Madeleine - 2

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Mais son plus grand bonheur, à Madeleine, fut de mettre au monde ses petits-enfants et ses arrières. Sa fille n'aurait d'ailleurs jamais accepté la présence d'une autre sage-femme ; toutefois, elle fut surprise d'entendre sa mère lui conseiller à l'instant critique : « Poussez, Madame, poussez ! ». Madeleine avoua en riant qu'elle avait totalement oublié qu'il s'agissait de sa propre fille.

Son plus grand malheur c'est qu'Anatole s'usait aux Forges. Pour lui, c'était courir à travers l'enfer : une respiration acide, une agonie de fatigue. L'atmosphère soufrée, les vapeurs de métal en fusion, les projections dues aux ferrailles humides plongées en bains liquides, corrodaient sa vie, son humeur et sa pensée. Au grand dam de Madeleine, il s'avinait pour oublier.

Un soir qu'il revint plus noir que de coutume, il invectiva Madeleine de toujours traîner au cul des putes ! La goutte déborda.

- D'où te vient pareille idée ? Comment oses-tu ? Ce ne sont en tout cas pas des putes !

- Pute ? Ah non ! C’est un peu court, Madame ! On pourrait dire... oh ! Dieu !... Bien des choses en somme... :

Asphalteuse, béguineuse, belle-de-nuit, boucanière, cocotte, coureuse, courtisane, croqueuse, demi-mondaine, femme de petite vertu, femme galante, femme légère, femme publique, fille de joie, fille de mauvaise vie, fille des rues, fleur de macadam, gaupe, gourgandine, grue, hétaïre, horizontale, maquerelle, marchande d’amour, marmite, michetonneuse, pierreuse, racoleuse, sirène, souris, tapineuse, trimardeuse, turfeuse ; que dis-je encore ? Bagasse, catin, goton, gueuse, marie-couche-toi-là, moukère, poule, professionnelle, ribaude, roulure, traînée…

Voilà ce qu’à peu près, ma chère, vous auriez dit, si vous aviez un peu de lettres et d’esprit !

- Goujat ! D'où te viens si purulente littérature ? Le patron du Café Bergerac t'aurait-il instruit ?

- Il n'est d'aucune science que la femme ne puisse nous mesurer. Alors cesse de pérorer !

- Anatole ? Je ne te reconnais plus !

- J’n’en sais rien, peut-être bien que c’est moi qui ai fait l’erreur. Première erreur, de naître, ça c’était une erreur, peut-être qu’elle est là l’erreur primordiale. Tu t’es jamais demandée, toi qui connais si bien l’affaire. T’es bien, t’es dans le néant, le néant d’avant la conception, pas celui d’après, où tu as fini de tout perdre, celui d’avant, où tu ne connais même pas le sens des verbes. Mais un jour, c’est ça qui n’est pas compréhensible, tu quittes ce néant radical, tu passes de l’immobilité rassurante au monde héraclitéen, tu tombes, tu te débats, simplement pour ne pas couler, au moins pour ne pas couler, pour garder la tête hors de l’eau, simplement pour respirer. Tu fais des efforts inouïs, c’est peut-être là que réside l’erreur radicale, dans cette chute hors du néant, Dieu n’y est pour rien, tu choisis de naître, tu aurais pu choisir autre chose, mais non, tu choisis de naître et alors après, il faut assumer.

Madeleine, elle ne dit rien, pendant tout ce temps elle ne dit rien, pendant tout le temps où il s’est octroyé le monopole de l’espace et du temps, elle n’a rien dit, elle n’a pas manifesté la moindre désapprobation. On ne l’a pas entendue élever la moindre objection, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Elle n’a pas cessé un moment, pas un seul instant, de vaquer à ses occupations, de tenir la barre du réel, et dans un souffle, on entend très clairement son émotion quand elle énonce, presque seulement pour elle, sans aucun reproche dans la voix, seulement avec une intense tristesse :

- Ce n’est pas pour cela qu’on fait des enfants.

Et personne n’est capable de prendre toute la mesure de cette seule phrase qu’elle a à peine dite, dans un souffle, sans même relever la tête.

- Sage-femme ! Sage… femme ? Faudra-t-il un jour que tu regrettes tous les mots atroces pour ne dire que ce qui est toi, ton être seul, pas ton image ? Tu vois ? Eh bien, je dirai tant de choses, et pas des moindres ! Des choses qui te briseront le cœur, tout comme tes paroles cruelles ont brisé le mien ! Je te hais autant que je t’aime, voilà la vérité… Qu’allons-nous faire à présent ? Nous aimer jusqu’à ce que l’aube nous réveille. Entrelacés à jamais dans la pâleur du soir, nous serons heureux, et puis fatigués, heureux et tristes car on le sait. Humant, mélancolique, les effluves de cet amour passé, les souvenirs sont trop douloureux : je pars à la dérive. Je ne sais pas me libérer de toi… Je ne veux pas me libérer de toi ! Les ténèbres s’emparent de moi et je coule… Je sombre dans cette spirale de désespoir. Ce n’est qu’un cauchemar dont je vais sortir. Je me recroqueville, je me perds et je m’oublie. Mais je suis là avec toi, je me lève et tu m’embrasses tendrement comme au premier jour, malgré les années qui passent au cœur de ta magnifique impasse.

- C’est par le temps que nous éprouvons la vie, parfois si effrayante. Mais note le bien, Anatole, les souffrances ont des voix : elles hurlent comme la tempête, mais un mot les apaise.

- Mais quel est donc ce mot, si souvent répété puis trahi ?

- C’est le mot magique qu’on murmure en secret à une oreille blessée par des mots trop durs.

- M’y aventurer implique de me laisser m’enivrer encore de cette passion dévorant l’âme. Ah ! Jolis jupons qui se laissent froisser… Eh bien non ! Je n’en peux plus. Et je te vois, encore, là, tu descendras l’escalier, les poignets enserrés dans la boule de linge sale. Femme, saches-le : il est des roses que je respire pour oublier ton parfum, des noms que je scande pour oublier le tien. Les détails de ton dos contre lequel j’aimais me blottir, je les ai oubliés. On s’invente des mots nouveaux… d’amour. Si seulement tu pouvais m’offrir ce cadeau qui à mes yeux serait l’unique chemin possible vers le bonheur. On s’en serait allé entre les nuages, le ciel, ta culotte et ta paresse habituelle. La mollesse et la nonchalance achalandent dans la lande. Tu nieras, bien sûr, que cette relation vient du ciel. Vous-même ou toi, ou toie, si tu es une femme. Homme, femme, je ne sais plus quel est l’objet de cette diatribe. Je te ou je vous hai-me. On se tuvoie ? Où en est-on ? Nous n’avons plus le temps de nous vouvoyer. Alors, plus rien à se dire ? Quel nous sommes-t-on ?

- Arrête Anatole, je vais me coucher, j'abdique devant ta folie !

Madeleine resta étendue dans son lit, à compter les moutons pour la première fois depuis qu'elle était enfant. Elle mordit son oreiller de colère. Puis elle entendit Anatole traverser le couloir. Elle roula sur le côté, et il s'installa dans le lit, à côté d'elle. Elle se rapprocha du bord autant que possible, fuyant le contact. Même accidentel, cela aurait pu l'enflammer au point qu'Anatole eu dû aller dormir sur le canapé du salon. Il était vain d'essayer de dormir ; elle resterait étendue là, jusqu'à qu'il soit temps de se lever, d'aller se doucher et de repartir à l'hôpital.

Elle sentit le lit bouger légèrement, des secousses sporadiques. Madeleine eut d'abord du mal à identifier les bruits étouffés qu'elle perçut, car dans son esprit, Anatole était un homme qui ne pleurait jamais. Non parce qu'il était macho ; il n'avait tout simplement jamais lâché une larme, pas même à l'enterrement de son père.

Elle se tourna légèrement contre lui ; elle ne pouvait prédire comment il réagirait si elle le touchait. Ils étaient sur un nouveau territoire, avec de nouvelles règles.

Madeleine se rapprocha de lui. Comme il ne bougeait pas, elle tendit son bras pour lui toucher l'épaule, s'attendant à être rejetée ; il laissa la main, posée, là. Elle exerça une légère pression pour le consoler ; il sanglota un peu plus fort. Elle pressa alors son corps, tout entier contre le sien, et Anatole se recroquevilla, en cuillère, tout contre elle. Alors, elle l'enlaça et le serra dans ses bras comme un enfant. Elle avait toujours résisté à l'envie de le bercer ainsi, de crainte de compromettre son désir pour elle, mais le désir était la dernière chose qu'elle avait à l'esprit en cet instant. Il sanglota tandis qu'elle le tenait contre elle, et l'apaisa en lui soufflant des " chuuut ", longs, lents, tous bas, jusqu'à ce qu'il se tourne vers elle et pleure dans sa chemise de nuit.

Elle savait ce qu'il y avait, même si lui semblait l'ignorer : ils vieillissaient, voilà tout. Elle le sentait, elle aussi, mais les hommes réagissent différemment. Ils sont effrayés lorsqu'ils perdent de leur superbe, lorsque leur dos les trahit et que la calvitie pointe. L'humilité est longue à venir lorsque l'arrogance s'étiole. Les femmes sont mieux préparées à faire face à la mort et à l'âge, surtout les mères comme Madeleine qui, ayant donné naissance, voient à quel point la ligne séparant la vie de la mort est ténue.

Anatole diminuait. La médecine du travail le convoqua au printemps 1969. Le médecin était petit, doux, de confession israelite. Anatole resta perplexe. Son examen ne fut ni douloureux ni embarrassant. Il confirma ce qu’Anatole savait déjà. Il nota des dates et lui posa des questions d’ordre général sur sa santé. Anatole se demandait s’il avait une famille, il n’y avait aucune photographie de femme ou d’enfant dans son cabinet. Mais il n’y en avait pas non plus dans celui de Madeleine. Peut-être que sa femme s’appelait Rebecca et qu’elle aussi s’inquiétait que son mari travaille si dur ; peut-être avaient-ils deux enfants, comme eux, un garçon jouant du piano et doué pour la musique, et une fille qui avait épousé un catholique. Peut-être se promenaient-ils en famille le long de ces rues plantées d’arbres, le samedi, pour aller à la synagogue, et sans doute Rebecca leur cuisinait-elle des petits pains en couronne avec des boulettes de poisson ?... Sommes toutes, il fut mis en préretraite pour insuffisance.

Madeleine devina ces « insuffisances », les prémices de la maladie d'Alzheimer, encore appelée : sénilité. Le couple Chonzu dû quitter la maison de la rue des Récollets et déménager pour un logement plus petit par manque de moyen. Anatole redevint sobre et put alors s'adonner à Cyrano et Ruy Blas, Musset et Lamartine, découvrir tout ce qu'il avait perdu dans sa vie d'ouvrier, se réinventer une culture, une soif d'avenir impossible à tarir. Anatole, amoureux de ses livres, malgré ces lectures assidues, déclinait. Aimer rend solitaire. Il était heureux sans elle. Elle, rien ne pouvait la rendre heureuse sans lui ! Rien ! Il n’y a que le regard d’un homme qui puisse vous faire prendre conscience que vous êtes femme, sinon vous êtes quoi ? Il était égoïste. Comme le sont les hommes. Les espoirs et les peines se délitent, et Madeleine savait que même après la disparition des choses, la nuit en resterait pleine, de ce sentiment d’abandon.

Anatole, plus binaire, pensait que lorsqu'on tombe malade, la vie normale interrompt son cours réglé pour laisser place à un état de contemplation où le corps reprend ses droits et où l'univers apparaît soudain dans une indifférence totale vis-à-vis de la vie humaine.

Madeleine sortait souvent Anatole, sur les quais de Meuse, pour le vivifier, l'emmenait au fort de Charlemont pour admirer le paysage automnal des bois et du parc descendant sur Givet. Ils repartaient par la rue des Récollets et revisitaient leur ancien quartier. Elle aurait voulu retourner à cette époque où tout cela avait été sa vie. Les oiseaux piaillaient dans les arbres avec entrain, les voitures passaient trop vite dans la rue, la musique trop fort, et la peinture épaisse de la rambarde menant au perron sembla insuffler de la vie dans sa main, dans ce qui avait été sa maison. Elle ferma les yeux, écouta le bruit familier d'un autobus qui disparaissait dans le fond de la rue, d'un klaxon au loin, et respira l'odeur mélangée, étrangement plaisante, des voitures et des feuilles des grands arbres encadrant la maison. Elle aurait pu être en train de rentrer chez elle après une longue journée à l'hôpital ; ou revenir d'un week-end passé chez sa fille, un dimanche soir, et retrouver Anatole. Passé le porche de la maison, elle l'aurait retrouvé installé sur le canapé du salon, un livre en main, et elle lui aurait dit : lis tout ton saoul mon amour, lis tous les livres que tu as envie. Je serai là quand tu auras fini. J'attendrai des années s'il le faut. Puis elle aurait pris sa main dans la sienne et l'aurait embrassée avec suffisamment de tendresse pour lui montrer qu'elle ne se moquait pas de lui. Restons simplement ici, lui aurait-elle dit. Restons ici pour toujours.

Entends-moi bien : je ne souhaite pas te posséder, mais t’enlacer de toute mon âme et de tout mon corps afin de ne te laisser imaginer qu’un horizon de douceur lumineuse… Un automne pluvieux me fait penser à toi, à nous, à cet amour doux et fragile que j’aimerais cajoler comme un enfant qui grandit. Car demain reste pour toujours un immense espoir : celui de mettre des étoiles dans tes yeux, dans ton cœur et les contempler pour faire les meilleurs vœux — inscrire cet instant magique dans l’éternité de l’humanité et avoir confiance, croire que j’oserai t’aimer, te dire, te chanter mon amour, pour ensuite te murmurer à l’oreille ma folie de toi.

Elle est le chant des origines, le bercement de la vie et la prodigalité du cœur.

Dans l'océan du jour qui se dilue, la trame lointaine de vies fuyantes emportées par les vagues, comme des cœurs cessant de battre. A l'intérieur un silence craquelé d'inquiétudes ne cesse de résonner.

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