis de nombreuses années. Si ce curieux personnage n’a pourtant jamais suscité ma curiosité, il en a été différemment pour Alyssa, élogieuse et admirative à son sujet. Elle, la croqueuse d’hommes, qui avait pour fantasme ultime de séduire ce milliardaire. Réaliste selon elle, argumentant sur l’attirance que Damian Dark avait pour les jeunes femmes. Épuisée par son surplus d’énergie, j’avais vite rendu les armes, consciente que les efforts fournis pour la ramener à la réalité resteraient vains. Mais pour ce soir, son intention restait centré sur le séduisant Gianni, un héritier italien à l’accent prononcé qui ne l’avait pas du tout laissée indifférente.
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