Kathleen, le sel de la Terre - 1
Il pleuvait sur Achlean, de cette petite pluie fine qui s'installe pour longtemps au cœur de l'automne, une pluie mêlée de brouillards, légère et intermittente qui semble ne pas mouiller, une pluie normale, régulière, attendue sur ces contreforts sud des Highlands.
Kathleen rentrait chez elle après sa journée de garde au Cairngorms National Park, en longeant la Fleshie River pour Achlean. En été, elle aimait par-dessus tout remonter cette rivière sombre et fraîche, avec ce contraste éclatant quand tout d'un coup, sortant de cette vallée encaissée et que se découpaient sous ses yeux ébahis, dans l'intensité du ciel semblable au bleu des gentianes, les silhouettes massives et puissantes des Cairn Gorms Montains et de Creag Meagaidh, elle ne pouvait s'empêcher de s'écrier : putain, que c'est beau ! Et dans la douceur incarnat du soir, sortant sur sa terrasse, la lune éblouissait les versants de Ben Macdiu : Mon Dieu que c'est beau...
Ce soir, ce n'était pas pareil. La lune buvait, la maison était froide et vide. Vraisemblablement elle irait au pub. Peut-être même elle y jouerait du violon.
Cet automne, elle irait compter les grouses dans la lande rose de bruyère et de sarrasin en fleur, cette neige de fin d'été. Elle veillerait à ce que les cervidés ne dégradent pas trop les clôtures des parcs à mouton. La neige risquait d'être précoce cette année. Quelques pierre à sel çà et là, des recrus de lierre disposés sur les sentes et elle pourrait passer l’hiver en pente douce.
Kathleen avait les mains épaisses d'un travailleur manuel, des paumes larges aux doigts courts. Elle retroussait ses manches comme un bucheron mais croisait ses jambes comme une star. L'uniforme du National Park ne prêtait guère à la féminité. Sa seule coquetterie s'était réfugiée dans sa queue de cheval, et lorsqu'elle dénouait ses longs cheveux ambrés, les hommes de son entourage semblaient s'électriser. Chez elle,elle s'habillait à la garçonne, pantalon de velours, boots, chemise de laine écossaise, si bien qu'elle se fondait dans l'univers des pubs et des Highlands. Elle était, sans le vouloir, en symbiose avec son milieu brut et naturel, les lichens et la sauvagine, une sorte de mimétisme inhérent à la mélancolie rouillée des paysages. Quand bien même elle sortait en ville, Banff pour sentir la mer et goûter aux huîtres, ou Inverness pour quelques Guinness et retrouver ses copains musiciens, elle était presque transparente, libre et fluide. Cette apparence détachée des choses du commun des mortels laissait malgré tout traîner derrière elle un parfum de mystère diffus. On ne se retournait sur elle qu'après coup. Mon Dieu, une elfe serait-elle passée par là ? À l'instar des loups aux esprits fugaces, elle rodait et régnait sur son entourage sans le savoir ; du moins elle était perçue comme tels. Pourtant, en la croisant, on pouvait croire à une gamine, un peu androgyne certes, et de dos on aurait pu supposer un ado blasé, avec sa casquette en tweed de biais, insignifiant.
Kathleen savait tout faire mais personne ne le savait ! Elle avait appris à traquer la loutre et le mouflon à manchette, tirer le renard et rôtir le marcassin. Elle avait appris à broder, coudre, tant le drap écru que la soie sauvage, le cuir de Russie et la passementerie ; savait peindre, jouer du piano et du violon, cuisiner des cookies et lire de la poésie, chanter au besoin, tresser des paniers comme cirer ses chaussures ou tricoter... Née d'une mère danoise et nymphomane, égoïste et désabusée, elle avait suivi son père, lieutenant-colonel à la RAF, seule. Il l'avait transportée au Pakistan, en Birmanie et au Japon, tant en missions qu'en affectations, instruite en vase clos puis oubliée dans les bras de sa grand-mère. Elle-même s'était chargée de parfaire cette éducation éclectique et décousue au collège épiscopal d'Aberdeen. Kathleen était donc armée pour tout mais n'avait encore jamais appréhendé son prochain. Les rapports humains lui étaient étrangers ; l'homme, l'amour et la sexualité étaient une énigme pour elle. À vingt ans elle avait choisi la vie active mais solitaire dans les parcs nationaux d'Ecosse. Le bagpipe et le violon la faisaient chavirer. Elle était reconnue efficace et endurante par ces collègues du Park, mais refusait les promotions afin de rester au plus près du terroir. Elle se sentait plus à l'aise dans les petits matins brumeux, où un cygne pouvait surgir au détour d'un loch.
Pourtant, certains soirs de fête, elle appréciait la danse, la musique et le whisky. La promiscuité de ses partenaires était alors une curiosité. Le 30 novembre de l’année dernière, elle fut conviée par toute sa compagnie pour St Andrew's Day, la fête nationale écossaise. Major Looney Hampton, un supérieur hiérarchique l'invita à danser. Ce fut pour elle un désastre, et une révélation : un rouquin sanglé comme à la parade dans son grand uniforme galonné, l'haleine incertaine, le front perlé d'acre transpiration, le regard lourd et embué, conquérant... un sujet d'étude et de controverse. Au grand jamais elle ne pourrait conclure quelque entreprise avec cette engeance masculine. Et son travail s'en ressentirait !
Plus tard, pour Hogmanayet, la nouvelle année célébrée avec beaucoup d'alcool, et des festivités qui atteignent leur apogée aux coups de minuit par d'immenses rassemblements, elle choisit de rejoindre ses amis d'Inverness. Un peu éméchée, après l'hymne traditionnel "Scotland The Brave", elle creva de son archet l'outre d'un bagpiper pour finir par tomber dans ses bras. Le soir verse du feu dans les verres et les garçons allument des lanternes. Une femme pousse de la voix une gaie chansonnette. Le biniou et la bombarde s'en mêlent. A nouveau les coups sourds des talons semblent une pluie lourde sur les planches de l'estrade. La barbe et la moustache du géant soufflant de la cornemuse déroutèrent quelque peu la belle Kathleen !
Mais par-dessus tout, ce qu'elle préférait secrètement était le rassemblement de Braemar dans l'Aberdeenshire en été. Kathleen frémissait d'aise devant ces épreuves de force traditionnelles telles que le tir à la corde ou le lancer de troncs d'arbre, les concours de danses en passant par les battles de cornemuse et d'athlétisme. Elle savait que les Jeux des Highlands étaient un événement incontournable et associaient de manière unique la culture, le sport et le plaisir d'être ensemble. Elle ressentait un pincement au cœur lors de la remise des trophées, le sentiment d'appartenir à ces gaillards, d'être de la même race qu'eux, jamais concurrente mais jamais égale non plus. Cela même la confinait au malaise, et elle pensait comme Virginia Woolf que les femmes avaient pendant des siècles servis de miroirs aux hommes, et qu'elles possédaient le pouvoir magique et délicieux de réfléchir une image de l'homme deux fois plus grande que nature. Kathleen éprouvait cette période préliminaire comme une chrysalide de maladresse. Elle s'interrogeait sur la manière d'embrasser le vivant sans le figer.
Ce sexisme l'interpellait :
L’obscurantisme de l’amour rejoint la nouvelle religion de notre monde, ou comment l’argent guide nos pas. L’ultime forme de notre société tente de transformer tout ce qui fait le vivant - le désir, le lien, la finitude qui pousse à se reproduire - en marchandise inerte. Notre système contribue aujourd’hui à transformer la pulsion de vie, le désir, le plaisir d’être, en objets marchands qu’on consomme et qu’on jette. C’est en effet extraordinaire comme d’un côté on cherche à prolonger au maximum le vivant, oubliant que ce qui fait le sel de la vie, c’est qu'un jour elle s’arrête ; ce qui pousse au désir de créer la vie, c’est qu’elle se renouvelle ; alors que d'un autre côté, on détruit le vivant en le réifiant. On assimile l’amour à des actes de marchandisation, la sexualité à des techniques inertes ayant pour objectif d’atteindre un orgasme normé. On impose à toutes et tous un devoir de jouir pour imposer sur le marché des objets (sex-toys, mais aussi êtres humains entraînés dans la prostitution et qu’on assimile à des objets) on impose aussi une façon de jouir qui transforme l’autre -la femme en général- en objet masturbatoire, au profit de la consommation de sexe par des hommes qu’on élève à ne pouvoir ressentir autre chose. Alors, ne serions-nous que ces objets de désir, femme, objet de masturbation ? Et nous recevons aujourd’hui l’injonction « d’aimer » cela, même s’il s’agit d’être violentée. Il semblerait donc que notre société, fondée sur un capitalisme patriarcale, soit empêtrée dans la spirale de la pulsion de mort, qui se manifeste jusque dans la volonté d’être éternellement jeune, de faire disparaître la vieillesse, la mort et l’amour. Etre effacé par la mort plutôt que vieux et mourant –le suicide assisté- pour ne pas perturber la jeunesse éternelle, être inerte plutôt qu’aimante et désirante, donc être immobile plutôt qu’en mouvement permanent vers nous-mêmes. C’est le modèle qu’on nous propose, mais contre lequel heureusement nous résistons encore !
Dans la lande, au pub, dans son cœur, Kathleen se questionnait :
Ma carte d’identité me le dit : je suis de sexe féminin. C'est moi, Kathleen Flaherty, une « femelle de l’homme ». C’est la définition de femme dans le dictionnaire. J’ai les cheveux longs, une poitrine, un visage fin. Pas de doute, ça se voit, je suis une femme ! Si je me mets nue, vous verrez que j’ai un large bassin, des épaules étroites. Et une vulve poilue. Je suis plus petite que les hommes. J’ouvre la bouche, au téléphone et vous me dites « bonjour madame ». Aucun doute, je suis une femme. Je m’exprime, j’agis : je suis douce, fine, je ne m’agite pas dans tous les sens. Je suis donc une femme. Ah bon ? Vraiment ?
J’ai les cheveux longs. Voilà que Samson, personnage biblique mythique ne verrait rien de genre à cela. Il s’agit seulement de bon sens : les cheveux longs, ça donne de la force. Ou pas. En tout cas, j’ai aujourd’hui les cheveux longs, c’est féminin. Cela l’est d’autant plus que les hommes n’ont plus les cheveux longs. Comme si la remise en cause du genre leur faisait craindre qu’on ne les confonde. Alors ils recourent à cette pratique tout à fait anti-naturelle qui consiste à se couper les cheveux pour qu’on voie bien qu’ils sont des hommes.
J’ai une poitrine. Certes. Mais je pourrais aussi ne pas en avoir. Les femmes qui n’en ont pas, ou presque, sont légion. Et les hommes qui en ont ne sont pas si rares.
Mon visage est fin. Bien. Mais regardez bien. Si on m’y met des cheveux courts, excluez-vous vraiment de vous tromper ? Combien sont les personnes pour qui, si on enlevait la barbe et que l’on fasse la même coupe de cheveux, reconnaîtrait-on si c’est un homme ou une femme ?
J’ai un large bassin. Ah bon ? En effet, vous avez déjà conclu des critères précédents que je suis une femme. Vous en avez donc certainement conclu que j’avais un bassin large. Mon bassin n’est pas très large. Pourtant, vous l’avez toujours entendu dire : les femmes ont un bassin plus large que les hommes. D’ailleurs, Luther n’a-t-il pas dit en parlant d’Eve que : « les hommes sont larges d’épaules, et leur bassin est étroit. Ils possèdent de l’intelligence en conséquence. Les femmes ont des épaules étroites et les hanches larges. Les femmes devraient rester chez elles ; et leur conformation le prouve, elles ont un large fondement sur lequel s’assoir afin de tenir leur maison, faire des enfants et les éduquer. Dieu a façonné le corps de la femme de sorte qu’elle ait un mari et des enfants dont elle s’occupe. Aucune femme ne devrait ressentir de honte à propos du plan de Dieu pour elle ». Nous entrons là dans le pur fantasme. Depuis quand l’intelligence est proportionnelle à la carrure ? Ce serait plutôt le contraire ! Et savez-vous d’où vient cette observation concernant la largeur du bassin, si « consensuelle » entérinée au 19e siècle ? Quand on a reproduit pour la première fois deux squelettes mâle et femelle, dessinés dans un ouvrage côte à côte, l’un à partir d’un modèle d'homme, l’autre à partir d’un modèle de femme. Il semble à les voir que le bassin de la femme soit plus large. Mais figurez-vous que les deux bassins sont identiques ! Ce qui donne cette impression, c’est que le thorax de la femme est plus étroit. Et savez-vous pourquoi le thorax de la femme est plus étroit ? Parce que le modèle est une femme de catégorie sociale élevée, qui dès sa formation physique et son jeune âge, a été contrainte de porter un corset, pour des effets de mode… qui a empêché son thorax de se développer. En réalité, le bassin n’est en rien plus large.
Continuons. J’ai dit donc, que ma vulve poilue permettait d’affirmer que j’étais une femme. Bien. Une mauvaise femme toutefois. Puisqu’il semblerait que pour être une femme aujourd’hui « appréciée » par notre monde à l’envers, il faille l’épiler. Mais passons.
Ma voix est celle d’une femme. On ne m’a jamais prise pour un homme au téléphone. En revanche, autour de moi, je connais de très nombreuses femmes à qui on dit systématiquement « bonjour Monsieur ». Qu’elles soient souvent des femmes fortes et affirmées aurait-il quelque chose à y voir ? La voix n’aurait-elle pas, elle non plus, de sexe ? (De désillusion en désillusion pour les tenants de « Dame nature » féminine). Je ne sais pas.
Ensuite, si je parle, si vous observez mon comportement, vous allez donc reconnaître que je suis une femme parce que je serai plus douce et sage, non ? Que mon caractère est féminin ? Là-dessus, c’est le cerveau qui aurait donc un sexe ?
Il n’y a que deux sexes biologiques, des individus mâles et des individus femelles ! Et pourtant… on ne devrait plus pouvoir se servir de cet argument-là pour asseoir la domination d’une partie des individus sur une autre. En revanche, il y a bien deux genres. La division en hommes et femmes est un produit de l’imagination et de fictions culturelles. Et je suis bien une femme. Politiquement parlant. Car sur ma carte d’identité, s’il est marqué « Sexe : F » ce n’est pas parce que je suis une « femelle de l’homme ». Mais bien parce que la société s’est organisée sur une binarité hiérarchisée entre les sexes. C’est bien parce qu’il faut que déjà, sur mes papiers, à la Sécurité sociale, on puisse savoir si je suis citoyenne de première ou de seconde classe. Et ceci, même si la science nous aide à démontrer que cela n’a rien à voir avec la nature, nous ne pouvons pas pour autant l’effacer en disant simplement : supprimons les catégories sexuelles. Il faut encore -malheureusement peut être pour longtemps- les reconnaître, pour ce qu’elles sont : le signe d’un patriarcat, d’une idéologie, qu’il nous faudra combattre encore. Sortons enfin de ces valeurs dominantes masculines que sont la compétition, l'appropriation et l'exclusion.
La féminité c'est le poids de nos mères, leur peurs et leurs combats, puis nos peurs et nos combats, ce qu'on devra transmettre à nos filles. C'est un long chemin, qui ne finit pas.
Vaines constatations. De cette quête d'identité, Kathleen devait s'en remettre. Elle en était arrivée à penser que la seule chose digne d'être racontée, c'est ce que l'on ressent. L'intelligence était bête. On devrait simplement dire ce que l'on ressent. Alors, il lui vint cette pensée tragique : Aujourd'hui, je suis une femme autonome et indépendante, je suis une femme parfaitement libre et affranchie ; je suis une femme parfaitement malheureuse.
Forte de ce constat, elle s'enroula sous la couette, serra tendrement son chien en peluche et attendit que cela passe. L'hiver serait long et en pente douce...
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