Alicia, le printemps de la Terre (1)
Il avait rejoint l’Espagne lors des premières élections démocratiques, gagnées par Adolfo Suàrez, maitre d’œuvre de la transition démocratique initiée par Juan Carlos. Après quelques errements en région madrilène, il avait trouvé refuge dans les montagnes de Biscaye. Depuis trente ans, il y exerçait un commerce artisanal de sculpture sur bois et divers ébénisteries, prêtant ses bras à l’occasion pour des travaux de charpente et menuiserie.
Il somnolait, tel un vieil ours assis à la terrasse du bar, enveloppé d’une écharpe et d’une douce torpeur en cet après-midi ensoleillé de début novembre. Dans la tiédeur de l’air, la terrasse s’était peuplée peu à peu, les tables s’égayaient de propos légers, curieux voire insipides en fonction des gens, sirotant quelques cervezas locales ou cafés, se délectant de glaces à un euro. Des touristes épris de randonnée automnale parlant bio, des habitués s’interpellant sur les pervenches en bouton, des moins habitués trouvant délicieux de rencontrer autant de vie dans ces pays si reculés ! Tout à son attente, allongeant les jambes sous la table et se carrant au plus profond du fauteuil, il se mit à observer ses mains, croisées sur le rebord de la table, distraitement d’abord, puis de façon plus soutenue, avec un intérêt soudain pour ces mains sèches, à la peau fine et ridée, légèrement parcheminée, et une révélation presque douloureuse à mesure qu’il découvrait les tavelures et autres écorchures : « on dirait un vieux… ». Il les tournait dans la lumières, examinant les ongles courts et parfois cassés, les peaux mortes aux coins des lunules « mon Dieu, mais ce sont des mains de vieux ! ». Il fallait se rendre à l’évidence, même si les cyclistes de la table d’à côté parlaient de boissons probiotiques, vantant les mérites des produits fermiers de la montagne, même si les gens du centre équestre du village chantaient les vertus d’une randonnée au milieu des forêts d’altitude, il était devenu vieux, d’un coup.
Il releva la tête, stupéfait, et se mit à détailler les gens aux tables autour de lui. Il fallait qu’il sache.
La grande table bruyante en bordure de rue, des sportifs ‘’toujours jeunes’’ avec leurs vêtement technic-fluo et leur forte odeur de transpiration n’étaient finalement que quinquas sur le retour voire même des préretraités en mal d’adrénaline ! Rien à voir ! Plus loin sur la terrasse, des hommes du cru, visages burinés et recuits, façonnés par le climat, un peu taillés à la serpe, sirotant leur bière ; ils ne dénotaient pas… Complètement sous la tonnelle, une autre table avec des jeunes ? Non, des éleveurs du village, blaguant avec une fille, jeune ? Elle aurait pu être sa fille. Pourtant, en l’examinant plus attentivement, il découvrit ses pattes d’oie aux coins des yeux, quelques fossettes et rides d’expressions qui soulignaient son sourire, un certain charme mature qui lui avait échappé au début, sans doute à cause du soleil. Il se rassura. Peut-être pas aussi vieux que ses mains qui l’avaient trahi ? La vie pouvait encore suivre son cours.
Alors cette femme, finalement séduisante, il la connaissait. Il la croisait souvent depuis qu’elle était revenue s’installer à Arratzola, sans jamais lui avoir parlé, sans jamais qu’elle ne lui ait adressé la parole. Il la redécouvrait, l’invitant d’un sourire, dans ce soleil de novembre, à partager un peu de tendresse, sur le temps qui s’écoule et une jeunesse retrouvée… une esquisse sur l’état naissant de l’amour ?
Cet état naissant révèle en lui l’être qui dit « oui ». Rien ne justifie, rien ne garantit qu’elle réponde oui et pourtant il prononce ce mot. Comme celui qui tombe amoureux, il a déjà dans le passé, tenté à maintes et maintes reprises de se donner à l’autre. Mais il n’était pas prêt alors pour ce genre d’expérience, ou il n’avait pas trouvé de réponse à sa demande. Si même il en avait trouvé une, il n’était pas sûr qu’elle fût totalement vraie. Il doutait de ses propres sentiments et encore plus de ceux de l’autre. Quand on tombe amoureux, on s’ouvre à une existence différente et rien n’assure qu’elle soit possible. Un chant s’élève très haut, mais il n’est pas certain de trouver un écho. L’ampleur de ce chant est désespérément humaine, parce qu’elle offre des instants de félicité et d’éternité dont on garde la nostalgie poignante, pourtant elle n’apporte aucune certitude. Mais quand enfin vient la réponse, la réponse de l’être aimé apparait comme un don immérité, merveilleux, qu’on n’aurait jamais pensé recevoir. Un don tout entier offert par l’autre, l’être aimé, un don délibéré. Pour désigner ce don, les théologiens ont forgé un mot : la grâce. Il attend la grâce, depuis toujours. Lorsqu’il entendra de cette femme qui l’a fait renaitre, dans un sourire, cette femme si merveilleuse dire : « je t’aime », lorsqu’on le verra s’abandonner à l’amour, alors il connaitra le bonheur et le temps cessera d’exister. Ce moment deviendra éternel, il ne l’oubliera jamais. S’il sent que son amour est partagé, il lui suffira de s’en souvenir pour supporter n’importe quelle difficulté, n’importe quelle douleur. Son amour sera son refuge et la source de tous ses désirs.
Nous connaissons tous ce risque terrible que nous courons, mais dès que l’on tombe amoureux, on accepte de le prendre. Après s’y être opposé de toutes ses forces, après l’avoir refusé plusieurs fois, il a succombé à Alicia. Alors cet amour naissant se manifeste et s’impose à lui.
Savoir son amour partagé lui fait percevoir que si modeste soit-il, le jugement qu’il porte sur lui-même comparé à ce que sont et ce que valent les autres, détient une certaine valeur. Cette valeur, c’est Alicia qui la lui confère. Aucun de nous n’imagine être le plus beau, ni le plus intelligent du monde. Aucune de nos qualités, mesurée à l’échelle du monde ne nous rend préférable aux autres. Face à n’importe quel autre critère de valeur reconnue, ce que nous sommes reste toujours une bien pauvre chose. Pourtant, il ressent au plus profond de lui-même qu’il existe, qu’il a une valeur, une unicité irremplaçable aux yeux d’Alicia. Dans leur amour naissant, Alicia reconnait son unicité, cette nouvelle éclosion, cette nouvelle floraison. De même qu’il trouvera en Alicia des signes particuliers, le pli de sa bouche, son odeur ou son parfum, le galbe de son sein, la courbe de ses cuisses, ses mains, sa façon de regarder, un certain vêtement, les objets qu’elle aime, les livres qu’elle lit, de même Alicia trouvera en lui une habileté, une disposition, quelque chose qui symbolise tout ce qu’il y a de plus beau. Et cela le rendra heureux. Au premier baiser, elle battrait des paupières et fermerait les yeux, rendant les armes devant la grâce si délicate d’un épiderme contre un autre…
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