Madeleine, le poids de la Terre - 1

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Elle était née en 1909, dans un bourg du pays cauchois, à deux encablures de la Mer du Nord. Comme pour la plupart des enfants de sa génération, tout l'univers familial de Madeleine s'écroula sous le tonnerre d'août 1914. Son père, qui était ouvrier agricole, partit à la guerre pour s’évanouir dans la bataille de la Somme, et sa mère, Blanche, qui lavait le linge dans les fermes alentours, dut continuer à faire bouillir la marmite sans l'aide de son homme.

La vie changea de train. On dut retrousser ses manches et mettre les bouchées doubles pour ne point laisser l'ouvrage en souffrance. Chacun et chacune prit sa part à la besogne, les trop jeunes comme les trop vieux, les encore alertes comme les trop usés. Les femmes firent de leur mieux pour remplacer les hommes. La mère de Madeleine continua ses lessives dans les fermes mais en plus, elle suivait la batteuse comme porteuse de balle, avec une autre bonne femme du village. Elle ne rentrait à la maison qu'à la nuit tombée, fourbue de sa journée.

Quand Madeleine quitta l'école en 1920, on chercha à la placer quelque part. ça pousse, une fille de onze ans, et ça mange ; ça doit donc gagner son pain. Toutes les filles du pays savaient mailler le fil et elle trouverait bien à louer ses services au port. Malgré tout, sa première place elle la trouva dans la maison d'un commissionnaire en vins, en se louant à la journée. Comme elle se montrait courageuse et bien avisée, très vite on la demanda ici et là, dans les alentours du bourg. Et elle allait partout où on la réclamait ; mieux valait prendre trop de besogne que de décourager les offres, tant pis pour les efforts que cela coûterait.

Les gens qui l'employaient ne roulaient pas sur l'or, certes point, mais l'ouvrage était tel, chez eux, qu'ils n'en voyaient plus le bout. Alors ils se débarrassaient des petites corvées d'intérieur en prenant l'aide d'une gamine, ce qui n'occasionnait pas une lourde dépense. Pour 1.25 franc par jour, nourriture en sus, Madeleine s'attaquait hardiment aux piles de linge à lessiver ou à ravauder, balayait les pièces et briquait les meubles, lavait la vaisselle et rangeait la maison...

C'était une vie bien rude pour une petite de douze ans. En toute saison, elle partait dès six heures du matin, avant le lever du jour en hivers et ne rentrait qu'après six heures du soir. Comme elle habitait à l'écart du bourg, il lui fallait souvent marcher pendant une demi-heure avant de se rendre devant la maison où elle passerait sa journée.

Certaines maisons étaient évidemment plus agréables que d'autres. Tout dépendait de l'humeur de la patronne. Elle s'acquittait de ce qu'on lui demandait de faire, sans un murmure, et la patronne lui déclarait en fin de journée : " Tu reviendras demain, ou lundi en huit, ou dans une quinzaine..."

Madeleine se loua ainsi, jour après jour, pendant cinq ans. A la fin, elle n'allait plus que dans des maisons de connaissance où elle avait ses habitudes. Et c'est dans une famille de Saint Valéry en Caux qu'elle devint de la sorte la femme de ménage attitrée. Monsieur de Lameurgeai, apothicaire de son état, voyant en cette enfant de l'éducation, se prit d'estime pour Madeleine, et lui fit suivre des cours du soir d'infirmerie. Bien que n'ayant pas fêté ses dix-huit ans, Madeleine devint élève à la maternité de l'hôpital du canton, grâce à l'obtention d'une dispense d’âge, et aux bons soins de monsieur de Lameurgeai. Elle en ressortit trois années plus tard avec le diplôme de praticienne sage-femme.

A cette époque, les mentalités n'avaient guère évoluées depuis le Moyen-âge, du moins dans le domaine des naissances... Personne ne parlait, ni de contraception, ni de sécurité sociale, ni d'éducation sexuelle. Tout ce qui touchait à l'enfantement paraissait mystérieux, insondable et donc tabou. En famille, on ne causait jamais de ça, au grand jamais, pas même entre mari et femme. La pudeur, la gêne, les interdits religieux n'en autorisaient aucune discussion. L'accouplement pour perpétrer l'espèce s'apparentait au devoir conjugal, pour les honnêtes épouses dont la pruderie bêtasse n'encourageait guère à la gaudriole ; les secrets d'alcôves et les plaisirs charnels étaient réservés aux étreintes fautives.

Il était admis, néanmoins, que l'homme se tint toujours à l'affût d'une aubaine facile. Un fermier ne se privait jamais de culbuter la boniche qui l'aguichait, et le contremaître attirait volontiers une ouvrière avenante dans quelques passades déraisonnables. C'était normal. On savait y faire, pour faire des enfants ! Mais on était beaucoup moins informé pour ne pas en faire. Alors le fermier mariait la boniche au charretier avec promesse de dot et le contremaître renvoyait l'ouvrière de l'atelier avant que le qu'en-dira-t-on ne s'en mêle.

Maintenant, pour ces gourgandines, il fallait supprimer cette méchante graine qui leur germait entre les cuisses. Au comble du désarroi, les pauvresses se rendaient auprès d'obscures matrones qui les charcutaient d'horribles façons, sans précaution ni hygiène. Presque chaque village avait sa " faiseuse d'anges ". C'était quelqu'un dont on n'appréciait les activités qu'en cas de besoin ; le reste du temps on faisait mine de les ignorer. Madeleine avait reçu à l'hôpital des parturientes qui baignaient dans leur sang, l'utérus perforé. Le mal causé par l'avorteuse ne pouvait pas toujours être réparé.

C'était la détresse la plus noire quand le semeur s'obstinait à rejeter les prémices de la récolte. L'amoureux inconstant niait tout en bloc, jurait ses grands dieux qu'il ne réparerait jamais une faute dont il ne s'estimait pas coupable. D'ailleurs, c'était une sainte nitouche, qui l'avait quasiment déluré : ses copains à lui pouvaient témoigner... La honte n'éclaboussait que les filles, rarement le dégourdi qu'on soupçonnait de l'avoir engrossé en cachette. Du jour au lendemain, une enfant de Marie devenait une Marie-couche-toi-là. Le pays la montrait du doigt. Sûrement une jeunette qui avait cru malin de célébrer Pâques avant les Rameaux.

Après le choc de la grande dépression de 1929 aux Etats-Unis d'Amérique, la hausse du chômage entre 1932 et 1935, Madeleine monta à la capitale pour exercer ses soins à l'Hôtel-Dieu.

Madeleine avait coiffée catherinette depuis un demi lustre et rencontra enfin son promis lors des manifestations du front populaire, Anatole Chonzu, métallier-chaudronnier, en grève sur le pavé de Paris : « Debout camarades, sortez de vos ateliers, peuple prolétaire, quittez vos machines et marchez ! Apprenez à vous battre, prenez votre revanche, bataillons d’ouvriers ! »

Anatole était fils d'Emile Chonzu, forgeron-compagnon du Tour de France. Emile était robuste et de terrible poigne. Les outils qu'il maniait rappelaient confusément les masses et les tenailles dont se servaient jadis les gens de la géhenne. Comme eux, il besognait dans un antre obscur où luisaient d'inquiétantes braises, comme eux, il se plaisait dans les épaisses fumées de cornes brûlées et le fracas des métaux de la torture. Tout à la fois Vulcain et Lucifer, il tenait le village sous son autorité et martelait la cadence de la vie rurale. Maître du fer et du feu, il l'était aussi des hommes. On disait qu'il apprivoisait la foudre et qu'il guérissait du haut mal. Il soignait les coliques des chevaux et arrachait à l'occasion les chicots des paysans. Anatole en était fier ; il y apprit à battre l'enclume. La mécanisation et la motorisation agricole ayant supplanté les charrons et la maréchalerie, Anatole ne reprit pas la forge de son père, tombée en désuétude. A rebours, il s'engagea comme ouvrier ; il s'ouvrit au progrès et à la lutte des classes.

Le bonheur conjugal frappait à leur porte. Après des noces furtives Madeleine suivi Anatole aux Forges d'Ardennes, fonderie située dans la Pointe, site escarpé dans la vallée de la Meuse. Ils investirent une petite maison à Givet, au large perron, avec un jardinet en façade, au coin de la rue des Récollets et de la rue d'Anjou. Naturellement, Madeleine trouva place à la maternité du chef-lieu.

Là-bas comme ailleurs, les visites prénatales n'existaient pas. On ne se résignait à aller quérir la sage-femme qu'au dernier moment, à la perte des eaux. Le mari, ou une voisine, comme ça se présentait. L'important était de courir vite, très vite. Madeleine ne compte pas ses nuits sans sommeil. Lors de ses services de garde elle profitait rarement d'une minute à elle. On sonnait à sa porte, elle sautait sur sa bicyclette et se dépêchait de gagner la maison où on la réclamait. Quand la distance était trop importante, il lui arrivait quelques fois d'arriver après le bébé. Lorsqu'il s'agissait d'une fausse alerte, elle se contentait de calmer la souffrante, de la tranquilliser. Jamais un mot de travers « Respirez, prenez votre temps. Je repasserai demain » disait-elle en partant. Ou « Prévenez-moi dès que les contractions s'accéléreront ».

A ces débuts, pour mettre la clientèle en confiance, Madeleine demandait souvent au médecin traitant de l'accompagner. Toutefois, la plupart des mères préféraient la présence d'une sage-femme, qui savait patienter à leurs côtés, à celle d'un docteur pressé. A peine rentré, déjà envolé ! Un accouchement est une affaire de femme. Les accouchements se déroulaient à domicile, dans la quiétude d'un cadre familier. Les femmes ne se rendait à la maternité de l'hôpital qu'en cas d'absolue nécessité car elles craignaient d'y contracter une maladie mortelle : la fièvre puerpérale.

Autrefois, afin de ne pas ensanglanter les couettes de plume, les paysannes s'agenouillaient sur un sac de paille, dans la ruelle du lit ou devant la cheminée, les mains agrippées au dossier d'une chaise. Au fond des hameaux, il n'était pas rare qu'une femme se débrouille seule. Elle trimait jusqu'aux douleurs. Lorsqu'elle sentait l'instant approcher, elle s'accroupissait où elle se trouvait et elle poussait, poussait... bientôt, elle revenait à la maison avec un marmot entortillé dans son tablier ; deux trois jours après, elle s'en retournait à l'ouvrage.

Madeleine exigeait le moins d'agitation possible autour de la patiente en gésine. Parfois même, elle renvoyait les voisines à leur tricot pour ne plus entendre leurs papotages et conseils de bonne femme. En revanche, elle conseillait toujours au mari de ne pas s'éloigner. Elle le priait de s'occuper du linge, des serviettes, de l'eau à faire bouillir. D'abord emprunté, l'homme prenait peu à peu de l'aisance et s'étonnait même de dominer si facilement sa gaucherie. « N'en faites pas une montagne ! L'encourageait Madeleine. Vous savez, une naissance n'est qu'une chose naturelle qu'il ne faut pas brusquer. Si l'accouchement est rapide, tant mieux pour la mère. Sinon je reste auprès d'elle et je l'assiste jusqu'à ce que tout soit terminé, sans jamais lui adresser le moindre reproche ».

Un dicton affirme qu'il est plus agréable d'avaler un pépin que de recracher la pomme qu'on a aimé croquer ! Madeleine voyait immédiatement quand les couches s'engageaient mal, que l'emploi des forceps était inévitable ; alors elle ordonnait aussitôt que quelqu'un avertisse le médecin. Il n'était pas rare qu'un accouchement dure une vingtaine d'heures, sans pour autant entraîner de graves complications. Mais parfois, hélas ! C'était le drame devant lequel il fallait bien s'incliner et se résigner. Lorsque l'enfant se présentait par le siège, tout devait se dérouler rapidement pour éviter qu'il ne suffoque. Un médecin ne recourait à l'hystérotomie qu'en ultime ressort. De toute sa carrière, Madeleine n'a préconisé que sept césariennes. « La raison de mon métier, dit-elle, est qu'un enfant naisse normalement, sans dégât. Une intervention chirurgicale va toujours à l'encontre de la nature ».

Car selon elle, rien ne peut éteindre la flamme d'un petit qui brûle de survivre, même s'il est né avant terme. Elle en a beaucoup accueillis, de ces prématurés auxquels on n'accordait que peu d'avenir ! Le plus chétif que Madeleine reçut, naquit à six mois et demi de grossesse ; il pesait neuf cent grammes. Aujourd'hui, c'est un robuste gaillard qui collectionne les satisfecit des grandes écoles !

Un jour, Madeleine s’est confiée : « On parle de jeune fille en fleur. On devrait évoquer aussi la jeune femme en fruit. Tout commence par un murmure. Pas même : un effleurement, presqu’aussi anodin qu’une sensation passagère. – L’ai-je bien senti ? Est-ce bien cela ? se demande la femme, dans l’étonnement de l’événement presque surnaturel qui se déroule en elle. Cette question même est béatitude. A cet instant subtil, l’attention devient tension, le rien devient vie. La femme est sur le chemin d’une souffrance appelée à devenir joie. Toute joie.

Un tremblement de l’être assez comparable, au fond des mères, à la révolution des planètes.

Enceinte fortifiée. Ainsi se présente la femme en attente d’enfant. Avec son avancée sur le monde, ce ventre chemin de ronde qui protège le début de la vie des menaces du dehors, elle évoque ces citadelles à la silhouette majestueuse et irréelle faites pour éloigner les barbares. Et en effet, rien ne rapproche plus sûrement de la beauté altière d’une civilisation que le respect de ce qui donne la vie.

La maternité est moins un apprentissage qu’une découverte. La femme en attente d’enfant se retire peu à peu du monde, de son rythme trépidant, de ses buts temporels. Elle s’en retire, ou plutôt s’en élève. Sa respiration devient courte comme sur les chemins d’altitude. Son champ de vision devient large depuis qu’elle ose entremêler l’instant et l’éternité. L’étrangeté de sa condition, c’est qu’elle reste dans le monde ordinaire tout en étant effleurée par la lumière d’en-haut.

La pesanteur et la grâce.

Elle entre en solitude comme le moine en contemplation, habitée par l’inénonçable : oui, quelque chose se passe en elle, qui ne saurait se passer d’elle, qu’elle ne saurait décrire. Et ce quelque chose, c’est quelqu’un. Le rendez-vous auquel est conviée la mère n’est pas un lieu, c’est une personne. Quelqu’un que l’amour va révéler, mettre à jour. Quelqu’un qu’elle ne connait pas encore, dont elle ne sait rien et qui, cependant, lui devient plus intime que tout ce qui jusqu’alors composait sa vie ».

Pourtant, elle constatait, démunie : « Nous sommes quand même dans la misère en ce pays d’Ardenne. Dans une ferme où j'ai assisté une quinzaine de naissances, il ne survit aujourd’hui que trois pauvres enfants ». Parfois, il lui peinait vraiment de mettre au monde des créatures qui n'avaient rien d'humain, voire pas d'avenir certain, la mère morte en couche. « Mais ma mission est d'ouvrir la porte à la vie, pas de la refermer. En quelque circonstance que ce soit ». Son grand émerveillement était de voir le rapport de la mère à l’enfant. Même lorsque l’enfant est abandonné au royaume des rêves, la mère vient enrichir sa collection de tendresses en volant du regard l’image paisible du petit ange dont elle connait déjà le dessin par cœur et qui ne cesse pourtant de la subjuguer. Elle le regarde comme on contemple un coucher de soleil. Sans trouver le moindre mot pour traduire ce qu’elle ressent.

Mais le pire échec était ressenti à la venue d'un enfant mort-né. Il s'agissait d'une cruelle injustice pour une femme qui, pendant neuf longs mois, avait espéré un enfant qui n'existerait pas.

Madeleine accouchait également les romanichels dont les roulottes stationnaient sur les terrains vagues, au pourtour de la ville. C'était un agent de police qui venait la chercher. Elle fut toujours bien appréciée des gens du voyage qui devinaient immédiatement qu'à ses yeux, la condition sociale de ses patientes n'importait nullement. Bourgeoise ou bohémienne, une femme en couche exigeait une attention identique. Bien souvent, Madeleine aidait une gitane qu'elle ne revoyait pas même le lendemain, la roulotte poursuivant sa route dès l'enfantement achevé. Elle percevait alors une subvention de la mairie, tout comme pour son travail auprès des indigents.

La guerre ne lui ravit pas son mari. Anatole travailla aux Forges pour l'Armée d'Occupation. Madeleine fut consignée à l'hôpital de Givet.

Madeleine aimait son métier, même si son sacerdoce s'accomplissait fréquemment au détriment de la quiétude familiale. Jamais de vacances, jamais de fêtes ni de dimanches. Le jour de la première communion de son fils, elle ne rentra que tard dans la soirée. Quand sa fille se maria, elle ne put rejoindre la noce qu'après avoir pratiqué trois accouchements en ville.

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