#63
- Hey ? Oscar ? J'ai mis du temps à te trouver, mec. T'es bien planqué, là, dans le noir au fond du terrain.
C'est la voix de Cisco qui trouble le silence de la nuit. Je l'entends s'approcher, et s'accroupir à mes côtés. Il m'observe un moment avant de reprendre la parole.
- Oscar... tout va bien ?
- Mmm.
Il attend. Qu'espère-t-il, que je parle ? La bonne blague. Il me connaît trop bien. Il sait que je vais me murer dans le silence. C'est même déjà osé ce qu'il fait : venir me chercher.
Il soupire.
- Bon. T'sais ce matin, ton truc de boulot et de fille que tu m'as raconté, là, j't'ai dis qu'on en reparlera après le mariage. T'as oublié de préciser que c'est Victoria, la fille.
Je hausse les épaules.
- Je ne voulais pas te balancer son nom à une demi-heure du moment le plus important de ta vie. Fallait que tu restes concentré sur toi, Nina, le « oui ». Moi et mes états d'âme, on n'est pas importants aujourd'hui.
- Depuis vingt minutes, vous êtes vachement au premier plan, toi et tes états d'âme.
- Faut pas, Cisco. C'est ton mariage, concentre-toi là-dessus.
- Mec, écoute : on t'a vu embrasser Victoria, tu n'avais pas l'air de le faire de mauvais cœur... et maintenant elle est dans les toilettes en train de pleurer pendant que toi t'es tout seul dans le noir, au bord du lac. C'est quoi ce bordel ? Il se passe quoi ?
Il se passe quoi, hein ? Il se passe que je suis un crétin, et je n'assume même pas de l'être.
- J'aurais pas dû faire ça.
Il semble consterné.
- Mais, Oscar ! La réponse que j’attends, c'est « Nous sommes fous amoureux et nous ne savons pas comment vous le dire », pas « reugneugneu j'aurais pas dû » !
- Tu fantasmes des trucs, Cisco.
- Je fantasme que lorsqu'un mec se permet de passer sa main sur la nuque d'une fille et de l'embrasser à pleins poumons en public, c'est parce qu'il compte entamer une longue et belle relation avec elle, ouai !
- Mais non, c'est pas ça du tout...
- Alors qu'est-ce que tu fous putain ?
- Elle m'a demandé de l'embrasser parce qu'un type lui tournait autour ! Je lui ai rendu service, c'est tout.
- Quoi ?! Qui ça ?
- J'sais pas, un grand brun, avec une cravate verte, et un air un peu macho là... j'sais pas qui c'est. Mais le gars l'emmerdait. Elle m'a demandé de l'aider. J'ai aidé.
- Mais bien sûr ! Tu fais souvent ça, embrasser des nanas pour les aider ? Quelle abnégation !
- Non, non. Écoute, c'est une amie ! J'aide mes amis quand ils me le demandent.
- À d'autres ! Oscar, t'essaies de me dire ça, après ce que tu m'as raconté dans la voiture tout à l'heure ? La façon dont tu parlais d'elle ? Mec, c'est pas vraiment une amie. Et j'ai pas l'impression qu'elle te voit comme un ami non plus.
- Non. Elle ne me voit pas comme un ami, non.
- Et si t'en as parfaitement conscience, et que toi-même t'es dans le flou artistique, pourquoi tu fourres ta langue dans sa bouche quand même ? Pour tester ce que ça fait ? C'est pas genre, pourri comme façon de faire, ça ?
- … Si. Totalement.
- Oscar... Nina va te tomber dessus, j'te jure que t'es pas prêt à ce qui va t'arriver.
- Elle peut bien venir. Elle peut bien me dire ce qu'elle veut. Je lui donnerai difficilement tort, je crois.
- Tu fais pleurer sa cousine adorée et témoin le jour de son mariage : c'est pas parler qu'elle voudra, c'est t'étriper.
- Je ne m'y opposerai même pas. Tu devrais laisser ta femme m'étriper. Même, tu devrais l'encourager. Je ne mérite que ça.
- Oh, arrête. C'est quoi ce numéro de victime ? Putain, Oscar, je t'ai connu plus fin que ça ! T'es juste un abruti, là.
- Peut-être que tu ouvres enfin les yeux sur qui je suis, voilà. Nina a essayé de te prévenir, pourtant...
- Mec... tu dis n'importe quoi. Nina, je sais bien qu'elle abuse quand elle parle de toi. Elle-même, elle le sait. T'es pas cet immense crétin immature qu'elle aime décrire. Pourquoi tu veux lui donner du crédit, ce soir ?
- C'est son mariage, il ne faut pas contrarier la mariée.
Il ricane.
- Tu réussis à être drôle même quand t'es désabusé.
Je souris mollement. Quand je lève les yeux vers lui, je le vois dépité.
- T'es résigné à ce point, mec ? C'est quoi, le problème ? Franchement... tu sais quoi ? Je ne suis pas surpris qu'il puisse y avoir quelque chose entre vous. Vous êtes du même bois, tous les deux. Moi, ça m'a fait plaisir de vous voir vous embrasser. J'avais envie d'applaudir. Victoria, elle mérite quelqu'un de bien. Et que tu le veuilles ou non, tu ES quelqu'un de bien.
On reste un bon moment à regarder l'eau calme. Une nouvelle fois, c'est lui qui brise le silence.
- Oscar, donne-moi une bonne raison, pour Victoria.
- Je fais morfler toutes les femmes que j'approche.
- Et pourquoi ? Tu t'es déjà demandé pourquoi ça foire à chaque fois ?
- Parce que je suis un crétin immature.
- Oscar...
- Je suis sérieux. Je n'ai pas l'intelligence de faire tenir un couple. J'impose à mes copines un rythme de vie de merde, elles doivent se plier à mon emploi du temps. Je suis quelqu'un de difficile à vivre au quotidien, je ne parle pas beaucoup, je garde les choses pour moi. Il faut me bousculer pour aller me chercher. Et je ne sais pas faire face aux difficultés : quand c'est trop dur, je laisse tomber. C'est l'histoire de ma vie, ça, Cisco, tu le sais bien.
Il inspire profondément, avec l'air de celui qui réfléchit sérieusement à ce qu'il va dire.
- Dans un sens, tu as raison. Avec Alix, tu as été un crétin immature. Bah, vous aviez vingt-six ans, vous n'avez pas su gérer les défis qui s'imposaient à vous, ça a foiré... C'est comme ça, que veux-tu. Mais avec les autres ? Ouai effectivement, elles n'ont pas su aller te chercher lorsque tu te fermais comme une huître, et tu as lâché l'affaire devant la première difficulté. Mais c'était couru d'avance, ça, en fait ! Tu es sorti avec des filles qui n'étaient pas pour toi, on croirait presque que tu as volontairement partagé ta vie avec celles qui n'iraient pas trop te bousculer. C'est comme si tu n'allais plus te confronter à ce qui pourrait te poser souci.
- Putain, grommélé-je. Tu parles comme Marc !
- Ben tiens, ça alors !
Je soupire lourdement. Cisco n'abandonne pas, bien au contraire.
- Tu vois bien que Victoria est différente. Elle n'a même pas attendu d'être en couple avec toi pour aller te chercher. Et elle a réussi. Je sais que tu lui as raconté, pour l'époque où t'étais Junior, la blessure, tout ça. Elle me l'a fait comprendre. C'est pas rien ça, Oscar. T'es pas loquace avec n’importe qui à ce sujet-là.
- …
- T'as pas d'arguments, Oscar. T'as juste peur.
Je râle. Il me gonfle. Bien sûr que non, j'ai rien à opposer à ça. Bien sûr que oui, je flippe.
- Si j'accepte la proposition de Marc... je vais lui faire vivre un enfer. Tu l'as dit toi-même : elle mérite un gars bien. Un gars bien, c'est celui qui rentre tous les soirs à la maison et qui s'allonge près d'elle dans le lit. Pas un mec perdu je ne sais pas où sur le globe, qui ne connaît pas la date de son retour.
- Sauf qu'on sait toi et moi que tu n'as pas vraiment l'intention d'accepter l'offre de Marc.
- Peut-être que si, finalement...
- Dis... tu n'envisagerais pas d'accepter uniquement pour avoir cette excuse-là envers Victoria, quand même ?
- …
- T'en es à ce point-là ? La vache... Oscar, mon vieux... tu es ton propre bourreau. Tu l'as toujours été. Je ne sais pas ce qu'il faut qu'on fasse pour que tu arrêtes de te saboter comme ça.
Il pose sa main sur mon épaule, la serre affectueusement.
- Hey... À ton avis, pourquoi c'est toi, mon témoin ?
- Parce qu'on est potes ?
- J'ai d'autres potes.
- Parce que... Je suis le seul célibataire, donc le plus disponible ?
Il éclate de rire.
- Avec ton emploi du temps à la con ? Tu rigoles ?
Il me tire un sourire dépité.
- Non, non. Je t'ai choisi toi parce que t'es le mec le plus fiable et le plus dévoué de mon entourage. Et j'ai eu raison ! T'as vu tout ce que tu as fait pour moi ? C'est admirable !
- Oh, non, comme tu y vas...
Je me retiens très fort de ne pas dire que ce n'est « pas grand chose ».
- Je te parie que Marc pense la même chose. Fiable et dévoué. C'est probablement le combo idéal dans une équipe de proximité que nécessite une carrière sportive. Pas étonnant qu'il te convoite.
Je hausse les épaules. Je ne sais pas quoi répondre. Marc ne m'a pas argumenté sa volonté de m'embaucher, mais probablement qu'il me trouve un minimum de fiabilité, oui.
- T'es l'un des piliers sur lequel repose la réussite de ce mariage, Oscar.
- Oh, quand même... C'est normal, Cisco... T'es un de mes plus vieux potes, on a tout vécu ensemble, et tu vis l'un des jours les plus importants de ta vie... Je n'allais pas jouer les figurants !
Étonnamment, un immense sourire se dessine sur son visage.
- Quoi ? Qu'est-ce que t'as à sourire comme ça ?
- C'est beau ça, comme image.
Il se penche vers moi, toujours aussi guilleret.
- C'est une belle grandeur d'âme que d'être acteur de la vie des autres, Oscar... mais il serait peut-être temps d'arrêter d'être figurant de la tienne.
J'ouvre la bouche sans un son. Je suis médusé : il vient de me mettre un KO implacable. Il est fier de lui, en plus.
- Tu voulais mon avis sur ta situation ? Bah voilà : je ne vais pas te dicter quoi faire. Mais c'est dommage d'agir comme un crétin quand on n'en est pas un.
Il plie les genoux et se relève. Un truc me vient subitement en tête. Vais-je réussir à avoir le dernier mot ? Je lui fait part de mon constat :
- T'es content de toi, hein ? T'as eu réponse à tout, et maintenant tu t'en vas avec une punchline qui me laisse coi.
Il rigole.
- Pour une fois que je parle bien, je vais aussi le faire figurer dans le tableau des réussites de la journée, mon pote !
- J'ai un dernier truc qui me bloque.
Il penche la tête sur le côté avec curiosité. Je fais planer un silence, volontairement, puis lui annonce :
- J'ai promis à ta femme que je me tiendrai à distance de sa cousine.
- T'as pas tellement respecté ta promesse, tout à l'heure... C'était pour me prouver qu'en fait, t'es pas si fiable que ça ?
- Non, non... Elle est difficile à tenir, cette promesse.
- Bah va voir Nina et dis-le-lui.
- Elle va m'envoyer chier !
- Bah, affronte-la ! Non mais Oscar, Nina n'a pas à te dire qui approcher, et tu n'as pas à lui obéir ! C'est quoi votre délire ? Ça va être à cause de Nina maintenant, si tu ne peux pas être en couple avec Victoria ?!
- Non mais... Je veux être loyal à ma parole...
- Soit tu vas voir Nina et tu lui expliques les yeux dans les yeux que tu ne peux pas tenir cette promesse stupide, soit c'est moi qui vais tout balancer à Victoria. Et t'imagines bien qu'elle sera furieuse contre vous deux ! On ne fait pas des pactes dans le dos des gens comme ça !
Je relève la tête vers lui. Il est agacé, mais ne peut s'empêcher de sourire. Je tente un dernier argument.
- Ta femme voulait protéger sa cousine des crétins immatures, tu ne peux pas lui en vouloir.
- Oscar : ma femme a insisté pour que le crétin immature possède le numéro de ladite cousine. C'est elle qui a écrit le premier chapitre. Essaie de faire les bonnes conclusions, s'il te plaît.
Jeu, set et match. Il me fait un signe amical de la main, et s'en retourne aux festivités.
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