Kathleen - 2

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Malgré tout, elle devait se prendre en charge. Assumer, partir en chasse ? La Révérende de l’église épiscopale d’Aberdeen avait précisé récemment dans son homélie qu’Adam étant endormi, Dieu façonna le corps de la femme à partir d’une de ses côtes, pour bien montrer qu’elle serait désormais à ses côtés, et non à ses pieds comme une esclave et qu’il devrait l’aimer comme sa propre chair. Il fallait qu’elle sache. Elle se rendit à la ville.

De nombreux livres semblaient avoir pour sujet les lesbiennes, ce qui ne correspondait pas à ce qu’elle cherchait, pour audacieux que pouvaient être les ouvrages, à en croire les textes illustrant les jaquettes ; et puis il y avait aussi beaucoup de livres sur les gays, avec des photographies de très beaux hommes musclés, mais là encore, ils ne lui seraient pas d’un très grand secours. Avec une fascination horrifiée, elle passa devant le rayon où des hommes et des femmes semblaient avoir pour partenaires des chiens, des ânes ! Aargh… de la zoophilie ? Elle découvrit un peu plus loin des étagères où les gens n’étaient pas nus du tout, mais vêtus de cuir, de la tête aux pieds, brandissant des fouets !

Ce qu’elle cherchait et n’arrivait pas à trouver, c’était un livre qui lui expliquerait comment retenir un homme, au lit. Il n’existait aucune brochure, aucun manuel à l’usage des vierges de vingt-neuf ans. De telles choses n’étaient pas censées exister… elles faisaient honte à la société !

Oh, le monde était plein de livres qui expliquaient aux gamines de douze ans qu’il ne fallait pas avoir peur de la menstruation, qui racontaient aux fillettes de huit ans comment le petit œuf grandissait dans le ventre de maman, ou encore qui expliquaient aux adolescents que le masturbation ne rendait ni sourd ni aveugle, mais qu’elle ne remplacerait jamais une vraie relation sexuelle à deux. Kathleen était fatiguée de lire dans les magazines ou sur les forums, les réponses aux lettres de femmes se plaignant d’être frigides, qui n’atteignaient pas ou trop peu l’orgasme, et qui leur conseillaient d’être plus détendues, plus aimante, de savoir ce qu’elles voulaient… bref tout ce qu’elle exécrait. Qui lui dirait, à elle, ce qu’elle était censée vouloir et faire, et comment dire cela à son âge sans passer pour une parfaite idiote ? Dix ans plus tôt, elle aurait pu se livrer à son séducteur, sa virginité aurait été un honneur alors, offerte, quelque chose qui méritait d’être traité avec respect, admiration et tendresse. Aujourd’hui, elle n’avouerait jamais à un éventuel amant que c’était la première fois. Ce pourrait être risible si ce n’était pas aussi triste.

Pourtant elle avait des extases, des envies d’eaux troubles, des phantasmes susurrés… L’envie parfois d’aller au bout de soi ; d’abattre peu à peu les barrières pour vérifier si le plaisir a une limite, s’il s’attache à un homme ou à un sentiment, ou s’il est tapi en soi. S’il vient du plus profond du ventre, découvrir ce qui se cache au fond de ce puits sombre, cette part de soi inconnue où se terrent des violences, des extrêmes. Envie de se faire peur à force de n’avoir peur de rien. Sous les paupières, lumière rouge sang, images de prisonnière attachée et livrée, consentante. Alors, qui du Maître ou de l’esclave mène le jeu ? Lumière bleu outre-mer, l’esclave reprend la main. Le Maître se soumet, lui offre son corps… Envie de le pénétrer… il n’y a plus de frontière entre l’intérieur et l’extérieur, tout d’elle lui appartient, tout de lui est à elle. Leurs cris sont-ils de fureur ou de plaisir, de douleur ou d’extase ? Cela n’a plus aucune importance, Maître ou Maîtresse, c’est la confusion des sens.

Quelque temps plus tard, Kathleen rencontra Patsy, une barmaid habituée des soirées musicales d'Inverness. De prime abord, Patsy est toute de douceur soyeuse. Quand elle vous parle, ses yeux noisette s’écarquillent et pétillent, sa fine bouche danse, et l’on croit voir valser les petites étoiles rousses qui constellent son visage rond d’enfant. Elle a cependant des yeux où brille une flamme. Kathleen lui avouera plus tard : Tu avais dans les yeux une douceur brûlante, et face à toi, je ne pouvais que fléchir. Mon âme emportée par la tienne brillait d’une lumière irréelle. Tes yeux de porcelaine m’étourdirent. Les désirs les plus fous montèrent en moi. Ils m’envahirent à ta vue comme m’envahissent les étoiles de ton charme étendu… Un frisson parcourt mon corps comme la première fois où je fus toute entière à toi mon adorée. L’amour m’habille des plus belles soieries de ce monde. Ton corps me plonge dans les plus beaux océans de plénitude. Je me sens comblée.

Le cœur de Patsy connait des passions qui peuvent jaillir, sans doute en flambées fougueuses, mais aussi s'amortir et couver sous la cendre. Si elle rit à tout bout de champ, c’est d’une voix étonnamment grave et puissante. Elle a du coffre, et sans doute quelques trésors cachés dedans dont elle commence tout juste à prendre la mesure. Elle se sent « en mouvement » ces temps-ci, toute chamboulée sur la voie qui la mène à la maturité. Et elle s’en confesse avec une capacité d’introspection qui peut surprendre chez une jeune fille aussi extravertie. Un jour, Patsy interpella Kathleen : Je veux te parler de la première fois où j’ai réalisé qu’il y avait une différence entre moi, femme, et les autres femmes. Le moment où mon identité était en jeu, j’ai compris ce que c’était « être femme ». De m’incarner dans cet idéal de la putain. Devoir me confronter à la sainte-trinité de la femme que notre génération réussissait enfin à déconstruire, vandaliser en criant fort « NON, nous ne serons ni mères, ni épouses et encore moins putains ! » La perte d’identité constitue la première étape de l’appropriation des femmes. La femme n’existe plus dans son corps, devenue non-lieu du sujet, réduite à l’objet. Sa déshumanisation et sa chosification sont dites nécessaires au désir des hommes. La répression de la femme est toujours accompagné d’un discours idéologique dominant, valorisant la famille, le couple, le mariage, la procréation… L’amour peut être compris comme un désir de ne plus être seul : il explique le désir de fusion, le désir d’éternité, l’enjeu existentiel, le projet d’identité qui l’anime et surtout le tragique des ruptures qui remet en cause l’identité même de la personne. Toutes les dimensions de la vie : famille, mariage, sexualité sont sentimentalisées. Le temps des ruptures nécessaires s’impose, maintenant, pour devenir un peu plus « moi ». Je sais que je ne pourrais pas être longtemps malhonnête avec moi-même, je ne me réussirais pas. Kathleen lui susurra : il faut donc mettre un maximum de joie dans ces moments partagés. Mais on n’a pas besoin d’avoir vécu des drames pour avoir cette conscience-là, je crois. Il y a des êtres qui la portent en eux, sans aucune mélancolie. Tu en fais partie.

Lors d'un anniversaire un peu chahuté, étaient palpables, dans la paisible campagne écossaise, les tendances cachées, les penchants inavoués, les aspirations, les espoirs, et aussi les rêves de ceux que l'amitié rassemble là, autour d'une fête. Kathleen glissait son regard à la surface de ces êtres, pour mieux capter, comme à leur insu, ces moments d'émotions brisées qu'elle arrachait aux obscures profondeurs de leur conscience. C'est alors que vint le baiser :

- Wow... !

- Wow ?

- Oui, Wow !!

- Oui... "Wow, je vais te gifler" ?… ou "Wow, c'était génial" ?

- Eh bien, si un garçon m'avait une seule fois embrassée comme tu viens de le faire, alors j'aurais dit : "Wow ! Chez toi, ou chez moi ?"

- Chez moi... non ?

- ... très bien... chez toi.

Plus tard elle reçut un billet de Patsy : « Quel nom donner à cette émotion qui me fait chavirer ? Vous m’aimantez, vous me hantez, vous m’aimez. Ma seule crainte est que ce trouble réciproque ne nous soit enlevé par l’usure du temps ».

Pour Kathleen cette rencontre, cette nouvelle intimité avec Patsy c’est apprendre à confronter son moi à celui des autres, qui forment l’autre versant du monde extérieur, face à son propre regard.

Tu es cet être qui me libère et m’enivre, tu es celle que j’attends sans le savoir depuis ce jour où tes pas ont suivi la cadence de mon cœur.

Que souffle ton souffle étoilé sur mes lèvres abîmées, qu’entre mes lèvres s’ouvre pour toi un abîme étoilé. Voie lactée infinie, si tu veux t’y noyer ; je viendrai te pêcher à la ligne de mes baisers et recoller mon cœur au pied du vent.

Ces amours saphiques vinrent éblouir leur solitude et firent vibrer une sensibilité unique, précieuse, plus rare que ne le furent jamais les diamants ou les hommes. Ce qu'on attend de l'être avec qui l'on vit, c'est qu'il vous maintienne au niveau le plus élevé. Kathleen y perçu à la perfection les flux de la conscience, illuminés par "ces miracles quotidiens qui donnent sens à la vie comme autant d'allumettes inopinément frottées dans le noir".

Ton regard me traverse comme un soleil qui porterait si loin sa lumière dans les profondeurs de l’océan qu’il ne resterait presque pas de nuit abyssale, et même, des profondeurs abyssales, il ne resterait presque rien. Je ne sais pas comment je traverserai le jour, sans ta main dans la mienne, que tu as presque déjà lâchée, je ne peux pas le prévoir. Je ne sais pas si les profondeurs abyssales ne vont pas se refermer sur moi, mais ce n’est pas ton histoire, c’est la mienne seulement, alors j’absorbe chaque minute de ta présence comme une assoiffée sent ses lèvres revivre de l’eau fraîche dans la chaleur de l’été.

On ne pouvait plus douter de la profondeur de la passion qui lia Kathleen à Patsy qui, en dépit des orages de la jalousie et parfois de la fureur, leur apporta le bonheur d'une tendresse et d'une réciprocité de désirs qui renaissaient, crises après crises, de leurs cendres indestructibles, jusqu'au départ tragique de Patsy.

C’était — de retour de l’enterrement, parfois on revient d’un enterrement, on est zébré traversé de douleurs qu’on ne reconnaît même pas, il y a des douleurs qu’on ne reconnaît même pas, qu’on ne connaît pas, dont on n’avait pas idée un instant auparavant. On les traverse debout, saisi et intact. Elles nous traversent, on ne bouge pas, sans doute on ne se crispe même pas, tant la douleur est fulgurante et en impose d’autres, à sa suite, en cascade, douleurs qu’on imagine, dont on imagine qu’elles viendront, auxquelles on n’avait pas pensé, fulgurance de la douleur… nous, saisis et traversés de douleur — et puis on se retrouve échoué comme un fragment de matière usée par les vagues. On n'a pas la force de traverser les horreurs élaborées par la pensée. On a seulement la force de vivre ce qui nous arrive, au fil des événements. On ne peut pas vivre les choses d'avance, on ne peut que les imaginer.

Un vide s’est ouvert là, devant Kathleen, un vide qu’elle ne peut se figurer autrement que comme « quelque chose » puisque le « rien » est impensable.

C’est toujours la première fois qu’on aborde un écueil, c’est toujours la première fois et on se sent seule, toujours, on est toujours absolument seule. C’est toujours la première fois, tu sais, rien ne change, rien ne demeure, c’est toujours la première fois. Chaque fois c’est la première fois, la première fois qu’on enterre un mort, chaque fois qu’on enterre un mort, un amour, c’est la première fois, et on ne sait pas du tout comment faire, on fait comme si on savait comment faire mais on ne sait pas. On ne sait pas comment on tient debout, on se sent tellement démunie, on ne sait rien, de ce qui nous attend. C’est toujours la première fois qu’on rentre seule chez soi après, après tout, après tout ce qui s’est passé, la première fois qu’on se perd seule au milieu de nulle part, dans une ville, où on ne connaît plus personne, où nulle main n’est plus secourable, c’est toujours la première fois.

« Faire son deuil »… L’expression, que l’on entend comme une invitation à « passer à autre chose », en dit beaucoup sur le double tabou que représentent aujourd’hui la mort et le chagrin dans notre société.

Je ne sais pas comment je resterai debout ce jour-là, le jour où tu lâcheras ma main, je ne sais pas comment je le traverserai, ni non plus la nuit intérieure qui m’habitera. Je n’ai plus l’habitude d’être sans toi, il faut que je m’en rende compte même si un jour il deviendra normal d’être sans toi, être sans toi redeviendra normal, mais alors il y aura cette nuit intérieure, je ne sais pas comment l’affronter, j’ai oublié. Si jamais je l’ai fait, j’ai bien dû le faire, ne l’ai-je jamais fait ? Je n’ai plus l’habitude de n’être que moi seule dans le monde, sans ta main qui tient la mienne, sans tes questions qui s’accrochent à mes incertitudes, traversent ma nuit intérieure, sans tes regards qui traversent le mien et vont presque jusqu’à mon âme, si j’en ai une. Tu me manques, simplement, d’une manière désespérément humaine.

Pour revenir à la vie, Kathleen devait aller à travers son chagrin, avancer dans son deuil et l’intégrer. Elle perçu alors que le deuil est un amour qui n’a plus d’endroit où se loger. Il lui fallut, dans un premier temps, lâcher le refus, la maîtrise, afin de pouvoir vivre ses émotions et la réalité de la perte

Il me reste le souvenir de ta main dans la mienne, alors que tu t’éloignes dans le jour, et que la distance entre nous devient élastique, elle te ramène parfois à moi, à intervalles réguliers s’étirant toutefois, tandis que tu explores des frontières de plus en plus lointaines, d’où ta voix parfois me revient sous la forme d’une question, d’une demande. Pour autant, dans les temps de ton absence, il me reste le souvenir de la tiédeur de ta paume dans la mienne.

Il me semble que tu es restée dans le passé, et que je demeure à le chercher, quelque jour de ce passé qui s’est refermé comme une vitre, et de n’avoir pas su le retrouver, de n’avoir pas su résoudre ton chagrin, il me semble que je demeure là, fixée par le souvenir dans un passé où tu n’es plus, et il me reste toute la douceur possible du monde dans le souvenir de ta main dans la mienne, et la douceur de tes cheveux sous mon souffle.

Ta main doucement s’éloigne de la mienne. J’accompagne ton geste, je le laisse se dessiner, et je tente, autant qu’il m’est possible, de le soutenir dans l’être. Je lâche ta main. Il convient, je le sais, dans un espace qui n’est encore que de nous permettre de nous rejoindre, qui ne sera jamais que cela, entre toi et moi, l’espace à travers lequel je peux te rejoindre, l’espace qu’il est toujours possible de traverser pour venir te rejoindre, pour courir à toi, pour te relever de la racine qui, affleurant, t’a fait trébucher sur le chemin que tu indiques de tout l’élan de ton être.

Traverser ce moment pour revenir à la vie n’est pas abandonner ou oublier l’être que l’on a perdu. C’est lui donner une nouvelle place en soi, une place qui ne nous empêche plus de vivre, d’aimer et d’agir. Pourtant, le cœur est un organe singulier. On peut survivre des années à la perte d'un être cher, s'y habituer, se réconcilier avec la vie, et cependant, sans crier gare, dans un instant de faiblesse, le chagrin peut resurgir d'un seul coup, aussi douloureux qu'une plaie à vif.

Il y a tellement de choses que j’aimerais te dire, mais mettre des mots sur tes silences reviendrait à mettre un terme à ma souffrance et à mes désirs illusoires. Je n’arrive plus à distinguer le faux du vrai, et chaque heure, chaque jour, je ne cesse de te chercher pour t’aller arracher aux entrailles de la Terre. Tant que nos yeux seront cernés d’avoir trop tourné le dos à la nuit, tant que nos peaux seront brûlées d’avoir si longtemps marché vers le soleil vert, notre petite mort s’en ira. Je t’en veux de l’avoir abîmée, vieillie et abandonnée. Mais je quitte ma rancœur et mes doutes : le monde peut bien disparaître, je le retrouverai en toi plus beau qu’en tout temps, et partout.

A l'hiver de sa vie, au cœur d'Achlean, Kathleen s'abandonne et se soumet :

Le monde se referme sur moi, j'ai entamé une course que je courrai seule. Il n'y aura pas de lauriers pour m'attendre sur la ligne d'arrivée, pas de gagnant à déclarer. Ma récompense sera de laisser cette vie derrière moi.

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