Chapitre I - Un danger à la hauteur (3/3)

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Minuit, six minutes. Je me laisse lourdement tomber sur le lit, incapable d’émettre le moindre mouvement pour le restant de la soirée. Certaines parties de mon corps s’éveillent, douloureuses, et me font prendre conscience de leurs existences insoupçonnées jusqu’alors. Le craquement de mon dos me fait gémir alors que le retrait de mes bottes, bruyant en atterrissant sur le plancher, est comme une délivrance. C’est incontestablement le meilleur moment de la journée, similaire au dégrafage du soutien-gorge, à la douche brûlante et à la première bouchée du repas. Le silence a reprit ses droits dans la maison familiale. Seul est perceptible le son de la pluie qui s’abat sur le velux de ma chambre, relaxant.

Zieutant les murs dont la couleur taupe est à peine visible sous les photos qui y sont placardées, j’allume les guirlandes qui renforcent l’esprit bohème de ces quatre murs. Faire le vide. Les minutes défilent tandis que je me perds dans mes pensées. Ma journée est repassée en revue malgré moi, du détail le plus insignifiant qui soit, à mes heures de cours et au devoir qu’il me fallait rendre la semaine suivante. Le souvenir en est désagréable car le courage n’y est pas, perdu plus tôt dans les tâches ménagères et la mise au lit de Paul et Noah.

Madeleine est, comme bien souvent, restée jusqu’à vingt-deux heures. Elle ne s’est pas attardée plus longtemps, m’informant de l’arrivée de sa petite nièce en ville, une certaine Tara. C’est une nouvelle réjouissante que de la savoir entourée par une présence rassurante, elle qui aime tellement les gens et pour qui la solitude est difficile. Quant à mon père, je ne l’ai aperçu qu’un court instant, lorsqu’il est venu nous embrasser pour le coucher, avant de s’endormir dans son fauteuil devant un match de base-ball.

Un dernier regain d’énergie retrouvé, je délaisse le confort de mon matelas pour la fraîcheur de la salle de bain. Quelques bougies blanches pour créer une ambiance cocooning et le tourne-disque lancé, je m’enfonce dans mon bain lorsque résonnent les premières notes de la Sonate au Clair de Lune de Beethoven. Je me laisse submerger par l’eau et par l’émotion de la mélodie, fermant les yeux et savourant cette œuvre toute particulière à mon cœur...

Subitement, me revient des flashs de l’incident dans la forêt. La perte de contrôle, le sentiment de panique et cette étrange manifestation. Prise d’un soubresaut, je reprends conscience et manque de boire la tasse, alerte. L’accalmie du moment perd de sa superbe et le retour à la réalité n’en est que plus brutal. J’ai l’impression d’avoir chuté de dix étages. Les bougies se sont toutes éteintes, sauf l’une d’entre elles, essoufflée, qui ne tarde pas à rendre l’âme et à enfumer l’espace à son tour, me laissant dans une obscurité quasi-totale. La musique n’est plus, elle aussi.

Le tonnerre gronde cruellement et une succession d’éclairs redonne furtivement vie à la salle d’eau. M’extirpant de la baignoire et tâtonnant autour de moi à la recherche d’un peignoir, je m’empresse de refermer la fenêtre, violemment ouverte par la force du vent.

Lorsque je rejoins ma chambre, mes pas laissent des empreintes humides sur le parquet aussi vieux que grinçant et mes cheveux collent à mes reins. Mes orteils se glissent entre les poils longs du tapis jouxtant le bureau lorsque la photo d’Aly s’affiche sur l’écran de mon portable. Je souris. Elle n’avait donc pas oublié notre rendez-vous journalier.

J’ai à peine décroché que sa voix, forte et désagréablement aiguë, manque de me percer un tympan. Ou les deux, par résonance.

– Tu ne devinera ja-mais ! s’exclame-t-elle, le bruit de la circulation et des klaxons derrière elle. Devine où nous sommes invitées demain soir ? De-vine ! J’en reviens pas !

J’arque un sourcil et un premier son sourd sort de mes lèvres, laissant pressentir ma surprise.

– Je pense que je vais bientôt le savoir… Mais comment ça « nous » ? Et dis-moi, tu n’étais pas censée être avec Gianni, ce soir ?

Elle me coupe presque la parole et me laisse ouvertement deviner le désintérêt qu’elle porte à mes interrogations.

– A un bal masqué ! Et oui ! Tu sais, comme à l’époque, avec le masque et toutes ces choses… c’est super excitant, non ? Je ne sais toujours pas ce que je vais me mettre ! On va être ca-nons ! Je passe te prendre à quelle heure demain pour faire les boutiques ?

Ses mots se clôturent sur un cri destiné à l’appel d’un taxi qui me laisse sourde. Je connais cette énergumène depuis longtemps, mais trop peu pour être encore bien à l’aise avec ses changements d’humeur et sa folie… qu’elle aime exprimer à travers des rires diaboliques et une gestuelle désarçonnante.

– Alors, lançais-je avec assurance en m’asseyant sur le bord de mon lit. Chère Aly, laisse-moi seulement te rappeler que tu viens certes chez moi, mais que c’est moi qui nous conduis, puisque tu n’aimes pas conduire. Un grognement lui échappe. Ensuite, puisque tu as la mémoire courte…

– Ha et bien, pour parler de ce qui est court ! s’esclaffa-t-elle en donnant son adresse au chauffeur de taxi.

– Tu te tais, ordonnais-je, dégoûtée par ce sous-entendu sexuel. Vraiment. Merci. Pour continuer, je suis censée aider mon père demain. Je ne suis même pas sûre que Madeleine puisse garder les garçons, sa nièce arrivait ce soir. A côté de ça, tu ne sera forcément pas présente, et puis moi… moi je ne la sens pas ton histoire ! Tu sais bien comment ça a fini la dernière fois.

– Tu marques un point.

Je sens bien que cet aveu lui coûte. La faire taire est une chose peu aisée mais je sais aussi qu’elle n’en restera pas là. A croire que notre dernière sortie en date, mêlant bagarres, forte alcoolémie et intervention policière, ne l’avait pas vaccinée.

– Toutefois ! se mit-elle à renchérir. Il se trouve que cette soirée est différente car elle est organisée par les Dark !

L’annonce me fait l’effet d’un choc et, sirotant ma boisson rituelle du coucher, je fais une fausse route douloureuse et crache littéralement mes poumons.

– Meurs pas tout de suite, honey ! Ce sera au Grace. C’est la petite chérie Dark qui organise. Figure-toi que cette petite pétasse lève des fonds ! C’est à mourir de rire…

– Tu parles vraiment mal de ta future belle-fille, me moquais-je.

– N’est-ce pas ? suivi Aly sur un ton imitant l’aristocratie.

Nous pouffons en un écho.

– Alors, c’est bon pour toi ? Je sais bien que ce n’est pas ton monde mais je ne me vois pas y aller sans toi. Comme toujours. Tu sais bien que je n’ai que toi, ma Gaby…

Prise par les sentiments. J’ai toujours détesté la facilité qu’avait ma meilleure amie à me prendre par les sentiments, me faisant jusqu’à culpabiliser parfois, même si dans ses arguments, il y avait toujours une part de vérité. Peu démonstrative, c’était sa façon de me dire qu’elle m’aimait. Et c’était réciproque.

– T’es vraiment pénible ! Mais je te préviens, pas de mauvaise surprise ! Laisse-moi juste trouver une solution pour le restaurant.

– Ok, m’dame !

Trois heures, neuf minutes. Cette nuit-là, nous avons été complices encore longtemps, nous endormant au bout du fil chacune de notre côté. C’était une habitude que nous avions depuis enfants, d’autant plus lors de nuits d’orages, Alyssa ayant une peur bleue de ces derniers. De tout et de rien, nous avions parlé. J’avais cependant occulté tout événement curieux de la soirée, emportée par l’élan positif de nos échanges. Et, c’est apaisée que je me suis adonnée à Morphée.

Mais dans l’obscurité, discret et à l’affût, une ombre m’avait épiée sans relâche durant de longues heures également. Immobile sur les hauteurs des toits et sous la pluie battante, sa silhouette était d’une obscurité qui n’égalerait jamais celle de son âme.

Ce que me voulait cet homme ? Je l’ignorais à cet instant, mais ce que j’ignorais d’autant plus, c’est que ma vie ne serait plus jamais la même après cela. A nouveau, un énième grondement.

Et plus personne.

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