Li Weï, l’esprit de la Terre
Pendant l’année du rat, en 1900, trente mille Chinois furent tués durant la révolte des Boxers. (les Poings Harmonieux)
Quarante-cinq mille soldats étrangers –japonais, russes, allemands, britanniques, français, américains-, commandés par le Feldmarschall Von Waldersee, occupèrent les provinces du Nord pour venger la morts de trois cents étrangers (les Longs-Nez).
La Cour revint à Pékin pour l’année du tigre, en 1902, et le Crayon Vermillon signa le protocole allié, reconnaissant par-là que l’Empire du Milieu était non seulement parti en guerre contre d’autres nations, mais contre la civilisation elle-même.
‘Histoire de la Chine’.
A un endroit où les pèlerins avaient installé un banc en pierre, Li Weï s’assit pour attendre Ming Yué, comme elle l’attendait chaque soir depuis qu’ils s’étaient réfugiés au monastère des Climats Bienfaisants, un mois plutôt. Le soleil cramoisi disparaissait derrières les gouttières du temple, mais les nuages lumineux rayonneraient encore pendant une heure, en cape mauve de crépuscule sur les collines de l’Ouest. L’air était frais et embaumait le pin. Plus bas, la nature étalait sa tapisserie à perte de vue, jusqu’à l’endroit où la terre se fondait avec le ciel. Des fumées dentelées montaient en spirales de cheminées invisibles. De temps en temps une brise légère passait, trainant les vêpres mélancoliques des moines, comme la queue d’un cerf-volant.
Une biche du temple s’arrêta de boire au bassin pour surveiller le sentier qui contournait les rochers couverts de mousse et les arbres noueux, le long du torrent. Prévenue par l’effroi de la biche, Li Weï se leva pour rejoindre son mari.
Ils se promenèrent ensemble dans le jardin de rocaille, planté il y a plusieurs siècles par un moine taoïste pour qui ce paysage était un rêve d’immortalité. Elle chantonnait ; il glissa sa main dans la sienne, mais elle se dégagea aussitôt : ils n’étaient pas seuls. Dans le Pavillon de la Vertueuse Contemplation un moine était assis. Il lisait et sa tête chauve brillait à la lueur de la chandelle.
- Est-ce si étrange de trouver un moine dans un monastère ?
- Es-tu devenu fou ? marcher et bavarder en public est déjà scandaleux ! Maintenant tu voudrais en rajouter en me prenant la main aux yeux de tous ? N’as-tu aucun respect pour le bon renom de ta famille ?
- Il ne te plait pas d’être avec moi ?
- Ce n’est pas la question !
- Par une soirée comme celle-ci, que m’importe le monde ?
- Pense au clan des Chang. Pense à ta mère.
Elle sourit malgré elle. Il riait comme un enfant.
- Regarde, il désignait le Pavillon, le moine s’en va. Nous pouvons nous promener ou nous cacher jusqu’à la nuit et personne ne verra quelle effrontée tu es.
La nuit était calme. Le seul mouvement était celui du clair de lune qui dévoilait les falaises et le bouddha couché, immense, qui souriait à l’éternité. Ils restèrent quelque temps sans rien dire, puis Ming Yué prit la parole.
- Nous avons été heureux, toi et moi, n’est-ce pas ma femme ?
Elle serra sa main dans la sienne.
- Je n’ai jamais connu un tel bonheur.
- Et si cela ne pouvait pas durer, regretterais-tu de m’avoir épousé ?
Elle ne comprenait pas. Bientôt, ils auraient un fils, leur premier enfant ; et alors leur bonheur n’aurait jamais de fin. Elle leva la tête et vit qu’il était sérieux.
- Mon mari, pourquoi me demander si je regretterais de t’avoir épousé ? Pourquoi une telle question ?
Il prit son visage entre ses mains et l’embrassa doucement sur les lèvres.
- Parce que…
- Parce que quoi, mon mari ?
- Parce que tu ne devrais jamais avoir de regrets. Tu ne devrais jamais changer.
- Pourquoi devrais-je changer ?
- L’époque est au changement, dit-il d’une voix grave en regardant le bouddha.
- Pour tout le monde, peut-être, mais pas pour nous, toi et moi, insista-t-elle. Comment pourrions-nous changer, nous sommes mari et femme.
- Non, cela ne changera pas, dit-il d’un ton désespéré, comme si ce qui pouvait arriver était déjà là.
Très vite, elle posa sa main sur ses lèvres.
- Ne parlons plus, je t’en prie. Pas ce soir.
Il hocha la tête, la serrant contre lui. Elle voulut alors se rappeler l’air qu’elle chantonnait tout à l’heure, mais il était parti. A la place lui vint un vers de Yuan Chen : Un magicien a refermé sa main sur toi et l’a rouverte, vide tout d’un coup.
Elle avait dû frissonner car il se leva, enleva sa veste et la posa doucement sur ses épaules. Puis il lui prit les mains, les leva contre ses lèvres comme pour les réchauffer de son haleine, et ensuite l’enveloppa de ses bras.
Mais ce n’était pas le froid qui l’inquiétait. Bientôt, elle se dégagea de son étreinte pour formuler sa pensée :
- Tu retournes à Pékin n’est-ce pas, mon mari ?
Il eut un hochement de tête imperceptible.
- Il faut que j’y aille. Même si je ne peux rien faire, je dois essayer. Rejoindre mes amis et aider les gens du quartier. Je dois essayer.
Il attendit qu’elle lui réponde, mais elle ne pouvait penser à rien. Un moment passa et il continua.
- Je voudrais pouvoir rester, mais je ne peux pas. Je ne peux pas rester en spectateur comme si j’étais à la foire, sans rien faire.
Li Weï retrouva sa voix.
- Que peux-tu faire là-bas ? Où iras-tu ? Qui verras-tu ? Elle se cacha le visage. Tu vas mourir, je le sais, et pour rien.
- Pour l’honneur, peut-être. Je ne peux pas me cacher dans un monastère avec les femmes et les enfants, n’est-ce pas ?
Elle frissonna de nouveau et le regarda.
- Mais mon mari, tu n’es pas un soldat. Tu ne sais même pas vraiment de quel côté tu es. Tu m’as dit que si les Poings Harmonieux sont vainqueurs, cela signifiera le massacre d’innocents. Et si au contraire ce sont les Longs-Nez, des concessions supplémentaires, des humiliations supplémentaires viendront nous affamer. Si ce sont les troupes impériales, les Mandchous n’en seront que plus puissants et notre dynastie Han sera fouler aux pieds. Tu ne peux gagner nulle part.
Il ne voulut plus discuter. Il la prit à nouveau dans ses bras et la berça doucement. Peu de temps avant, elle avait fait de même pour un inconnu accablé de douleur aux vêtements couverts de boue. Maintenant c’était son bien-aimé, et il allait mourir. C’était elle, cette fois, qui deviendrait folle de chagrin.
Elle s’écarta, ouvertement, sans honte, en larme.
- Je t’en prie, mon mari, je t’en prie. Mon univers a toujours été borné par les murs des cours des Demeures Vénérables. Dans ces limites j’ai connu un grand bonheur. Pourquoi faut-il que ton monde soit plus vaste ? Y a-t-il quoi que ce soit dehors qui vaille de mourir ? Ne pouvons-nous être heureux et vivre l’un pour l’autre ?
- Je ne sais pas, dit-il. Et il ajouta : l’honneur, peut-être.
Se concentrant sur son incertitude, elle s’obligea à réfléchir, à démêler les brins de sa pensée, à ramener l’esprit de son mari à son foyer.
- Soyons l’herbe au pied du plus grand arbre, et laissons l’héroïsme à ceux qui aspirent à la grandeur parce que l’amour n’a pas répondu à leurs rêves.
Elle attira sa main sur son ventre.
- Toi et moi, mon mari, avons rêvé notre fils. Il est là. Je suis sûre, maintenant, qu’il est là.
Elle attendit. Comme il ne disait rien, elle supplia.
- Promets-moi que tu n’iras pas. Promets-nous.
Il voulut parler, puis ferma les yeux et tomba sur ses genoux, la tête dans le giron de sa femme. Elle le pressa violement contre elle en retenant son souffle. Ecoute, plaida-t-elle en silence. Ecoute, ton fils te réclame.
Il n’y avait aucun bruit, sinon la fuite des pommes de pin chassées par le vent qui s’était levé.
Seuls dans leur chambre, ils ôtèrent leurs vêtements en silence. Elle garda sa chemise et monta la première sur le lit couvert d’une natte de jeunes bambous tressés.
Elle ne pouvait retenir ses larmes. Ming Yué la tenait contre lui, lui caressant doucement les joues, essuyant les larmes une à une.
- Ma femme, tu m’as donné plus de bonheur que je ne pourrais jamais te dire avec des mots. Tu le sais, n’est-ce pas ?
- Oui, chuchota Li Weï, la voix rauque.
- Mais un homme sans caractère ne peut pas trouver le plaisir, même dans un bonheur comme le nôtre. Depuis que j’ai troqué ma robe de soie pour le complet veston des ambassades, j’ai compris que la Chine ne pourrait plus jamais redevenir l’Empire du Milieu et s’épanouir dans l’isolement. La Chine doit faire partie du monde. Comme le doivent tous les chinois. Comme je le dois. Si j’essayais de faire tenir le monde dans une cours, fût-elle de la Grande Demeure Très Vénérable, je serais un homme sans caractère.
Il attendit qu’elle répondît. Elle ne dit rien. Il la supplia.
- Dis que tu comprends. Li Weï, je ne peux pas vivre sans prendre part à cette lutte. Et je ne peux pas risquer la mort sans que tu me comprennes.
Elle resta un moment encore sans bouger, figée, glissant déjà d’une vie à une autre, envieuse de l’eau qui sautille dans le torrent, du rocher sur la montagne, des fleurs sauvages qui refleurissent à chaque saison. Tout existerait encore, quand Ming Yué serait parti. Sauf lui.
Au crépuscule, rien ne peut retarder le coucher du soleil ; le Vieux Sage avait raison.
Elle se redressa pour étudier le fin visage de son mari au clair de lune. Il ne fallait pas qu’elle oubliât le moindre détail. Elle voulait revivre ces deux années de mariage, se souvenir de chaque jour, de chaque nuit de leur vie conjugale. Au lieu de quoi, elle murmura d’une voix douce :
- Je comprends, mon mari.
Elle se pencha pour lui baiser les lèvres.
Entre l’aube et le crépuscule du lendemain, à un moment incertain, Ming Yué s’en alla. Il ne dit pas au revoir et elle ne le vit pas partir. Le soir, quand elle rentra dans leur chambre, elle vit qu’il avait déposé une écharpe de soie.
Plusieurs semaines passèrent sans nouvelles de Ming Yué. Des réfugiés venus de Pékin qui s’arrêtaient au monastère pour prier, avant de continuer vers le sud, parlaient d’un silence menaçant entrecoupé de coups de canon, de cloches d’alarme, de cris de bataille et de douleur. Ils leur apprirent l’exécution des ministres qui s’étaient élevés contre les Poings Harmonieux.
Li Weï rêva son mari humilié en public.
A la fin de la cinquième lune le flot des réfugiés ralenti. Ceux qui passaient encore disaient qu’ils n’y avaient plus que des pillards pour oser parcourir les rues de la capitale. On entassait les marchandises étrangères sur les places et y mettait le feu. Le troisième jour de la sixième lune, les flammes détruisirent le Hanlin Yuan, la forêt de Dix Mille Crayons, la bibliothèque la plus ancienne du monde. Aux carrefours, on accrochait des têtes sur des piques, comme des lanternes.
Li Weï imaginait que celle de son mari en faisait partie.
L’offensive changea de camp à la fin de la sixième lune. Des renforts étrangers avaient débarqué à T’ien-Tsin et se frayaient par le feu et le sang un passage vers Pékin. Une nouvelle vague de réfugiés arriva de la capitale jusque dans les montagnes, apportant des nouvelles au monastère. A la fin de la huitième lune, Pékin était désert, la moitié des maisons rasées, les magasins dévalisés, les temples incendiés. Par endroits on pouvait lire des pancartes : Très nobles seigneurs étrangers, ne nous tuez pas. Ici vivent des hommes de bien.
Li Weï voyait le corps de Ming Yué transpercé par les balles des étrangers.
Pendant l’automne et l’hiver, les troupes étrangères punirent le Nord. Là où elles passaient, les villes étaient rasées et de milliers d’innocents abattus. Les puits étaient empoisonnés par les cadavres de femmes qui allaient chercher la mort dans les entrailles de la terre pour sauver leur honneur. Les moissons pourrissaient dans les champs.
Li Weï contemplait, impuissante, son mari de plus en plus maigre, mourant d’une mort misérable.
Souvent elle criait en dormant. Tao Te Yin, leur servante, avait pris la place de son mari dans son lit et lui chuchotait alors : « Ne pleurez pas, Maitresse, ne pleurez pas. Vous devez être forte, Maitresse. Pensez au bébé. Vous devez penser au bébé. »
Li Weï essayait. Mais comment le pouvait-elle sans aussitôt penser au père ?
Elle vit en songe Ming Yué :
Vivre pour un autre, se témoigner pour un autre, disparaitre dans la gloire ou dans une vertu dont on est le principe… apprendre pour qu’un autre sache, penser pour qu’un autre parle, chercher la lumière pour qu’un autre brille, il n’y a pas de plus belle destinée pour la femme, car tout cela signifie se dévouer. Or, quelle plus noble profession que le dévouement ? Quel emploi de la vie mieux approprié à toutes les qualités de la femme ? Cette demi-ombre convient à sa réserve, cette intermittence d’action à sa faiblesse physique, ces élans momentanés à son entrainement, cette vigilance à sa finesse et surtout, surtout, cette vie de consolatrice à son âme ! Toute épouse, vraiment épouse, a pour carrière la vie de son mari.
Enfin, au premier jour de la quinzaine des grands froids, Li Weï donna le jour à une petite fille. L’Ancêtre Vénérable, père de Ming Yué, prénomma sa petite-fille Xi Yu Lin en souvenir de l’impératrice Mongole qui avait osé défier la Grande Muraille.
- J’ouvre les yeux, la réalité s’offre à moi : je me retrouve seule dans cette chambre, perdue. Le doute m’envahit brusquement. Pourtant, tout semblait si parfait — je pouvais te voir, te toucher, te sentir… Sentir mon âme vibrer à l’unisson de mon amour et tout mon être frissonner au diapason de mes rêves… Tout semblait tellement réel ! Mais ce n’était qu’un rêve, une illusion. Le désespoir m’enveloppe doucement, en silence. Je t’aimais tellement mon amour… Ton souvenir m’est présent et mon corps en brûle encore. J’ai mal, j’exalte, je tremble, tant mon amour est vivant. Sans toi, je suis devenue mère, sans être une vraie femme, sans connaître dans mon corps les frémissements du désir et du plaisir.
L’herbe peut se flétrir, ses racines ne meurent
Et quand c’est le printemps elle revient à la vie.
Le chagrin, lui seul, tant que ses racines durent
Même sans printemps, de lui-même revit.
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