La voisine, l’ignorée de la Terre (ou petite frise d’indifférence au milieu d’immenses solitudes)
Aux Goudes, face à l’île Maire se dessine la magnifique Baie des Singes. La frontière ultime de Marseille, le bout du monde quoi. Abritée de la haute mer par une digue, l’eau y est certes toujours plus fraîche mais le cadre y est toujours somptueux. Et même le plus blasé des marseillais ne s’en lasse pas. Petite par la taille, souvent bondée en été, elle n’en demeure pas moins agréable, surtout en semaine. Magnifique et bien préservée avec cette roche blanche typique du Massif des Calanques, l’île de Maire face à cette restanque, complète ce tableau impressionnant.
J’y habitais depuis trois ans. Ce paradis perdu était aussi la dernière escale de certains paumés et marginaux, des laissés pour compte de l’agglomération marseillaise. On pouvait y vivre chichement, dans ces « cabanons » de fortune, ou d’infortune.
Je n’étais moi-même que peut présent au monde et j’avais une voisine. Mais j’avais oublié le sourire. J’avais oublié qu’il nous faut emprunter ce pont de lumière qui relie les rives tout autant que les rêves : le sourire. Ce sourire qui permet de passer de l’autre côté, de traverser le flot de la solitude sans risque de sombrer, d’aborder l’autre sans frapper à la porte. Le sourire est accueil, partage et rencontre ; mot de passe informulé grâce auquel est pourtant clairement signifié : ouvre-toi. Ce qui revient à dire, pour celui qui reste sur le seuil : ouvre-moi.
J’avais une voisine…
Elle va prendre l’air. Elle va prendre le large. Elle va sortir de ce deux-pièces exigu aux lambris jaunis, aux murs dont les lambeaux s’attachent encore au plâtras éventré. Décoller l’odeur de graisse et de fumée de ses vêtements. Eteindre la télé, éteindre les bruits de machine, de claquements de portes, d’éclats de voix. Elle va enfiler son manteau, encore tout neuf tellement elle sort peu. Tellement peu de raison de sortir. Pour quoi faire ? T’es pas bien ici ? s’entend-elle dire. Bien sûr, elle a tout, la chaleur du poêle à mazout quand elle a le droit de l’allumer, la cuisinière équipée de deux plaques électriques qui ne servent qu’aux grands jours : le dimanche où sa belle-mère s’invite. Une plaque pour les patates à l’eau, l’autre pour la soupe aux oignons. Le minifour pour le rôti, posé sur le frigo qui ne refroidit plus que des bières.
Le dimanche c’est jour de fête, elle sort la nappe blanche et les assiettes du mariage. Celles qui ne sont pas ébréchées. Elle sort tout ce qu’elle a, sa belle robe, la seule qu’il lui ait offerte en cinq ans, son peu de maquillage et, face au miroir, elle trace sur ses lèvres un sourire au pinceau. Puis elle dresse la table pendant qu’il est au foot, au foot ou au bar, ou ailleurs, et puis, quelle importance. A midi elle arrive, la belle-mère et son cortège de représailles : n’a-t-elle pas un peu grossi ? Elle devrait faire attention, s’arranger un peu les cheveux, elle lui donnera l’adresse de son coiffeur, il peut faire des miracles. Oui, oui, bien sûr, acquiesce-t-elle poliment. Et elle pense aux miracles, en touillant la soupe aux oignons roussis. L’odeur lui donne des haut-le-cœur. Bientôt il va rentrer, s’asseoir dans le divan et se faire servir une bière. Sa mère va lui caresser la joue en lui demandant s’il n’est pas trop fatigué de sa semaine et noter que sa chemise n’a pas été repassée correctement. Elle va jeter un regard furtif vers elle, qui touille toujours la soupe et pique dans les patates. Depuis sa cuisine, elle ne se retournera pas. A table, ils regarderont le débat politique dominical. Il tapera du poing, invectivera les uns puis les autres dans une exhortation qui n’a d’autre intérêt que de faire la conversation à leur place. Puis elle débarrassera la vaisselle dans l’évier et amènera les éclairs au chocolat débordant de crème. Vous en avez de la chance ! répétera la belle-mère, comme chaque semaine, pour noyer le silence. Une vue pareille, c’est vraiment rare ! C’est comme si vous étiez en vacances tout le temps ! Et ils se retourneront vers le front de mer, offert comme une carte postale. C’est là qu’elle se lèvera. A cause de la carte postale. Ou de la belle-mère. Ou des éclairs. A cause du creux dans son ventre et du manque d’air. Elle enfilera son manteau rouge encore tout neuf de n’avoir jamais servi. Elle va prendre l’air. Comment ça, prendre l’air ? Qu’est-ce qu’elle a besoin de sortir ? Et puis, regarde ce ciel : il va pleuvoir. Elle ne va pas sortir comme ça, alors qu’on est dimanche et que les invités sont là ! C’est quoi ces manières ? Elle ne va pas se démonter, elle n’a pas appris ça. Elle hésite un peu, finalement, c’est vrai, c’est dimanche, elle devrait peut-être attendre demain. Mais c’est maintenant qu’elle veut prendre l’air, prendre le large. Ne fais pas ça ! Il la menace. L’air soudain se raréfie. Elle ne va pas pouvoir rester. Ce n’est pas bien, il va lui en vouloir, mais elle ne peut pas faire autrement. Elle va prendre l’air. Les poings de son mari se serrent sur la table. Elle a toujours dit « mon mari », pas « mon homme », comme on dit maintenant. Pourtant elle n’est ni vieille ni coincée. Elle dit mon mari, il dit ma femme. Dans mon mari, il y a cette notion de lien, d’attachement, elle pense plutôt cette corde autour de son cou. Dans ma femme, il y a l’objet qu’elle représente, celle qu’on sort pour être accompagné, celle qui s’occupera de la maison et des enfants pendant que le mari travaille. Les enfants, ils n’en ont plus parlé depuis son retard de règles. Quatre jours de retard, juste le temps d’espérer. Puis tout est rentré dans l’ordre. Depuis, il ne l’a plus touchée. Elle répète : je vais sortir. Il lève la main, ouverte, bien plate. Elle voit saillir ses mâchoires, ses narines se dilater et entend son souffle s’accélérer. Sa mère renchérit, franchement, quelle impolitesse, les abandonner comme ça ! Il élève la voix. Lui intime de rester. Elle va ouvrir la porte et l’entendre hurler, puis elle va la fermer et le son de sa voix sera assourdi, comme les basses d’un woofer. Le son de sa voix ou les battements de son cœur ? Elle va descendre l’escalier. Ses talons claqueront sur les marches en ciment. Le ciment résonnera dans toute la cage, en écho. Elle enlèvera ses chaussures au palier inférieur, pour stopper ce glas délétère. Elle va ouvrir la porte de la maison où s’engouffre l’air. L’air frais et humide. Elle va le laisser entrer, la bousculer, l’ébouriffer, l’envahir. Elle laissera claquer la porte sur ce courant d’air et remarquera à peine qu’elle n’a pas ses clés. Elle va prendre l’air. L’air de rien. Elle jettera un regard autour, fourrera ses mains dans les poches de son manteau rouge. Y trouvera des lunettes de soleil qu’elle mettra malgré la grisaille. Elle rechaussera ses talons. Dehors, les talons claquent autrement. C’est net, décidé, ça ouvre, ça cadence le pas. Elle prendra l’air. L’air du temps et le temps sera encore clément pour la saison. Elle affichera un sourire de façade sous le rouge de ses lèvres, comme le rouge de ses yeux. C’est le vent le premier, dans une bourrasque, qui lui arrachera une larme. Elle marchera sur le boulevard de la mer, avec ses lunettes et ses talons dans son manteau rouge et son sourire comme une balafre rouge sur son visage mouillé de larmes. Elle avancera comme un phare qui descend dans la brume. On pourra la repérer de loin, mais personne ne regarde une femme marchant le long de la mer un dimanche un peu gris, dans le soir qui va bientôt tomber, bientôt la prendre. Personne, ni les maris occupés à ruminer leur colère qu’ils ne savent sur qui passer, ni les belles-mères qui bientôt vont s’en aller, parce qu’il se fait tard et qui claironnent vertes de rage qu’elles espèrent bien que toutes les femmes de tous les fils appelleront pour s’excuser d’une attitude si puérile, si impolie, si peu respectueuse à leur égard. Elle, elle va continuer de marcher jusqu’à ce que bon lui semble. Elle va prendre l’air jusqu’à ce qu’elle n’en ait plus besoin. Alors elle bifurquera, coupera court au boulevard de la mer et à ses arbres alignés, ses belles voitures garées, ses fruits de mer étalés dans des bacs de glace à attendre les clients. Elle enlèvera ses talons et s’enfoncera dans le sable doux et fin. Elle ne saura s’il est chaud ou froid, mais elle pensera que depuis qu’elle habite au bord de la mer, elle n’a jamais mis les pieds sur la plage. Elle éclatera de rire ou peut-être en sanglots, sans doute les deux ensemble parce qu’elle ne saura plus s’il faut rire ou pleurer. Elle arpentera la plage, dans le soir qui tombe, jusqu’au brise-lame. Elle refermera son manteau en serrant ses bras contre sa poitrine pour ne pas que le vent le lui arrache. Elle se laissera décoiffer, bringuebaler, tourmenter. Ses lèvres auront un goût salé, d’embruns, un peu amer aussi. Elle avancera sur le brise-lame et les vagues lui lécheront les pieds. Elle restera là un moment sans savoir si elle doit encore se retourner. Que laisse-t-elle derrière elle ? La plage, le boulevard de la mer, les étals des restaurants, les lumières qui s’allument dans les appartements, le poêle à mazout qui craque, la télé toujours allumée et la vaisselle toujours dans l’évier. Des canettes de bières vides sur la table du salon et un cendrier qui déborde, un lit défait et puis quoi ? Pas même quelques regrets. Elle respire un grand coup, une bonne fois pour toutes, et puis elle n’en parlera plus. Elle aura pris le large… mais se résigne, se repent et rentre à la Baie des Singes.
Je la voyais de dos, la voisine – debout au pied de l’escalier de ciment, très grande, très mince dans son peignoir bleu, une tasse à la main, de l’autre une cigarette qui s’éteignait – sûr elle voyait ce qui se passait : le jour livide, le rejet où nous tenait la mer, l’indifférence de la plage – ou alors elle ne voyait pas, elle pensait, hiératique, élégante, dans l’air froid. Je me disais : une sorte de reine, de maîtresse du petit matin. Elle s’était retournée, et j’avais vu, dans la faible lumière, son visage de profil : jamais rien d’aussi beau que ce navire de tristesse – rien d’aussi beau, filant, déserté, sur un horizon de vagues mortes – et le noir de la nuit sur elle, qui s’effilochait – la silhouette grandissait encore, s’allongeait avec des ombres floues, des formes naissant parmi les graviers de la terrasse, les éclats de brique, et le long du peignoir, un liseré plus clair dessinait le corps – des arrondis légers, des abandons, entre les pans mal ajustés, un peu de peau qui glissait : le jour venait en grand silence.
Nos regards se sont croisés.
Captive des murs dont elle cherche à s’arracher, elle regarde, fixe son regard halluciné sur moi, tend les bras comme si quelqu’un pouvait encore l’extirper de cette pierre, l’emmener jusqu’à moi, la sauver de l’horreur qu’elle me communique. Ses yeux inquiets furètent dans tous les sens. Le soleil chauffe les murs, fait fondre les chairs, réduit toute résistance. Une peur inconnue de moi m’habite à présent.
Une terreur nouvelle.
J’entrevois mon reflet dans ses yeux et l’égarement que je lis sur mon propre visage me glace. Effrayé, je la regarde s’extirper d’un mur comme on arrache de soi-même les mots qui nous disent, ceux qui nous font souffrir, ceux que nous ne voudrions pas prononcer et qui définissent ce que nous sommes ou tentons parfois d’être devant le monde ou devant nous-mêmes, ces cris et ces hurlements que nous cherchons à cacher ou à maintenir dans des profondeurs inaccessibles, ces mots emmurés d’une souffrance ancienne trop longtemps tue et qui nous étouffe. Sa tentative désespérée fige les traits de mon visage, je ne suis que le miroir de sa détresse, incapable de prononcer à sa place les mots qu’elle retient.
Pourtant, je la rejoins.
Je repars, tournant le dos à cette douleur indicible que je ne peux partager.
M’asseoir sur une terrasse là, près du port, devant des bateaux amarrés qui tanguent sous l’effet du vent et rêver de départs imminents dans la nuit, vers des lointains imprécis, des aubes inconnues, loin sur l’océan. Me dire que je pourrais rompre les amarres et partir ainsi de nuit là-bas, très loin au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau sans que la pluie ou les bourrasques ne puissent me retenir. Penser que je surmonterai tous les obstacles pour trouver des horizons aux lueurs nouvelles, des levers de soleil flamboyants, des petits matins aux promesses inédites. Des ailleurs encore inexplorés. Et être là sur la terrasse imaginant ma frêle embarcation secouée par les éléments dérivant au gré du vent et des courants, vaincu par le froid et l’humidité qui pénètre mes vêtements, frissonnant, rêvant de promesses incertaines en observant quelques flaques sur une table, tremblant encore de n’avoir pas su briser mes attaches ; d’être resté au port.
Je rentrais. J’allais, je venais, je m’affairais d’une pièce l’autre – je ne faisais rien – il y avait une urgence, ne savais laquelle, pas vraiment, ne voulais plus savoir – la voisine, en face, écoutait en boucle Alain Souchon, Le Dégoût, toutes fenêtres, toutes portes ouvertes, elle écoutait Le Dégoût depuis trois jours en boucle : « c’était l’dégoût, l’dégoût d’quoi j’sais pas mais l’dégoût, tout p’tit déjà c’est fou comme tout m’foutait l’dégoût » – encore et encore : « pt’tit enfant pas bonne mine … les cheveux courts les grandes oreilles » et « tout s’démode c’est tragique », et « c’était les dimanches amers » et « ma vie j’l’avais couchée sur un cahier »…
Et puis ce bruit. Ce bruit terrible, comme le fracas d’un meuble très lourd, d’une armoire qui s’effondre, en haut chez la voisine – et encore la voix de Souchon, dans le grand silence : « seulement pleurer dans l’mouchoir », « l’dégoût d’quoi j’sais pas mais l’dégoût » – je suis monté, ai frappé chez elle, elle ne répondait pas, j’ai fait le tour par la terrasse, suis entré dans la cuisine, il y avait une odeur, je ne connaissais rien à ces choses – la police est arrivée, les pompiers : suicide – une balle à bout portant, en pleine poitrine ; elle est morte à l’hôpital – et puis sa belle-mère, qui habitait le quartier Mon dieu de mon Dieu, elle a vingt-sept ans ! Et pourquoi ? Et mon fils ? Qu’est-ce qu’i’ va devenir ?
Le disque, c’est un jeune pompier qui l’a arrêté.
Le mal, on le fait si bien, et le bien, on le fait si mal…
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