#46
Je me laisse choir dans mon lit. Je suis vanné. Nous avons terminé les préparatifs à 20 heures passées, et j'étais absolument ravi de prendre congé de ce petit monde en déclinant leur proposition de pique-nique de l'ultime soir. J'avais largement dépassé mon niveau de tolérance aux aboiements de Nina, et je n'avais absolument plus envie d'entendre parler de plan de table, de fleurs ni de pièce montée. La seule chose qui me motivait était l'idée d'une douche chaude et d'un dîner en solitaire devant une série sans prétention. La douche fut éminemment réconfortante, en revanche, mon énergie semblait avoir disparu avec l'eau qui ruisselait sur moi, vu ma paresse démesurée actuellement. Je n'aurai jamais le courage de me cuisiner quoi que ce soit.
Je regarde par la fenêtre ouverte : à bientôt 22 heures, la nuit prend ses quartiers et les vingt degrés ambiants rendent cette soirée particulièrement agréable. C'est un temps à piquer une tête dans la piscine, je songe. Mais je vais, hélas, l'abandonner pour un bon moment : je n'aurai le temps de faire trempette ni ce week-end, ni dans les quinze jours suivants. Bah, tant pis : Lorena et sa famille en profiteront pour moi.
J'allume la télévision et zappe nonchalamment. Rester apathique dans mon lit à regarder une série, c'est quelque chose que je ne me permets quasiment jamais. Rien que l'idée d'avoir devant moi des dizaines d'épisodes d'une heure à visionner pour connaître le fin mot de l'histoire me décourage d'avance. Je n'ai jamais été fidèle à la moindre série, et les abandonne toutes de lassitude. Un drôle de parallèle avec ma vie sentimentale me vient à l'esprit... Pourtant, sur ce sujet-là, j'ai toujours eu l'espérance d'une relation longue avec les filles que j'ai côtoyées. Hélas, la lassitude et le découragement face aux difficultés m'ont également fait abandonner plus d'une fois.
Je soupire. Voilà que me revient cette désagréable sensation d'être définitivement nul et de ne pas mériter que quelqu'un perde son temps à me porter intérêt.
Alors, comme hier, je choisis le sursaut d'orgueil qui viendrait foutre un coup de pied au cul de mes lamentations. C'est presque masochiste, mais je sais que ça sera efficace.
- Allô, Oscar ?
- Salut Alix.
- Tu vas bien ?
- Fatigué, mais j'ai survécu à Nina.
- Hahaha ! Hey, tu ne m'as même pas envoyé de photos des lieux !
- Non, c'est vrai. Oh tu sais, moi, la déco, tout ça...
- Moui, bon, heureusement j'aurai Lorena en envoyée spéciale demain hein !
- Bah voilà, t'as ta taupe.
Lorena sera certainement meilleure que moi pour mettre en valeur les jolies compositions florales, ou les petites guirlandes autour des entrées.
- J'ai hâte de voir votre spectacle, si tu savais !, poursuit-elle avec un réel enthousiasme.
- Oh moi aussi j'ai hâte, ça s'entend ?
- T'es pas loin de mourir d'impatience, mon Oscar. Je suppose que combiné à ton discours, tu donnerais tout pour être déjà à demain, hein ?
- Tu me connais si bien...
- Comme si je t'avais sauté durant quatre ans.
- Wouah, ton élégance m’éblouit, Alix.
- J'espère que tu mesures ta chance de m'avoir dans ta vie.
- Je veux bien quelques arguments, pour étayer cette thèse.
- Eh bien, par exemple, après ces quelques boutades sans importance, quand tu vas me révéler la vraie raison de ton appel, et que je m'appliquerai docilement à te dire que non tu n'es pas nul et que oui tu vas y arriver et ça se passera super bien, tu te sentiras vachement mieux et tu mesureras ta chance de m'avoir dans ta vie, donc.
Implacable. Masochiste mais efficace.
- Ok, bon. Je t'épargne les détails et on en vient tout de suite à « Je suis nul, dis-moi le contraire Alix » ?
- Bah non, va falloir que tu me donnes tes arguments si je veux pouvoir les démonter en bonnes et dues formes. Allez, allez, mon petit Oscar, flagelle-toi un peu, c'est pour la bonne cause.
- Je crois que j'ai déjà envie de raccrocher, en fait.
- Tatata ! Je suis capable de sauter dans le premier avion pour venir te le dire en face s'il le faut !
Elle en est capable, oui. Je soupire plaintivement.
- C'est quoi, le problème, Oscar ?
- Honnêtement, je ne sais pas.
- Vraiment ? Oscar, je suis toujours ravie de t'aider, mais se plaindre sans raison, c'est de la pleurnicherie, et là par contre, c'est hors de question que je reste au bout du fil pour ce genre de gamineries. Et comme t'es pas un pleurnicheur, juste un gars qui n'ose pas regarder ses problèmes en face, bah je te somme d'ouvrir grand les yeux et d'arrêter de tourner autour du pot.
- Je vais me ramasser au sol demain.
- Lève bien les pieds quand tu marches. Tes chaussures sont à la bonne taille ?
- Alix !
- Quoi ? Les faits, Oscar, les faits !
- Je ne suis pas au niveau de ce qu'on me demande !
- Tu ne connais pas ton texte pour la pièce de théâtre ?
- Si !
- Tu ne l'as pas déjà répété en duo avec l'autre témoin ?
- Si.
- Et c'était un fiasco ?
- Non !
- Tu danses tellement mal que tu manques de la faire tomber à chaque pas ?
- Mais non, quand même...
- Elle a essayé d'annuler votre spectacle tellement vous allez dans le mur, et tu as insisté pour continuer ?
- … Non, elle est contente de ce qu'on fait.
- Donc, elle est ravie de ce que tu fais et elle veut aller jusqu'au bout sans te trouver le moindre défaut ?
- Je... Oui.
Alix ricanne sans modération.
- Oh mon Dieu, elle est terrible ! Et moi j'ai enfin une alliée ! T'es foutu, mon Oscar. … Je t'entends marmonner hein !
- T'es chiante.
- Bah oui, et c'est pour ça que tu me téléphones ce soir ! Bon, et ce discours ? Elle en dit quoi ?
- Je ne sais p... Comment tu sais que je lui ai fait lire ?
- J'sais pas, l'instinct. Et p'tet parce que tu m'as dit que tu le ferais, hein ! Alors... C'est plus une alliée, c'est une concurrente, cette nana !
- Une concurrente à quoi, au juste ?
Un drôle de silence fait écho à ma question.
- À... à te pousser dans tes retranchements, je dirais. Elle est d'une catégorie au-dessus des autres, cette fille.
- Tu racontes n'importe quoi, et c'est le signe qu'il est temps de raccrocher.
- Je tape dans le mille, mon Oscar, hein ?
- Tu te fais des films. Elle est très concentrée sur la bonne réussite de notre animation, et c'est vraiment ce qui lui importe le plus.
- Et toi ?
- Je suis également focalisé sur...
- … masquer de toutes les façons possibles l'intérêt que tu lui portes, pour ne pas risquer, ô malheur, de découvrir qu'elle pourrait également te porter intérêt et paniquer à l'idée qu'une fille veuille engager quelque chose avec toi.
Elle est féroce, bon sang. Je n'ai plus les mots, et je sais que c'est maintenant qu'elle va me dire au revoir et me laisser en plan.
- Bien, il se fait tard mon Oscar, tu devrais aller te coucher. Je reste sur l'amertume de n'avoir pu lire une ligne de ce fameux discours, et je le prends comme un affront personnel, mais je tenterai de m'en remettre avec dignité. J'en ressortirai sûrement plus forte.
- Tu devrais songer au théâtre, les tragédies grecques sont écrites pour toi !
Elle éclate de rire, se racle la gorge et articule avec une voix mélo-dramatique :
- Oscar, han Oscar ! Pourquoi cette souffrance ?
Envoie, s'il te plaît, ce discours en France !
Ainsi recueillir l'avis d'une amie,
si chère à ton cœur et de bel esprit !
Je ne peux m'empêcher de rire également.
- C'est beau, Alix. J'en ai la larme à l’œil. Je crains fort ne pas avoir eu cette plume-là pour demain.
- Pas grave, les alexandrins ne sont pas le canal de communication adéquat pour Cisco, de toute manière.
- Pas faux. Bref, euh Alix... bonne soirée, bonne nuit.
- Bonne nuit Oscar. Belle journée demain, ça va le faire, tu vas cartonner, et sois sage avec toutes les donzelles qui te courseront. Ou pas sage, à toi de voir. Choisis la bonne. Ou LES bonnes, si tu veux te faire plaisir.
- Ha. Ha. Merveilleux. Au revoir, Alix.
Je raccroche, et ouvre mon ordinateur. Je relis une ultime fois ce discours, histoire de me le remettre en tête... et l'envoie par mail à Alix. J'ai l'impression d'y voir pleins de défauts, mais n'ai pas le courage de le remodeler. Je devrais probablement l'imprimer et basta. Advienne que pourra.
« de : Victoria.
Je viens (enfin) de lire ton discours. J'aurais aimé dégainer mes crayons de toutes les couleurs, mais le constat est sans appel : il n'y a rien à en dire. Il est parfait, il est très émouvant, et je suis sûre que Cisco et Nina tomberont à la renverse. J'ai hâte de voir leurs réactions. Bravo, Oscar. »
Je relis ses mots dix fois. Je suis tenté d'y croire. Elle me le dirait, s'il y avait des choses à enlever, de toute manière, hein ? Elle ne me laisserait pas réciter un truc nul devant tout le monde ?
« de : Alix
Pas besoin d'alexandrins pour avoir une belle plume, visiblement, mon Oscar. TU. VAS. CARTONNER. »
Bon. Si les alliées sont d'accord... Je reviens à mon ordinateur, et clique sur l’icône de l'imprimante.
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