#61

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  • Trois bières, Oscar !
  • Yep.

 Depuis le début du bal, il semble que j'aie ajouté « garçon de café » à mon CV. C'est bien la quinzième bière que je sers à la tireuse, ne trouvant personne pour prendre le relais – je suppose qu'il est bien pratique de dire à quelqu'un « puisque t'y es, sers m'en une aussi ! ». Je dois dire que cela ne me gêne pas vraiment : tant que je suis coincé ici, personne ne me demande de danser. Et niveau danse, j'ai déjà tout donné.

 D'ici, j'ai le loisir de constater que ce n'est pas le cas de ma partenaire de cet après-midi. En effet, Victoria se déhanche sur la piste depuis près d'une heure. À ses côtés, le grand type brun ne la lâche pas. Autant il la suit comme son ombre, autant littéralement, il ne la lâche pas : il la touche sans arrêt. Une main passe sur l'épaule, une autre sur la hanche, son corps se penche sur elle et sa ridicule cravate verte s'écrase entre leurs deux poitrines. J'attends avec appréhension le moment où lui, ce mec arrogant sorti de nulle part, franchira le pas que je me suis refusé jusqu'à présent : avant la fin de la soirée, assurément, sa bouche se posera sur les magnifiques lèvres de Victoria. Et je crois qu'à ce moment-là, il vaudrait mieux que je sois éloigné de la tireuse à bière si je ne veux pas faire de casse.

 C'est quel niveau de stupidité, cette jalousie, hein ? Pourquoi je me rends malade qu'elle se permette cela, alors que j'ai eu tant de fois l'occasion de le faire auparavant ? N'est-ce pas entièrement ma faute ?

  • Salud, mec !

 Je réponds en trinquant – j'ai quand même pu me servir moi-même dans l’histoire. Luigi reste à mes côtés pour discourir de choses futiles qui me passent trois kilomètres au-dessus. Je hoche la tête en cherchant Victoria des yeux. Elle s'est évanouie dans la masse des gens qui dansent. Tant pis.

  • Oscar ?
  • Oh ! Victoria !

 Pas si disparue que ça, on dirait.

  • Euh... Je prendrais bien une bière mais... je ne sais pas du tout utiliser ce machin-là.

 Elle papillonne ses yeux de biche sous mon nez, et je ne sais faire autrement que de lui répondre immédiatement. Elle n'avait même pas besoin de cette expression mutine pour m’appâter, de toute manière.

  • Je vais t'en servir une, ne t'en fais pas.

 Je m'attelle avec application à ma tâche.

  • Tu n'étais pas rassasiée de danse, on dirait ?
  • Moi ? Ahah ! Jamais ! Je ferai la clôture de la piste !
  • À ce point ?

 Elle acquiesce en tendant son verre.

  • On trinque à quoi ?
  • Je ne sais pas... à la grande réussite de notre mission ?

 Elle rigole, s'approche de moi et me glisse :

  • À mon co-témoin parfait !
  • À... ma co-témoin parfaite.

 Elle glousse, et boit avec gourmandise. Elle me regarde par-dessus son verre, puis le rabaisse.

  • Tu le fais encore.
  • Quoi donc ?
  • Tu as attendu que je commence à boire pour boire à ton tour. C'est fou, ce truc. Pourquoi tu fais ça ?
  • Je ne sais pas. Je ne m'en rends même pas compte, tu sais.

 Je fais ça parce que je profite toujours de cette petite seconde pour l'observer porter le verre à ses lèvres. Et laisser un drôle de frisson me parcourir. Je ne fais ça avec personne d'autre.

  • T'es drôle, Oscar !
  • Ah. Si tu le dis.

 C'est la pire phrase à entendre, je crois. Je me la mange comme une gifle dans la tronche. On reste à s'observer quelques instants. Je ne sais plus trop bien quoi lui dire. Après tout, elle a sa route toute tracée avec le type à cravate verte, et moi, je touche au but que je m'étais fixé : survivre à cette journée sans faire de trucs déplacés avec elle.

  • Oscar, si tu veux... On avait dit qu'on rediscuterait, toi et moi ?
  • Héééé Oscaaaar !
  • Léa ! Dis donc, tu t'amuses bien ?
  • Tu m'avais dis que tu voulais bien danser avec moi !
  • Ah... oui, c'est vrai.
  • Oh ! (Victoria affiche un sourire attendri) C'est trop mignon ! Tiens, Léa, je te rends ton cavalier !
  • Ouiiii ! Allez viens danser avec moi !
  • Euh... Bon, j'arrive.

 Bon gré mal gré, je pose ma bière et m'apprête à suivre la gamine. Victoria rit joyeusement.

  • Eh bien, bonne danse !
  • Ouai...
  • On trouvera un moment pour parler tout à l'heure ?
  • D'accord. Très bien.

 Je rejoins la petite Léa au milieu des danseurs. Qu'est-ce qu'on danse avec une gamine de quatre ans qui mesure à peine un mètre, hein ? Elle me demande de faire tourner sa robe comme celle de Victoria sur la scène, alors je m'exécute docilement. À notre droite, sa mère apparaît avec un air embarrassé. Je me remémore cette histoire de me rejoindre la nuit et me sens piquer un fard – heureusement, dans l'ambiance boîte de nuit de la salle, ça passe probablement inaperçu.

  • Je suis sincèrement désolée, Oscar. Léa vous a embêté toute la journée.
  • Je vous promets qu'elle ne m'embête pas. Elle est très intéressante, très drôle, et très pertinente dans ses propos.
  • Ah, ça. À qui le dites-vous... Léa ? On va bientôt rentrer se coucher, ma Chérie ! Il est plus de minuit !
  • Nan ! Je reste encore !

 Elle me regarde avec dépit, et je lui adresse un sourire aussi bienveillant que possible.

  • Léa... On va écouter tes parents, d'accord ? Il est temps de dormir pour être en forme demain !

 Elle tente de résister mais un baillement réduit à néant son argumentation. Nous rigolons, et rejoignons les portes extérieures de la salle.

  • Bonne nuit, Léa. À demain ?
  • Oh oui ! (elle se retourne vers sa mère) Tu sais Maman, tu n'auras pas besoin d'aller voir Oscar cette nuit, il n'a pas peur de dormir seul, ne t'inquiète pas ! Et moi, je t'expliquerai comment respirer si tu veux !

 Un silence malaisant s'installe entre nous – je ne sais pas qui de moi, d'elle ou de son mari est le plus crispé.

  • Léa, enfin ! Qu'est-ce que tu racontes ?! Je ne... euh...
  • Hum. Je lui ai montré une technique de respiration apaisante lors de la cérémonie. Elle parle de ça, je suppose.
  • Ah, oui, sûrement...

 J'adresse un sourire poli à la petite famille, et m'apprête à prendre congé lorsque la gamine m'attrape par la main.

  • Et regarde ! Ta copine a retrouvé son amoureux !

 Je relève le nez. Effectivement, Victoria a retrouvé la compagnie du grand brun.

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