Elle est seule, sur la scène, et le silence se fait. Pour le premier paragraphe, je l'attends au pied des quatre marches. Je ne dois la rejoindre qu'au bout de son monologue. À mes côtés, son frère aîné qui tient le texte dans les mains – elle a finalement prévu un souffleur, au cas où l'un de nous flancherait. Clairement, moi, hein.

 Je n'ose pas jeter un œil aux convives. Je ne vais pas les regarder du tout, c'est certain. Sinon, je vais me liquéfier. Pourtant, mon regard capte celui de Léa. Assise à la table des enfants, elle place la main droite sur son cœur, et dresse fièrement son poing gauche en ma direction. Je ris. Ouai, ouai, plus forts que la peur, ouai. Je l'imite et elle m'adresse une mignonne risette. Je n'aurais jamais cru qu'une gamine de quatre ans fût ma meilleure amie dans cette journée à rebondissements.

• … et j'ai finalement corrompu Cisco pour obtenir le numéro de son témoin. Il n'est quand même pas aussi incapable que ce que Nina a voulu me décrire, si ?

 On y est. C'est à mon tour. Je gravis les quelques marches et suis accueilli par son sourire si doux. L'évidence me saute alors aux yeux : peu importe que cette mise en scène soit une réussite ou pas, ce moment avec elle sera forcément formidable.

...

• … Tu vois, Nina, tu avais raison. C'est très très très compliqué d'organiser quoi que ce soit avec ce mec. Il est insupportable ! Et dire que j'avais eu l'idée que l'on fasse quelques pas de salsa... Ah ! La belle illusion !

 Des rires et des « Ouhou » retentissent. Il y a deux minutes, j'ai fait semblant d'abandonner Victoria sur scène et suis redescendu aux côtés de son frère. Celui-ci se penche sur moi :

• Ah ! Ah ! Pas mal, votre truc ! J'ai aucun mal à croire que Vic' t'aie tanné pour un numéro de salsa ! Elle est dingue avec ça !
• Et tu crois que j'aurai dû accepter de danser avec elle ? lui demandé-je innocemment.
• Oh, non ! En quel honneur tu te plierais à toutes les demandes de ma sœur, hein ?

 Je hausse les épaules, lui adresse un clin d’œil et, alors que la musique cubaine retenti, remonte les marches sous ses yeux médusés.

 Victoria est radieuse, et plus éblouissante que jamais. J'entends des exclamations dans la salle mais, une fois de plus, je ne leur prête pas attention. Ce n'est presque pas par crainte. C'est surtout parce que je suis happée par elle. Je réalise que c'est la dernière fois que j'ai sous mes yeux sa légèreté, sa grâce, son déhanché. La dernière fois que son corps évolue sous mes doigts. La dernière fois que je la fais tournoyer, avec cette robe incroyable que donne l'illusion qu'elle s'envole. La dernière fois qu'elle repose la paume de sa main sur mon torse. La dernière fois qu'elle termine cette danse dans mes bras.

 Et là, tout contre moi, alors que la musique se tait et que les applaudissements prennent le relais, je plonge dans son regard. Elle est essoufflée, ses cils papillonnent, et ses lèvres parfaites se pincent. Ma main gauche glisse sur sa peau, le long de sa colonne vertébrale, et c'est dans un sursaut de lucidité que je la stoppe avant d'arriver trop bas. Je sens ses doigts se crisper sur mon épaule. Je me sens, moi, tellement fébrile. J'ai le cœur au bord des lèvres. Je devrais au contraire, me détendre puisque ce spectacle est terminé. Je n'ai jamais été aussi tendu.

 Je crève d'envie de l'embrasser. Juste une fois. Rien qu'une. C'est mal, une seule fois ?

 Un sifflet nous extirpe de ce tête-à-tête qui n'en est pas un. Victoria se détache violemment de moi, et se présente devant le public, sa main dans la mienne. Elle s'incline dans une divine révérence, et j'essaie d'avoir l'air aussi élégant qu'elle. Après la troisième, elle se redresse tout à fait et me regarde de nouveau. Je lui souris. On a réussi, hein ?

 On l'a fait, c'est terminé. Et maintenant, comme un idiot, je suis peiné de le constater.