#47
- Calme-toi, Cisco. Ferme les yeux. Souffle doucement.
- Je savais que j'avais raison de te choisir toi en témoin. Personne d'autre ne sait gérer un malaise.
- Ne dis pas de conneries, tu ne vas pas faire un malaise. C'est juste une petite surchauffe dûe au stress.
On n'est pas loin de la crise d’angoisse majeure, en réalité. Mais la réalité, je vais la garder pour moi.
- Ça va mieux.
- Ouai, tu reprends des couleurs. Bon. Allez, allez, mec. Tout va bien.
- Tout va bien ? On a une roue crevée, quelque part sur la route à trente kilomètres du lieu de réception, et on est sapés comme des princes sans vêtements de rechange ! Tout ne va PAS bien, non.
- Vois les choses du bon côté : nous sommes vivants, déjà. Et même pas blessés. Et.... (je vérifie ma montre) on a quinze minutes devant nous. Facile.
- Dis-moi que tu sais changer une roue, Oscar, dis-moi que tu sais changer une roue !
- Je sais changer une roue.
- Yes ! T'es vraiment vraiment le meilleur choix du monde.
- T'as un cric, au moins ?
- Euh...
- Bon alors, Cisco. Je sais changer une roue si j'ai du matos, hein. Pas avec un taille-crayon et du chewing-gum.
Je vois le marié re-pâlir. Bon. Je me déleste de ma veste, mon gilet et... j'évalue ma chemise blanche immaculée. Aucune chance qu'elle sorte de cette opération indemne. Merde. Je la déboutonne et la jette à l'arrière de la voiture.
- Ç'aurait été une bonne idée que les gars nous suivent, hein ?
- Ouai, ç'aurait pas été con, ouai. Bon... (je jette un œil au coffre) Ok, t'as un cric et une roue de secours. T'es nul avec tes dix doigts, mais t'es équipé. Faudra penser à savoir s'en servir, un jour, ok ?
- Comment tu sais, toi ?
- Quinze ans que j'écume le pays en accompagnant des groupes de Juniors... il nous est arrivé deux ou trois bricoles que j'ai dû gérer avec les moyens du bord.
- Wouah. T'es un héros, Oscar.
Je m’accroupis devant le pneu raplapla. Je regarde en biais Cisco : tout beau qu'il est, ce serait criminel de quémander son aide. Bon. Bordel de bordel, c'est vraiment la place empoisonnée jusqu'au bout du bout, témoin, hein.
- Nina va nous tuer. Putain, je vais mourir assassiné le jour de mon mariage. Par la mariée.
- Non, non, Cisco. Hé ! Inspire, ferme les yeux, souffle doucement.
Putain, il faut que je gère un marié en panique tout en dévissant des écrous à genoux dans un fossé. Je fais un effort incommensurable pour me dire que dans dix ans, on en rigolera. Dommage que Cisco n'ait pas son portable pour immortaliser l'instant.
- Tout ça, c'est peut-être un signe... Non ?
- (je soupire) Tu sais bien que je ne crois pas à ces conneries, les machins ésotériques, le destin et les signaux divins. Le seul signe dont je suis sûr, c'est que cet énorme clou ne nous laissait aucune chance d'arriver à bon port : regarde.
Il grimace en constatant le coupable.
- Hé, Oscar ?
- Mmm ?
- … T'as douté, le jour de ton mariage ?
Je marque une pause et l'observe. Non mais qu'est-ce qu'il me fait, là ?
- Pourquoi tu me demandes ça ? Me dis pas que tu doutes, Cisco ? C'est le stress qui parle, là.
- Peut-être... que je panique un peu. T'as pas paniqué, toi ?
- Ne compare pas mon mariage et le tien, Cisco. C'est insultant pour toi.
- Pourquoi ?
- Bordel, tu sais bien pourquoi ! Je me suis marié sans réfléchir, avec une nana que je connaissais à peine ! Toi, tu as demandé à Nina de l'épouser après cinq ans de vie commune, vous avez mis un an et demi à préparer cette journée dans les moindres détails, et vous allez probablement vivre le plus beau moment de votre vie entouré de tout un tas de personnes qui sont ravies de le vivre aussi. C'est le jour et la nuit ! Est-ce que j'ai douté ? J'en sais rien ! J'ai juste plongé tête baissée dans tout ce qui pouvait me faire oublier le départ d'Alix. J'ai pas réfléchi. C'était stupide. Ce mariage n'aurait jamais dû avoir lieu. … Là ! Voilà !
Je me redresse et admire le boulot : la roue est parfaitement remise. Reste à descendre le cric. Je tourne la manivelle à dessein.
- Tu sais, si tu nous en avais parlé en amont, on t'aurait tous dit que c'était pas une bonne idée.
Je continue de tourner sans répondre. Est-ce utile de faire mon procès, huit ans après ? Enfin, les quatre roues touchent le sol. Je retire le cric et me redresse. Cisco me détaille de haut en bas et grimace. Il y a de quoi : j'ai les mains dégueulasses, je transpire à grosses gouttes et mon pantalon est couvert d'herbe sèche.
- Bon, euh. On a une serviette, ou quelque chose pour s'essuyer, dans le coffre ?
Il hausse les épaules. Je range la roue crevée, le cric, et entreprend de fouiller nos sacs. Bonne pioche : je trouve un paquet de lingettes humides. Comment diable avons-nous ces trucs avec nous ? Je me contenterai de ça pour les mains. Ensuite, j'essaie d'épousseter mon pantalon. Ça accroche, ces machins à la con !
- Tu regrettes ton mariage ?
- (je soupire) Mais qu'est-ce que tu cherches, Cisco, dans tes questions ? Tu veux que je te fasse flipper, que je te dise de fuir, que c'est pas une bonne idée ? Je ne ferai pas ça. Tu aimes Nina comme un fou, vous allez super bien ensemble, vous allez vous marier aujourd'hui, et ça sera très chouette. Et je le pense sincèrement. Je n'aurai pas accepté d'être témoin d'un mariage que je ne cautionne pas.
- Même si toi et Nina... bof ?
- On n'est pas les meilleurs amis du monde, mais hé, c'est une fille bien.
- Merci.
- Normal. Bon, hein : on va se contenter de ça.
Je ne remets même pas ma chemise, et reprends le volant : j'ai espoir de trouver un point d'eau sur place pour me mettre plus au propre avant de renfiler mon trois pièces. Avant de démarrer, je jette un œil discret à mon portable : un message de Victoria me signale qu'elle temporise Nina et nous souhaite bonne chance pour la roue. Bien. Tout va bien.
On repart en silence, que Cisco finit par briser.
- Oscar ?
- Quoi ?
- Je suis désolé.
- De ?
- Que tu n'aies pas eu suffisamment de confiance en nous pour nous parler de tout ça à l'époque.
- …
- On a été trop cons. C'était évident qu'après ta rupture avec Alix, t'avais besoin de nous. Si on avait été attentifs à toi, tu nous aurais confié des trucs et... les choses auraient été différentes ? Hein ?
- On sait pas.
Un silence suit ma réplique sèche. Il a l'air tout penaud. Je soupire et balance la tête. J'en ai marre, de cette conversation. Je n'ai pas du tout envie de parler de mes peines de coeur passées, ni de mon incapacité à me dévoiler aux gens qui me sont pourtant proches.
- T'es un mec génial, Oscar. Vrai de vrai.
- … Cisco... tu veux de la confidence ?
- Oui ? Dis-moi tout ce que tu veux, mon pote. J'écoute tout. J'te dois bien ça.
- J'ai deux très gros choix à faire ces prochains jours. Le premier concerne le boulot. Le deuxième... concerne une fille. Et ils se télescopent méchamment.
- Ah ? Une fille, c'est vrai ? Tu l'as rencontrée au Brésil ?
- Euh, non, pas du tout... Bon. Voilà. ...
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