Chapitre 5 - Le Maître

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L’homme qui venait d’entrer dans la pièce la regarda un moment avant de s’asseoir dans l’un des fauteuils. D’un geste de la main, il l’invita à en faire de même, ravivant par la même occasion les flammes de la cheminée. Méfiante, elle s’approcha du canapé où elle se trouvait quelques instants plus tôt et regarda le nouvel arrivant du coin de l’œil.

Maintenant que la lumière était revenue, elle pouvait enfin voir les traits de son visage et elle devait bien admettre qu’il était très beau. Ses cheveux bruns étaient en bataille et ses yeux noirs ressemblaient à deux puits sans fond dans lesquels elle avait presque l’impression de se noyer. Mais ce qui la troubla le plus fut cette impression persistante de déjà-vu, comme si elle le connaissait d’avant son arrivé ici, d’avant leur rencontre quelques secondes plus tôt. Pourtant elle n’arrivait toujours pas à se souvenir. Sa tête resta obstinément vide de la moindre réminiscence.

L’homme se servit une tasse de thé et la porta à ses lèvres. Elle détourna les yeux au moment même où celui-ci la regardait. Elle sentit alors ses joues se réchauffer et jurerait avoir vu les commissures des lèvres du garçon se relever un peu. Elle posa un peu précipitamment sa propre tasse sur sa soucoupe et se tourna vers lui. Au moment même où elle ouvrit la bouche pour poser ses questions, il la devança.

– Tu es ici chez moi, expliqua-t-il calmement. Il s’agit d’un monde parallèle que tu as construit avec ton esprit il y a des années, au fil des ans, il s’est remplit de tes souvenirs.

Elle en resta bouche bée quelques instants avant de se reprendre. Que venait-il de dire ?

– Mais alors qui êtes-vous ?

– Un gardien, dit-il en posant sa tasse sur sa soucoupe. Je suis ici depuis que tu m’y as appelé il y a treize ans.

Son regard sombre se posa enfin sur elle. Il était si intense qu’elle eut presque l’impression qu’il allait la transpercer. C’était comme s’il pouvait lire en elle comme dans un livre ouvert. Mais alors, que voyait-il ? Elle ne se souvenait de rien avant son réveil dans cet endroit.

– Dans ce cas, qui suis-je ?

– Ça, c’est à toi de le découvrir.

– Comment ? Je ne me souviens de rien…

– Vois, apprend, découvre. Ce manoir est autant le mien que le tien. Il renferme toute ta mémoire, qui tu es. Il te suffit de poser les bonnes questions.

Son ton était dur, presque froid. On aurait dit qu’il lui en voulait pour quelque chose. Ou s’en voulait-il à lui-même ? Elle n’aurait su le dire. Pourtant, il y avait une sorte de profonde mélancolie dans son regard, il semblait réellement regretter quelque chose, mais quoi ? Telle était la question.

Il sortit alors une montre à gousset de la poche intérieur de sa veste et fronça les sourcils. Quand il releva les yeux, ce fut pour foudroyer quelque chose du regard derrière elle. Lorsqu’elle se retourna, elle découvrit le petit homme tremblant dans son coin sombre un peu plus loin. Soudain, le gardien se leva, rangea sa montre et reposa son regard sombre sur elle.

– Je vais devoir te laisser.

– Attends, qui est-ce ?

Pendant un instant, elle crut avoir fait une bêtise en le tutoyant. Pourtant il ne sembla même pas s’en apercevoir, à la place, il posa son regard sur le petit homme qui tressauta de peur. Ses yeux devinrent luisants, comme s’il allait soudain se mettre à pleurer. Les poings de l’homme se serrèrent, elle n’en fit pas cas. Debout en face de lui, elle se noyait à petit feu dans ses prunelles obscures.

– Tu n’as pas besoin de le savoir.

– Dis-moi au moins son nom, comment dois-je l’appeler ?

Le silence pesa lourd sur la pièce, seul le son du feu qui crépitait dans l’âtre le rompait sans remord. Elle crut un instant qu’il n’allait pas lui répondre, quand soudain il prit la parole.

– Appelle-le Peine, de toute façon c’est tout ce qu’il est.

Elle ouvrit grand les yeux, surprise par la froideur de ses propos, mais n’eut pas le temps de lui répondre. Il reposa son regard sombre sur elle et poursuivit d’une voix plus douce :

– Si tu as besoin de quoi que ce soit, demande-lui. Il est là pour te servir.

Après un nouveau regard assassin en direction du petit homme bossu, le gardien se détourna. Il s’avança vers la fenêtre et l’ouvrit en grand. Une nouvelle bourrasque de vent s’engouffra dans le salon, décoiffant pour de bon chacun des habitants. Quand le vent baissa un peu, elle s’approcha de quelques pas.

– Où vas-tu ?

– Tu n’as pas besoin de le savoir.

Il monta sur le rebord de la fenêtre, s’arrêta et, comme s’il avait besoin de le préciser, se tourna vers elle et dit :

– N’essaie pas de me suivre. Ici tu es en sécurité, dehors c’est un tout autre monde, tu risquerais de te perdre. J’allais oublier, lança-t-il après un instant, fais attention, la maison est capricieuse. Les portes et les pièces se baladent tout le temps, impossible de les arrêter.

Puis il se détourna et sauta dans le vide. Elle se précipita à la fenêtre et regarda en bas. Il avait disparu. Elle ne comprenait pas. Cette pièce devait au moins se trouver au troisième étage, comme faisait-il pour apparaître et disparaître de la sorte ?

Elle releva lentement la tête vers la lune et la fixa un moment avant de s’écarter de quelques pas. Un courant d’air froid passa et la fit frissonner. Alors qu’elle prenait les battants pour les refermer, elle remarqua quelque chose de brillant tomber lentement sur le rebord de la fenêtre.

– Mademoiselle… tremblota Peine derrière elle. V-vous devriez refermer la fenêtre… Le maître n’apprécierait pas de vous savoir si proche du d-dehors… mademoiselle.

Mais elle ne l’écoutait pas. Elle s’approcha de la forme claire qui tombait lentement et posa une main juste en dessous pour la réceptionner. En y regardant de plus près, elle découvrit une magnifique plume blanche. Les rayons de la lune rouge lui donnaient des reflets pourpres magnifiques. Pourtant, au moment même où la plume effleura la peau de la jeune fille, celle-ci se mit à brûler. Surprise, elle retira sa main et regarda la plume se consumer jusqu’à se transformer en un petit tas de cendre. Avant même qu’elle ne face le moindre mouvement, une petite brise surgit et poussa la poussière au dehors.

Elle sentit alors une main se refermer sur son bras pour la tirer en arrière. L’instant d’après, Peine referma la fenêtre brusquement. Ses épais sourcils noirs se froncèrent alors qu’il affichait ce qui ressemblait à une grimace de colère mêlée de peur.

– La plume…

– Mademoiselle, gronda-t-il, le maître a dit que dehors c’était dangereux ! S’il apprend que vous vous penchez ainsi par la fenêtre je n’ose imaginer ce qu’il ferait à mes pauvre… mes pauvres oreilles…

– Oh, je suis désolée, je…

Mais il ne l’écoutait déjà plus. Peine s’en alla en marmonnant des phrases sans queues ni tête qu’elle n’entendait même plus et disparut à son tour dans une ombre. Elle le regarda s’en aller tristement avant de se retourner vers la lune rouge. Elle n’avait pas rêvé n’est-ce pas ? Cette plume venait véritablement de brûler dans sa paume ?

Son regard perdu dans l’obscurité du ciel, elle ne put s’empêcher de se demander qui était ce gardien. Elle n’avait même pas pensé à lui demander son nom…

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