#62
Cette soirée s'étire dans une longueur bien monotone. Je suis fatigué, de cette journée, de la semaine de préparation intense qui l'a précédée, et plus globalement, de ce mois d'Août infernal. Foulant l'herbe et admirant les étoiles, j'ai accepté la proposition de cigarette d'une parfaite inconnue un poil éméchée, qui m'a clairement fait comprendre qu'elle me rejoindrait bien cette nuit, elle aussi. « Un mec qui danse comme ça fait forcément des miracles au pieu ». Hum. Je lui réponds poliment « merci », ce qui ne semblait pas être la réponse qu'elle attendait. La théorie d'Alix se confirme, finalement, mais je ne le lui dirai certainement pas : ça lui ferait trop plaisir.
Je me débarrasse tant bien que mal de l'inconnue à cigarette et regagne la salle qui ne se vide pas de ses danseurs. La tireuse à bière continue à abreuver les convives sans discontinuer – il semble que je ne sois pas indispensable à son fonctionnement.
J'avise une rangée de chaises dans un coin très à l'ombre, mais Luigi me saute dessus et m'entraîne vers le photobooth pour une séance bien moins formelle que ce qu'a pu nous proposer le photographe tout à l'heure. Vu les états éthyliques de chacun d'entre nous, je me dis qu'on tient là les clichés inavouables qui feront rire et rougir lorsque l'on fêtera les dix ans de ce mariage.
On abandonne finalement l'appareil après au moins trente poses prouvant que le ridicule ne tue résolument pas. Je remets en place ma chemise débraillée lorsque je remarque que nous avions une spectatrice. Elle s'approche de moi avec un air amusé.
- Magnifique, les garçons !
- Je ne sais pas si je dois te remercier pour ce faux compliment ? (elle rigole) Tu passes une bonne soirée, Victoria ?
- Bof, honnêtement.
- Ah. Mince. Que se passe-t-il ?
- Il y a un gros relou qui ne me lâche pas depuis des heures.
Je lève les yeux. Il rôde pas loin. Faisant semblant de m'intéresser à un couple qui danse, je glisse à ma comparse :
- Il est là, à quelques mètres. Il nous regarde.
- Merde.
- Il n'est pas d'agréable compagnie ?
- Il est horrible, arrogant et grossier. Puis il danse mal !
Nos regards se croisent, et on ne peut s'empêcher de pouffer de rire.
- Ah, mince. Moi qui croyais qu'il te plaisait.
- Oh ! T'es bête, Oscar !
Par réflexe, je me mordille la joue. Elle comprend que j'étais sérieux. Elle coupe son rire et me fixe, puis soudainement, me balance avec aplomb :
- Embrasse-moi.
J'ai l'impression que mon sang se fige. Ai-je bien entendu ?
- Qu... Quoi ?
- Embrasse-moi ! Ça va le calmer.
- …
Quelle idée terriblement mauvaise. Je suis si près du but, si près de ce moment où l'on se dira « Adieu, c'était chouette », et lorsque je lui aurai tourné le dos une ultime fois, je serai éminemment fier d'avoir tenu le coup. Et là, soudainement, c'est le vice agrémenté de chantilly qu'elle me propose.
Elle a ses yeux posés sur moi. Ils pétillent de malice, de douceur, d'envie. Elle en a tellement envie.
- C'est bien l'unique raison de t'embrasser hein ? De calmer ce gros relou qui te pourrit la soirée ?
- C'est la dernière raison que j'ai trouvée pour que tu le fasses enfin. Après ça, je n'aurai définitivement plus espoir que ça arrive.
J'allais répliquer quelque chose de très sérieux, à base de raisonnable et de c'est mieux comme ça, mais dans mon champ de vision, je vois l'autre s'avancer vers nous. Je ne peux pas la laisser en pâture à ce mec.
Je pourrais juste passer ma main autour de sa taille de façon très possessive pour le dissuader de s'approcher plus. Je pourrais dire à ce gars de façon très frontale qu'elle souhaite qu'il la laisse tranquille, et que je veillerai à ce qu'il respecte cela. Je pourrais la prendre par la main et nous emmener à l'autre bout de la salle.
J'ai tellement de possibilités de répondre à sa demande.
Tellement plus pondérées que... ça.
- Ne bouge pas, Victoria. Il arrive.
Elle obtempère, et je passe ma main dans sa nuque. Délicatement, je glisse sur sa peau jusqu'à la première de ses vertèbres qui forme un relief délicat à la naissance de ses cheveux. J'arrête mon majeur pile à cet endroit. Mon cœur tambourine furieusement alors que je viens à son contact. Elle ne bouge toujours pas. Ce n'est que lorsque mon visage rencontre le sien que je sens qu'elle lève la tête et, alors, ses délicieuses lèvres cerise se posent sur les miennes.
Ce n'est résolument pas un baiser factice, ça. C'est un baiser qui m'emmène loin, très loin d'ici. Là où il n'y a pas ce mariage, avec ce monde autour, et possiblement ces gens qui nous regardent, et mes promesses à sa cousine, et mes résolutions de l'éloigner de ma vie de merde, et cette foutue vie que j'ai choisie et qui n'est pas là à me tirer dans le dos, pour une fois. Il n'y a qu'elle sous mes doigts, sa bouche contre la mienne, son parfum dans mes narines et maintenant, son soupir qui naît sur mes lèvres. Il y a aussi sa main qui glisse sur ma chemise, mes muscles qui se crispent, et mon cerveau qui laisse exploser les filtres que j'avais savamment mobilisés jusque-là. Ce dont j'ai envie avec elle est bien plus abyssal que juste ce baiser.
Je ne sais pas combien de temps on s'est embrassé. Une éternité, et en même temps, beaucoup trop peu. Je plonge mon regard dans le sien. Elle chavire complètement, elle aussi. On reste à s'évaluer comme deux idiots, incapables de mettre des mots sur ce que nous venons de faire, et ce que cela implique par la suite. Un mouvement sur ma droite me tire de notre bulle, et je remarque que le relou a disparu.
- Je crois que c'est un succès.
- Quoi donc ?
- Ton relou s'est enfui.
- Ah. Ce n'est pas cela que j'espérais être un succès.
Je reste coi. Alors, elle pince ses lèvres sublimes et grimace.
- Tu n'essaies même pas de me faire croire qu'il est encore là, pour nous obliger à recommencer ?
- Ça ne m'a pas traversé l'esprit, non.
- Ah. Dommage.
Je soupire. C'est le moment où cette erreur monumentale te revient en pleine poire, Oscar ! Il va falloir assumer tes errements, maintenant !
- Victoria, écoute. Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée de réitérer. On devrait en rester là : un baiser de théâtre pour éloigner un relou. C'est plus judicieux.
- Pourquoi je n'y arrive pas, Oscar ? Pourquoi tu restes de marbre devant moi ?
- Je suis loin d'être de marbre, crois-moi.
- Alors quoi ?
- C'est à moi de te demander : Pourquoi ? Pourquoi tu veux t'enticher d'un mec comme moi ? T'as eu le loisir de voir la vie que je mène, combien c'est compliqué de prévoir quelque chose avec moi ! Comment ça peut ne pas te faire fuir ?
- C'est quoi, le problème avec ta vie ?
- Mais, enfin ! Je ne suis jamais disponible ! Je suis toujours en vadrouille, mon planning change subitement, je peine à savoir quand est-ce que je peux revenir à Oviedo, c'est « dur de me capter », tu l'as dit toi-même... J'ai un quotidien qui fait souffrir les gens, Victoria. D'autres l'ont éprouvé avant. Crois-moi, je ne suis pas un cadeau.
- Et tu feras éternellement le choix de cette vie-là ?
- Je... je n'en sais rien. J'ai des choix à faire prochainement, effectivement.
Peut-être que lui évoquer la proposition de Marc pourrait l'aider à revenir vers le raisonnable. Peut-être même que je devrais songer à l'accepter, dans le fond. Elle lève la tête avec grâce et m'affirme :
- La vie te propose moi, comme choix.
- Oh, s'il te plaît..., soupiré-je avec résignation. Bien sûr que la vie me propose toi. Je te promets que je me débats depuis des semaines pour refuser cette offre-là.
- Elle n'est pas bien, cette offre ?
- Elle est trop bien pour ce que je suis.
- Oh, pitié ! Le numéro de « t'es trop bien pour moi »... c'est humiliant.
- Mais même Nina te l'a dit...
- Je n'ai été en accord avec absolument rien de ce que Nina m'a dit sur toi ! Ne me fais pas mentir ce soir. Parce que là, tu commences à bien coller avec la description de « mec qui fait tout foirer ».
- Peut-être parce que c'est vrai.
Elle fronce les sourcils, et je vois des larmes perler au coin de ses yeux. Merde. Merde merde merde.
- T'as quoi comme offre, en face de moi ?
- … Je ne voulais pas en parler ce soir, mais... Marc me propose d'intégrer son staff et devenir son kiné à temps plein.
- Ah. Waouh. Et tu penses accepter ?
- Je ne l'exclue pas.
- Bien sûr. Je ne fais pas le poids face à... « ça ».
Je ne sais pas quoi dire. Bien sûr que si, elle fait poids. Ma raison me hurle avec force « C'est le point culminant de ta carrière, Oscar. Une opportunité pareille ne se refuse pas ». Mon cœur murmure « Ce n'est pas de cela que je veux, moi, Oscar... ». Ma bouche ne sait pas quels mots choisir au milieu de ce capharnaüm intérieur.
Victoria secoue la tête en reniflant.
- Eh bien moi, j'ai un gros relou en autre offre face à toi.
Je serre les dents. La jalousie vient bouillonner à mes tempes.
- Il est encore plus crétin que moi.
- Assurément.
- Ne fais pas ça. Tu mérites mieux que cet abruti qui te regarde avec la bave au coin de la bouche !
- Mais « mieux » ne veut pas de moi, alors je fais quoi ?
- C'est pas exactement que je ne veux pas de toi...
- Non. C'est que tu ne veux pas de toi-même, Oscar. Mais je crains que là, personne ne puisse rien pour toi.
Ouch. Ça, ça pique très très fort. Elle fait un pas en arrière. Son visage transpire l'amertume.
- Dans le fond, ta vie insaisissable, c'est pour t'assurer que personne ne viendra gratter ton vernis et briser ta petite solitude bien pratique, hein ?
Soufflé par sa pertinence, je suis incapable de répondre. On ne m'avait jamais aussi bien cerné, aussi rapidement. Elle secoue la tête.
- Nina a raison, et toi aussi tu as raison, Oscar. Effectivement, tu fais tout foirer. Eh bien... Bonne fin de soirée, bonne continuation dans ta vie, bonne solitude inaltérable, Oscar.
J'ai furieusement envie de la retenir. J'ai envie de la prendre dans mes bras, d'être tendre et de lui dire que non non non, je ne veux certainement pas être un de plus dans la liste des connards qui l'ont fait pleurer. J'ai envie d'avoir le courage de briser cette carapace de solitude pour elle.
Mais je suis figé, glacé pour l'âcreté de son propos. Et je ne fais rien. Je la laisse partir avec ses larmes.
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