Laleh, le parfum de la terre
Laleh sortit diaphane de l’hôpital ; la blessure d’un corps est souvent utile à l'âme. Fallait-il qu’elle se reconstruise ? Elle partait en si longue convalescence, dans sa ville, au milieu des siens, dans la fragilité palpitante de la toute première enfance, de ces visages de femmes inclinés sur l’affliction ou la faiblesse, ces mains qui implorent ou qui s'étonnent ou qui soutiennent et protègent… Laleh refusa de chercher ailleurs, à l'extérieur d'elle-même, et, dès lors, il paraissait que les chances qu'elle aurait eues de souffrir s'étaient raréfiées, que la souffrance n'avait plus trouvé en elle où se glisser.
Ces derniers jours, dans la ville où elle s’était réfugiée, elle avait l’impression que les artisans, les hommes qui vendaient toutes ces choses tombées du camion, les policiers et les balayeurs étaient ses amis. Elle ressentait qu’ils faisaient tous partie d’une tribu, qu’ils étaient les derniers arméniens au milieu d’une mer d’étrangers. Avait-elle quelque chose à se faire pardonner ?
- Laleh, enfin, te voilà de retour ; je t'ai connue belle et vivante.
- C'était il y a longtemps déjà, Bâshir.
- Nous étions un jour montés à pied au sommet des Türghères d'Assas, par la face nord plus abrupte, une belle escapade, un peu physique. Et nous avions vu se déployer les chaînes enneigées du massif d'Assas et les montagnes bleues, plus au sud, au milieu de mers d'herbes printanières couleur émeraude. Au sud-est, au cœur des marnes noires ruisselantes de soleil, des antilopes s'égayaient parmi les buissons d'armoise, pour le simple plaisir de la course, et au nord, un immense nuage, aussi blanc et solide qu'un massif montagneux, encapuchonnait la tête de Mourre Nègre. La chaleur était tangible, palpable, montant des prairies en contrebas. Tu avais passé plusieurs minutes, les mains en visière, à regarder autour de toi, et puis tu avais passé ton bras autour de ma taille et m'avais remercié pour tout.
- C'était il y a longtemps déjà, nous recommencions de nous aimer.
- Nous avions déjeuné sur un promontoire colossal et couvert de lichens verdâtres qui s'étendaient bien au-dessus de l'herbe tel le dos d'une baleine, constellé de coquillage. La corolle ciselée des œillets diffusait alentour les fragrances poudrées de celles que répandent les belles qui, le soir, vont au bal.
Je me rappelle, je t'avais parlé d'un oncle, qui avait pris pour femme une Circassienne, peu après la guerre. Son mariage n'avait duré qu'un an ou deux. Enfant, j'avais questionné mon oncle qui m'avait répondu " ça n'a pas pris, tout simplement ". Et tu m'avais répondu " Quoi ? Comme s'il s'agissait d'une greffe sur… une vigne vierge ? "
- Je ne me souviens plus, Bâshir ; mais si on reste dans ce registre, c'est peut-être lui qui n'a pas su la prendre, la soigner, ni lui offrir une terre fertile. Tu parles de ton oncle, celui qui t'a élevé ?
- Oui. Voilà, c'était lui... Et moi, quel genre de terreau t'ai-je donné, Laleh ? Une masure de trois pièces au bout d'une mauvaise route, quelques centaines de billets chaque mois pour des ballots de laine, une Oldsmobile vieille de douze ans, une paire de chevaux et des bûches de pin pour chauffer la maison. Voilà ce que je t'ai apporté. Une cuisinière brûlante, des mouches sur le rebord des fenêtres, une porte d'entrée qui ferme mal et qui se trouve bloquée par la neige la plupart des matins d'hiver, des pataugas maculés d'une mélasse improbable à force d'avoir crapahuté sur des routes impraticables.
- Oui, tout ça… Avec la crédulité d'un gamin de la campagne, tu avais envisagé de m'arracher aux treilles de lierre et aux pelouses des avenues de la capitale. J’étais fille des villes, attachée aux jardins secrets, aux fontaines et aux venelles, aux bazars parfumés, aux ombres des cimetières, aux frêles minarets et aux coupoles majestueuses, aux bicoques en bois à la merci d'une étincelle. Tu avais pensé me rendre heureuse ici, rien qu'en me promettant ta fidélité. Comment avais-je pu te croire ? Était-ce l'amour, aveugle à ce point ? Et je me suis lentement affamée, comme une chienne dans un chenil à qui l'on ne donne qu'un os pour toute subsistance.
C'était il y a longtemps déjà. Pourtant, quand j'étais petite, je t'avais accueilli au coin de l'épicerie, dans cette ville perdue où j'étais en vacances. J'avais osé ! Tu étais désemparé. Tu venais de perdre quelqu'un ?
- Oui… Dans la rue, la poussière se soulevait sous mes pieds, la journée était éclatante. Parmi les étals de fruits, le parfum des épices se mêlait à cette odeur si particulière de poussière, de bêtes de somme et d'indigence.
En ville, mes amis jouaient sur les boulevards fleuris, mais ma place, je le savais, était ici, à la ferme. J'étais rentré plus tôt que prévu, par le car. La porte de la remise grinçait en battant lentement sur ses gonds, et à l'intérieur, je ne voyais que l'obscurité. A des kilomètres d'altitude, un nuage, solitaire dans le firmament brillant, traînait son ombre sur le sol. Ma tante se serait arrêtée un instant pour le regarder passer.
- Ta tante Circassienne ? Le greffon de vigne qui n'a pas pris ?
- C'est tout à fait ça, elle n'a pas pris… Alors que je me tenais à l'intérieur de la remise, les bras étreignant un poteau rugueux, j’aperçus des pannes de la charpente qu'on distinguait dans l'obscurité, la corde, enroulée deux fois et attachée. Je me souviens de ça... et de la main de ma tante quand je l'ai enfin touchée, semblable au bois du poteau que j'agrippais fermement, observant dans l'intérieur poussiéreux et confiné le lent, lent balancement de ce corps semblable à un métronome. J'ai replacé l'échelle qui était tombée et gravi les barreaux comme elle avait dû le faire un peu plus tôt, et j'ai scié consciencieusement la corde avec mon canif. D'une bâche constellée de taches, j'ai recouvert le corps à l'endroit où il était tombé, faisant jaillir des plis des volutes de poussière pareille à des farfadets dans l'air étouffant, et je lui touchais la jambe, une dernière fois, pour m'assurer qu'elle était rigide, qu'elle n'était plus ma tante… mais autre chose, abandonnée à sa place. J'ai franchi le seuil de la remise, éblouissant, puis traversé les champs moissonnés et les terres en jachère en direction du tracteur et du nuage de poussière qui contenait mon oncle.
J'ai quitté la maison et je t'ai rencontrée, à nouveau. Longtemps, longtemps après nous nous sommes aimés. La suite, tu l'as racontée…
- … Va de soi le partage des mêmes goûts, des mêmes amis, du même travail, du même nom, des mêmes tics de langage ! Où étais-je dans cette confusion totale des désirs et des choix ? Et toi, où étais-tu ? Je disparaissais, noyée, absorbée dans le « nous ». Tu m’avais spoliée, occultée. Je n’existais plus. Pour finir dans la misère et la sécheresse du cœur et nous nous sommes quittés. L'amour est un principe mystérieux, le désamour plus encore ; on arrive à savoir pourquoi on aime, jamais vraiment pourquoi on n'aime plus.
- J'ai appris que tu étais malade, perdue ; et tu as disparu. Aujourd'hui tu me reviens. Qu’as-tu fais pendant toutes ces années d’errance ? Comment as-tu vécu, dans la douleur de ta chair m'a-t-on dit, dans la souffrance des jours qui s'effacent ?
- Après l'Assas, je suis rentrée à la capitale. Ma famille, tu te souviens, c’étaient des intellos ; ils se distinguaient par leurs études, leurs recherches, mon père, mes frères… Mes sœurs étaient parties. Ma mère, elle, ne quittait pas le foyer. La maison tournait, en fait, grâce à elle. Les hommes de la famille cultivaient le côté théorique de la vie, ma mère, le côté matériel et physique. J’avais compris que l’essentiel de la vie des hommes, c’était les affaires du monde. Tandis que la grande affaire des femmes, c’est la vie. Elles en détiennent le long secret, de la palpitation inaugurale jusqu’à l’accomplissement. Or, le monde a peu à voir avec la vie. Les hommes savent mettre beaucoup d’énergie dans ce qu’ils entreprennent - la volonté, toujours – mais peu d’âme. Ils n’aiment pas s’abandonner à ce qu’ils ne comprennent pas, alors que les femmes y ont été accoutumées par le mystère même de leur nature. Elles ont appris à consentir aux longues étapes de la maturation silencieuse, à toutes ces métamorphoses intimes qui se trament en elles. Elles ont saisi la relation complexe qui persiste la vie durant entre ces deux frères rivaux : le faire et le laisser-faire.
Et j'ai rencontré des hommes ! Je les ai pris en charge croyant leur rendre service. Au bout de peu de temps, je remplaçais leur mère, avec en plus la possibilité de me faire border et bichonner dans mon propre lit. Alors, libres de tout, ils reprenaient leurs habitudes de petits garçons et se mettaient à jouer au ballon quand je faisais le ménage, à parler voitures quand je faisais les courses et à esquinter les femmes avec les copains pendant que je faisais la vaisselle après le repas, sans oublier les grosses plaisanteries salaces quand ils pensaient que je ne pouvais pas les entendre. A tout prendre, j'ai préféré vivre seule.
C'était pour moi le moment de chercher cette guérison et cette paix que seule la solitude peut apporter.
Alors, je suis partie au nord. Pour le reste, je ne sais pas. J’ai oublié. J’ai dû travailler, comme tout le monde… J'étais dans les champs de coton, sans savoir pourquoi. Si, il fallait manger. Dès lors, courber l’échine sans se poser de question…
- Comment ? Tu cueillais le coton ?
- Oui, le début du mois de septembre est marqué par le lancement de la « campagne de coton », c'est-à-dire, sans euphémisme, l’exploitation sur les champs de coton de fonctionnaires, d’écoliers et d’étudiants en plus des paysans. Tu sais, les employés du secteur privé eux-mêmes ne sont pas épargnés. Les étudiants de troisième cycle, les médecins, les enseignants, les fonctionnaires, tous sont mobilisés chaque année. Les entreprises publiques comme privées. Celles qui y ont échappé ont bénéficié d’un arbitrage pris au plus haut niveau de l’État. La méthode n’a rien de bien sophistiqué. Les entreprises privées ont l’ordre de détacher un certain nombre d’employés aux travaux des champs. Ne pouvant refuser, elles en arrivent à exercer des pressions sur leurs salariés.
- Une pratique qui rappelle l’époque des Militaires, mais remonte en fait aux temps de l’esclavage ?
- Oui, les habitants deviennent de facto des esclaves. Chaque « esclave » reçoit un sac muni d’une sangle qu’il passe autour de son cou, de sorte que l’ouverture du sac lui arrive à la poitrine, tandis que le fond touche presque terre. Chacun reçoit aussi un grand panier d’une capacité d’environ deux barils où il déverse le coton quand le sac est plein. J'étais avec eux, esclave. J'ai reçu le sac, les paniers, comme eux. Les paniers sont emportés dans les terres et placés au début de chaque rangée.
La première fois qu’un nouvel « esclave » inexpérimenté est envoyé dans les plantations, il est pressé de travailler le plus vite possible. La première saison, je peux te le dire, c'est difficile ; et puis les années passent. Le soir, on pèse notre récolte pour connaître notre capacité de cueillette. On devra rapporter le même poids de coton tous les soirs. S’il en manque, on considère que c’est la preuve qu’on a traînée et on ne reçoit qu'un demi-salaire, en guise de punition.
Le coton est cueilli exclusivement à la main, même si des méthodes plus modernes ont pu être utilisées par le passé. Le secteur de la fabrication de machines agricoles est un champ de ruines et le prix du carburant est très élevé, tu sais de quoi je parle, c'était ma partie, il y a longtemps déjà.
Et le comble, c’est que la douceur de cette fleur est couronnée d’épine ! Le coton, ça arrache les mains, on est toute griffée à force de cueillir. Au premier passage encore, ça va, on peut remplir son quota de soixante kilos de coton par jour. Mais ensuite, quand il y en a moins dans les champs, on ne ramasse plus que trente, trente-cinq kilspar jour et on gagne une misère. Le coton est une «malédiction» pour les cueilleurs autant qu'une richesse, pour les autres.
- Je connaissais la laine, pas le coton.
- C'est vrai que j'ai aussi fait la laine avec toi ; c'était avant, il y a longtemps déjà. Mais la laine n'est pas le coton. Tu connais mon côté agricole ? Le commerce du coton est l’une des sources de revenus des élites corrompues du pays. Les fermiers n’ont pas le droit de vendre leur récolte à leur compte, mais doivent les céder à des organismes qui le retraitent. Le coton est ensuite écoulé par l’État sur le marché extérieur. Malgré leur caractère privé, les exploitations agricoles sont soumises à la réalisation d’objectifs planifiés, lesquels, s’ils ne sont pas atteints, entraînent des conséquences sérieuses allant du châtiment corporel à la peine de prison. D’où un certain nombre de suicides enregistrés chez les agriculteurs qui ne sont pas parvenus à les atteindre.
- Mais qu’as-tu fais là-bas ?
- Je te l’ai dit, j’ai courbé l’échine. Pourtant, j’étais presque heureuse. Pas de question, pas de passé ni d’avenir. Juste un présent immuable, usant, exténuant, physiquement lourd, moralement absent, spirituellement léger.
- C’est-à-dire ?
- Rien, la vacuité la plus absolue, le corps oublié sous l’effort, l’ascèse du mystère divin omniprésent. La présence et la permanence à soi… l’espérance d’un nouveau jour, qui ne vient pas. A force, l’attente se dissout dans l’instant, et il n’existe plus rien, rien qu’un grand vide dans lequel on s'abîme, à l’infini.
- C’est la rédemption par l’oubli de soi ?
- Non. Ce n’est que la vie qui coule, qui nous lamine et nous conduit au bout de ce que nous devons vivre. Au cours de ces derniers mois, fatiguée et cassée, je suis restée dans la maison des cotonniers. Je passais systématiquement d’une fenêtre à l’autre, afin d’embrasser l’existence des cueilleurs réduite à quatre rectangles encadrés de bois chaulé, avec pour unique vue, quelle que soit la direction, du chiendent intransigeant, des champs assoiffés et fouettés par le vent. Une courbure quasi imperceptible de la terre sous un ciel qui n’avait produit presque rien d’autre que du chagrin. De maigres épis d’orge, de maigres épis de blé. Dans la couleur des champs de coton, de la rouille à l’infini hormis pendant la floraison. Cette vue de la maison ne changerait pas et, je le savais, ne changerait jamais. Même le plus vert des printemps n’était rien d’autre à mes yeux qu’une promesse mensongère, les brèves pluies d’avril allouées par un Dieu farceur en quête d’un sourire.
Et puis, j'ai eu mal, de plus en plus mal. Je respirais difficilement. Je ne pouvais plus marcher. J'ai perdu du sang, ma tête, mon être...
Et tu sais pourquoi je suis partie ? Pourquoi j'ai quitté l'Assas ? Ça ne t'a pas posé de problème ? Moi j'ai cru mourir, et pourtant, c'était pour vivre. Tout ce que je savais du bout des lèvres, je le sens, maintenant, dans mon cœur… Et puis tiens, toi qui es là, à ne rien faire, dis-moi, si je venais à mourir, tu pleurerais ?
- Oui... tu sais bien que je pleure pour un rien.
- Tu te fous de moi ?
- Pourquoi es-tu toujours dans la colère ?
- Pour respirer, crier, cracher, éructer... et puis boire, boire l'ivresse jusqu'à la lie ; oublier, tout oublier.
- Pourquoi te forces-tu ?
- Ça me fait vivre, tu comprends ? J'en ai besoin puisque la vie s'en va toute seule.
- Tu n'es pas obligée, je peux t'accompagner.
- Pourquoi faire ? Pour aller où ? Tu ne pourras même pas me suivre, tu ne pourras même pas aller jusqu'au bout !
- Je peux essayer.
- Comment ? Où veux-tu que je t'emmène ? Laisse-moi rire…Tu n’es pas prêt à aller là où je vais.
- Tu pourrais rire ?
- Euh... rire ? Pourquoi pas ?
- Alors nous serions deux.
- T’es con ou bien ?
- Non Laleh. Allons-y, ensemble. Je te prendrai par la main, et tu viendras. Tu pourras respirer tout ton saoul et t’appuyer sur moi. Tu n'auras qu'à te laisser aller, dans l'abandon d'un jour nouveau.
- Arrête ! Tu vas me faire pleurer. Tu n'as pas compris que c'est fini, que tout est fini pour moi ? Que la vie file par tous les bouts, que je n'aimerai plus, plus jamais... et que plus personne ne pourra m'aimer ?
- Et moi ?
- Ça ne sert à rien, c'est perdu d'avance.
- Pourtant cela fait déjà si longtemps, alors ?... Il n'y a rien à perdre.
- Tu me fais mal, tu n'as plus rien à faire avec moi. Je te déteste.
- Quelqu'un a dit : " S'il y a une chose à laquelle tu tiens par-dessus tout, n'essaye pas de la retenir. Si elle te revient, elle sera à toi pour toujours. Si elle ne revient pas, c'est que dès le départ, elle n'était pas faite pour toi ". C'est pour ça que tu m'es revenue ; accepte-le, que nous puissions accomplir notre chemin.
- Bâshir, tu es aveugle ou quoi ! Cela jaillit, cela s'étire, cela envahit. Gouttes, pluie, source, larmes, sueur, sang, ombres décapitées, rumeurs, vagues, mots, rides.... Puis cela vibre à peine, s'essouffle, craque, grimace, s'efface, se tait. Et tu penses que c'est moi qui suis dans le déni ? Tu as vu mon visage ? Tu sais ce qu’est devenu mon corps ? Tu as vu ce que je suis aujourd’hui ? J'en crève ! Dans quoi veux-tu que je t'embarque ? Où veux-tu que cela nous mène ? Cela me ronge de l'intérieur, ça rejaillit à l'extérieur et bientôt, ça va saigner, ça va puer, je vais te faire honte, je vais te faire horreur. Je vais me détester. Et ça me fera trop mal. Ça me fera trop mal. Alors va-t'en avant qu'il ne soit trop tard.
- Quand tu es hors de toi, comme maintenant, le sang palpite à ta gorge, et l'incarnat de tes lèvres fait vibrer ton être. Tu es belle comme l'astre à son couchant, illuminant de ton regard la vie qui t'entoure. Tu m'émeus au point que tu me laisses, dans l'absence d'une respiration, osciller entre le besoin de t'étreindre et la force de t'aimer.
Un splendide lever de soleil pour rien ? Je préfère les cinquante nuances de ciel gris. Aux monochromes des abysses de ton regard se substitue l’arc-en-ciel qui illumine mon âme, qui ravit ma personne et comble mes plus fous espoirs. Mon esprit vagabonde, s’enivre de toi et vacille… Dans un parfum de merveilles, ton âme est la seule senteur.
- J’en ai souvenir Bâshir. Tu te prolongeais en moi dans une infinie douceur. Affleurant, approchant, frôlant le spasme, mais pas encore, tu jouissais de pousser notre désir à son extrême. Car seuls existaient nos désespoirs, sombrant dans une folie utopique, presque hérétique. Je me jetais sur toi, complètement hystérique. Tu pensais à fuir, mais c’était impossible, tu restais figé, comme paralysé, le souffle coupé. Le temps s’était arrêté. J’ai pourtant continué à avancer, inspirant les effluves. C’était il y a longtemps déjà.
Regarde-moi, j'ai vieilli Bâshir, trop tôt, trop vite. Et bientôt, le sang se retirera de mes lèvres, de mon cœur. Et je serai blanche, tel un fantôme... et il te restera quoi ? Un cadavre enveloppé d'un suaire de coton blanc.
- Tu sais, la plus cruelle des vieillesses n'est pas organique, c'est celle du cœur. Laleh, ne crois pas que la mort soit un échec, c'est l'amoureux accomplissement de l'alchimie de la vie.
- Je voudrais arrêter là, m’inventer une raison, me dire " enfin, voilà c'est fini !". Ce pont entre nous deux, c'était beau et joyeux. Bien sûr, j'ai peur du vide, d'être seule dans les moments rudes, sans personne qui m'aime. Je t'aime encore parfois, mais j'ai plus le cœur à ça... J'ai plus le cœur qui bat.
- Merci d'être revenue.
- Pour combien de temps, Bâshir ?
- Il faut regarder la vie avec humour... de toute façon, on n'en sortira pas vivant !
- Tu es glacial.
- Je pensais qu'on pouvait oublier, Laleh. Maintenant, je sais que lorsque deux personnes qui s'aiment et qu’elles se sont fait du mal, elles ne peuvent oublier. Si elles restent ensemble, ce n'est pas parce qu'elles oublient, c'est parce qu'elles pardonnent.
D'aussi loin qu'elle s'en souvienne, Laleh avait toujours connu Bâshir secret, timide et parfois colérique, ironique par défense, drôle par intérêt et d'humeur souvent inégale. Elle se rappelle de Bâshir dans la cour de l'école, un pitre qui avait tendance à en rajouter, prêt à tout pour être la vedette. C'était déjà son amoureux, qui la faisait rougir en lui apportant un bonbon à la récré ; plus tard, au collège, il était très en retrait, possessif, parfois avec des attitudes à la limite de la tyrannie. Laleh l'avait admiré, ignoré, craint, respecté, haï. Peu après leurs examens, sans explication, Bâshir avait eu le culot de partir en retraite au monastère de Tatev ! Certes l'endroit était envoûtant, mais les filles en étaient alors exclues.
Laleh restera à la capitale, tiraillée entre des soirées insipides et des études de journalisme, sur un campus universitaire à l'abandon, les élites du pays ayant préféré les grandes universités de l'étranger. Elle s'orienta par défaut vers la presse agricole, encore en essor dans ce pays rural. Pourtant elle rêvait de presse internationale, d'envoyées spéciales aux quatre coins des mégapoles, de tailleurs chics et de vies urbaines et policées, baignées de scandales boursiers et de pétrodollars... Des paillettes, des pluies de paillettes multicolores qui s'éteignaient dans son café mazbout. Ainsi, elle rêvait sa vie à la terrasse du Grand Café Haroutian.
Elle avait quitté le domicile familial pour s'affranchir d'un père qui voyait d'un mauvais œil cette jeunesse "émancipée", qui ne respectait plus les codes claniques de la société traditionnelle. Laleh partageait alors un petit appartement avec deux de ses sœurs cadettes, au bas de la rue Hazret. Elle se désolait de ne pouvoir partager plus avant la vie turbulente et les soirées de strass d'Anouche et Susana qui, bien qu'étudiantes, respectivement l'une en droit canon, l'autre en couture et Arts Ménagers, avaient gagné leur autonomie en travaillant dans le show-biz local, à savoir danses du ventre et autres pantomimes pour touristes en mal d'exotisme. D'ailleurs, au grand dam de Laleh, Anouche se targuait d'intégrer un jour le monastère de Tatev, option none. Susana, très extravertie mais docile, préférait la quête, non du saint graal, mais du mari à cinq pattes et expérimentait tout ce qui portait moustache et humour en bandoulière.
C'est de cet aréopage de "chercheuses du vivant" puisqu'elles se nommaient toutes les trois ainsi, que Laleh devait s'extirper régulièrement pour s'adonner aux joies de la mécanique agricole ou autre insémination artificielles de la race ovine, battre la campagne et les bourgs douteux pour ramener ses piges au "Réveil Agricole d'Ararat".
C'est ainsi, qu'après une soirée bien arrosée à Gülpinar (ça ne s'invente pas) elle fit la connaissance d'un bel étalon, à la crinière en bataille, avec chanfrein et boulets blanc, un pur alezan qu'elle souhaitait monter en amazone, après force négociations d'avec son propriétaire Yévgueni Khatchatourian. Naturellement, Laleh ne se souvient pas du petit matin blême, quittant le lit encore tiède pour une aube humide et laiteuse. Mais il paraît, que lorsque Yévgueni l'eut installé à califourchon sur le dos de l'animal, le fougueux alezan, et qu'il eut fait claquer son fouet, elle ne tomba point de cheval et réussis à s'agripper on ne sait comment à la crinière de la bête qui galopait ventre à terre. La fière amazone avait méjugé ses capacités équestres et, devant l'éclat de rire de la famille Khatchatourian, s'était résignée à mirer l'envers de ses bottes crottées. Yévgueni lui susurra « on éprouve les bœufs et les ânes avant de les acheter ; mais les femmes on les prend sans avoir connaissance de leur humeur et de leur vie ». Laleh ne fut pas bien du tout dans sa peau mais ne voulut surtout pas le montrer ; elle dissimula alors son vrai visage, de peur de perdre son pouvoir d'enchantement. Elle avait pourtant de grandes qualités de séductions de même qu'une forte intuition envers les choses et les hommes, mais elles étaient parfois artificielles.
Ce fut un déchirement. Alors, il fallut rentrer et quitter le bel étalon et son maître avenant, avec la promesse de revenir… Une vie d'errance, dans la hâte, la quête d'une cabine téléphonique en état de marche pour dicter son papier, la course avant le bouclage du journal. Et la vie qui s'égrène et file entre ses doigts.
De campagnes en estives, elle retrouva Bâshir, éleveur de mouton, pour la viande et la laine. Il avait hérité de l'oncle les steppes maigres et ingrates des hauts plateaux d'Assas. Laleh préparait alors un dossier sur les élevages extensifs d'Anatolie. Elle devait enquêter sur plusieurs milliers de kilomètres carrés laissés en vaine pâture aux moutons, cerfs et antilopes, abandonnés aux lions et aux loups... Laleh partie en expédition depuis la rue Hazret par un soir de crachin d'automne. Anouche et Susana l'accompagnèrent à la gare routière après de profondes embrassades. Depuis la Grand'Place, elle prit le car de l'Ouest, pour plusieurs nuits et journées pleines de routes, de pistes et de caravansérails. Plus elle avançait dans les montagnes, plus elle s'enfonçait dans l'arrogance du froid et dans des territoires de solitude. L'autocar bringuebalait dans les côtes, le moteur brûlait, hurlait, et le froid s'engouffrait dans la cabine. Les vitres s'émaillaient sous la buée des passagers, l'onglée perçait sous les gants, les pieds n'étaient plus que blocs de sel dans les chaussures de ville. Laleh sentait son cœur se rétrécir sous les impulsions sourdes du moteur. Un col, puis un autre. Les peuples montagnards émergeaient des brouillards givrant, enturbannés, emmitouflés de fourrures rousses des loutres, grises et moelleuses des louves, gueules cassées, pas rasées, souvent édentées, femmes rondes et rubicondes, réjouies et un peu goguenardes, aux robes criardes. Cinquième jour, une halte à Karaköse, puis la route encore, deux jours peut-être trois pour Erzurum. De vastes étendues grises et ocre, l'herbe rougie par le froid, quelques buissons rabougris, de rares arbres rétractés défiant l'horizontalité engourdissante de ces plateaux qui défilent derrière l'espace du carreau dont on a gratté le givre. Laleh s'abandonne lentement à cette torpeur minérale. Qu'allait-elle chercher au fond de ces landes figées et désolées ?
Bâshir avait quitté Tatev pour une quête plus rupestre, quelques milliers de têtes de moutons, des bergers d'Anatolie aux colliers hérissés de violentes pointes forgées contre la morsures des loups, une paire de chevaux courts et musculeux, une toque en loutre, un manteau d'agneau retourné aux parements de sauvagine, jeté en travers des épaules. Il battait la lande par tous temps, troquait des peaux ou de la viande au détour d'un village du massif d'Assas contre du tabac et de l'alcool, tondait et confectionnait des ballots de laine pour le grand marché de Tuz Gölü. C'est dans cet équipage qu'arriva Laleh, avec ses blocs-notes, son magnétophone, ses références vétérinaires, ses brochures sur la mécanisation rurale, son vieux sac à dos militaire plein de fatras inutile, avec sa grande jupe de feutre tirebouchonnée à la taille sous sa poushtine brodée, avec ses yeux clairs, limpides comme une onde frémissante et lumineuse.
- Laleh ! C'est toi ? Laleh ! Que fais-tu ici ?
Les chiens grondaient, le vent fouettait les cheveux libres et noirs de Laleh, interloquée, pétrifiée devant la stature de Bâshir dressé sur son cheval. Bâshir l'Ottoman, celui qui ne s'inquiète pas du lendemain, qui se sait dans la main ferme mais miséricordieuse de Dieu, qui le guidera entre les écueils d'une existence éphémère. La steppe était là, dans l'attente, suspendue aux lèvres de Laleh.
- Bâshir ? Bâshir ! Par quel sortilège tu m'apparais au milieu de nulle part ? Explique-moi ? Je descends du car au bourg d'à côté, le maire me parle d'un éleveur que je dois rencontrer, là-haut, sur le plateau, et...
- Laleh, comment m'as-tu retrouvé ?
- Le hasard, la destinée ? Je ne sais pas Bâshir. Mais il n'est pas impossible que tu sois à l’image de la vérité : un oiseau vivant, et si on l'attrape, ne va-t-il pas mourir, serré dans la main ?
- Viens, rentrons. Assez les chiens ! Couché Morguhr, couché Ayalta ! Gardez les moutons ! Viens Laleh, allons prendre le thé au chaud.
Laleh fut plongée d'un coup dans l'ivresse d'une femme qui décide librement de s'attacher à un homme. L'amour conjugal né d'un mariage imposé, comme souvent en Anatolie, demeure à jamais amputé de ce premier hommage du cœur, spontané et miraculeux, qui rend le désir à l'amour. Il lui manquera toujours le sel de la conquête.
Laleh ne quittera l'Assas que bien des années plus tard, rongée d'ennui et de désespoir. Elle quittera son emploi de journaliste et s'en fut dans la solitude des champs de coton. La vie s'étiole sans savoir pourquoi, sa vie s'étoile au firmament.
L'aube n'était encore qu'une promesse miraculeuse. C'était l'heure précaire où Azraël, l'Ange de la Mort, vient chercher les âmes agonisantes, l'heure où les gens raisonnables dorment à point fermé.
- Quelles sont tes pensées, Bâshir, juste à cet instant ? Tu me transportes aux confins d’une étoile où je rêve de te voir. Tes sentiments pour moi sont-ils aussi vagues qu'avant ? Ton sourire règne où tes yeux font taire, par mille nuances et tant de douceur, les remous des tambours de nos cœurs dans une étreinte éternelle — les tendres percussions de tes doigts sur ma peau. Quel trouble fais-tu en mon âme ! Je demeure en transe de recevoir ta réponse. Offre-moi ton souffle que je puisse respirer... Offre-moi ton cœur que je puisse, du fond du précipice, envisager la rédemption, fuir la fuite... S’élever, poursuivre, se laisser guider et te reconnaître — non pas avec mes yeux, mais dans tes yeux où je me reconnais, et dans les miens qui te recréent. Mes morsures te vêtent, et tes caresses me dévoilent pendant que je revis dans tes bras aimés. Je serai folle de toi. Toujours. Jamais. Ton image hantera mes jours et mes nuits. Je ne serai plus jamais la même, je ne serai plus jamais moi. Hésitante, je serai… pour le moins flamboyante, à tes côtés. Peut-être… Restera-t-il les cicatrices de nos tourments ? Ou quelques pétales étendus aux pieds d’une rose fanée ? Ou des feuilles d’automne doucement roussies ? Je te quitte.
Laleh s'en va. Elle était impatiente de mourir, mais les forces lui manquaient pour accomplir son projet. Bâshir lui tient la main, seul, l'accompagnant dans son dernier soupir, son dernier désir.
Va mourir pour qu'on vienne à t’aimer - Proverbe arménien
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