#64

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 Je suis resté à réfléchir. J'avais plusieurs choix devant moi. Soit je m'obstinais à tourner le dos à Victoria, et je restais à me morfondre dans le noir de ma situation de crétin. Soit je lui tournais le dos mais j'assumais et arrêtais de pleurnicher. Soit... je prenais mon courage à deux mains, et allais résoudre les équations que j'avais semées un peu partout sur mon passage.

 J'ai fermé les yeux. J'ai écouté un discret « plip plop » qui venait du lac. J'ai entendu un hibou, au loin. J'ai humé l'air. Je me suis demandé ce dont j'avais envie. Mon cœur a fait une embardée. Il savait de quoi il avait envie, lui. Depuis longtemps, il le sait.

 J'ai souri. Puis, pris d'un élan presque vital, j'ai sauté sur mes deux pieds et me suis dirigé vers la salle.

 C'est marrant, les hasards de la vie, des fois. Il me paraît évident que mon plan d'attaque doit commencer par : aller voir Nina. Et qui vois-je se diriger d'un pas résolu vers moi à l'instant ?

  • Oscar !, beugle-t-elle à mon encontre. Pourquoi je ne suis même pas surprise de te voir planqué si loin, hein ?

 Je lève les mains en signe de rédemption.

  • Nina... Quoi que tu aies envie de me reprocher, je plaide coupable.
  • T'as intérêt, manquerait plus que tu te défiles !
  • Il faut qu'on parle, Nina. J'ai des choses à te dire.
  • Super, mais on verra ça plus tard. Là, on a besoin de toi.
  • Oh ? En quoi puis-je t'être utile ? Mécanique, sophrologie, service au bar ?
  • Kinésithérapie.
  • Ah ?

 J'avais presque oublié l'intitulé principal de mon CV. Je ne pensais pas vraiment mobiliser ces compétences-là aujourd'hui, ceci dit.

  • Il y a mon collègue qui est tombé et il a mal au poignet. T'es le plus qualifié pour cette situation, je crois ?
  • Ah. Euh... ok. Je ne suis pas médecin, hein.
  • Je sais bien, mais tu ne veux pas venir regarder ?
  • Si, si. Bien sûr. J'arrive.
  • Hé ! (elle pointe son doigt sur ma poitrine) On parlera du reste plus tard. Je n'oublie pas !
  • Hum.

 Nous remontons l'étendue d'herbe jusqu'à la salle. Un petit groupe s'est formé en marge de la fête ; sur la piste, pourtant, une trentaine d'invités continue à danser comme si de rien n'était.

  • J'ai dégoté l'homme de la situation !

 Nina m'annonce en grande pompe, et ça me gêne un peu. Je m'approche de la victime, et me fige. Le grand brun à cravate verte écarquille les yeux, puis me fusille du regard.

 Génial. N'avais-je pas dit que les hasards de la vie étaient marrants ? Ce n'est pas toujours le cas.

  • Euh, bonsoir.
  • Bonsoir.
  • Je peux aider, peut-être ?
  • P'tet.

 Je m'accroupis près de lui.

  • Qu'est-ce qui s'est passé ?
  • 'Suis tombé.
  • Sur le poignet ?
  • Ouai. Me suis rattrapé avec la main.
  • D'accord. Je peux regarder ?

 Il me lance un regard mauvais, mais tend finalement le bras gauche. Ouch. Le poignet n'a pas une position satisfaisante, effectivement. Je le prends doucement, et me permets des pressions sur la zone atteinte. Il grimace et a un mouvement de recul.

  • Désolé. C'est douloureux à la pression, donc ?
  • Oui.
  • Hum. Et aux mouvements ?

 Il hausse les épaules. Je l'accompagne à tourner la main vers l'intérieur, puis l'extérieur. L'amplitude est limitée. Comme je pourrais le faire face à mes Juniors, je masque au mieux mes sentiments et conserve un visage le plus neutre possible.

  • Vous pouvez replier les doigts ? Les ouvrir ?

 Il fait son possible pour retenir ses grimaces mais clairement, les mouvements sont pénibles. Bon. C'est pas génial, tout ça. J'inspire longuement avant de lever les yeux vers lui.

  • Il serait plus prudent d'envisager une radio.
  • Quoi ? Y'a pas intérêt à ce que ce soit cassé, hein !
  • Je ne peux pas garantir quoi que ce soit.
  • Non ! C'est hors de question ! Ça ne peut pas casser comme ça, juste en tombant !

 Il a une attitude franchement agressive. Instinctivement, je me recule un peu. On va poser la carte de l'apaisement, et en l'état, l'apaisement sera de traiter la douleur.

  • On va essayer de mettre de la glace dessus, déjà. Ça devrait vous soulager.

 Uniquement si c'est une entorse, en vérité. Ça aidera au diagnostic, au moins.

  • Ta femme est parti chercher ça.
  • Ma femme ?

 Il fait un mouvement de tête vers ma gauche, alors je me retourne. Je vois Victoria revenir avec deux pochons de glaçons. Ah. Je repose mon regard sur lui et lui adresse un sourire poli.

  • Elle n'est pas ma femme.
  • Tu fais des trucs bizarres avec elle, si elle n'est pas ta femme.

 Hum. Cette phrase balancée devant nos quelques spectateurs circonspects, je m'en serais bien passé. D'ailleurs, Nina plisse les yeux avec hargne. Je choisis sagement de ne pas commenter.

 Victoria s’agenouille avec nous, me regarde avec détachement, et m'interroge :

  • Tu as terminé ?
  • Oui.
  • Je peux ?
  • Vas-y, je t'en prie.

 Elle entreprend de bander son poignet avec les moyens du bord. Ses gestes sont lents, doux, précis. Le relou à cravate verte a l'air d'apprécier. Il la dévore des yeux, même. Ça m'agace prodigieusement.

  • Tu es célibataire, Victoria ?

 Elle se fige, et moi, je serre la mâchoire. Non mais quel con ! Il n'a pas pensé à lui demander avant, alors qu'il lui colle aux talons depuis plusieurs heures ?

  • Euh, oui.
  • Tant mieux.

 Victoria est rouge pivoine. Personne ne dit rien autour de nous. Je lève les yeux vers Nina. Elle me fusille du regard, comme si elle attendait quelque chose de moi. Je rumine ma frustration. Bah, que veut-elle que je fasse ? J'ai envie de le gifler, mais j'ai comme l'impression que ça passerait mal...

  • Voilà. Ça devrait tenir pour la nuit.

 Terminant son bandage de fortune, Victoria lui adresse un regard compatissant. Lui, il joue au mec irrésistible. Putain !

  • On pourra se revoir après ce soir, Vic ?
  • Euh... Je... Peut-être...

 Victoria ne sait plus où se mettre. Non mais ça suffit, imbécile ! Je sais qu'il fait exprès pour me provoquer. Bah, ça fonctionne à merveille ! Je me redresse, le surplombant. Il me dévisage. Ma voix est aride quand je lui demande :

  • Vous avez quelqu'un pour vous accompagner à l’hôpital ?

 Ma phrase le surprend tout à fait. Il me regarde avec des yeux exorbités.

  • Où ça ?! Mais pour quoi faire ?
  • Votre poignet doit être examiné par un médecin.
  • Non, non ! La glace cette nuit, et ça ira très bien !
  • C'est une solution temporaire, il FAUT que vous soyez examiné.
  • Je ne veux pas de fracture ! Je travaille la semaine prochaine, moi !
  • On ne choisit pas les blessures que l'on subit comme des options sur un contrat.

 Il fronce les sourcils. Je l'énerve. Tant mieux, c'est réciproque.

  • Tu fais le malin ou quoi, toi ?
  • Non, non. Absolument pas. Je préviens juste que : s'il y a une fracture, esquiver l’hôpital n'y changera rien.
  • Y'en a une ou pas ?
  • Je ne possède pas de vision à rayon X. Je ne peux pas l'affirmer. C'est pour cela qu'il vaudrait mieux...

 Il me pointe du doigt avec son poignet blessé, et grimace aussitôt.

  • Vous devriez éviter les gestes brusques... ça fait mal.
  • Arrête de jouer au supérieur avec moi !
  • Je ne joue pas au...
  • T'as fait quoi, au juste ? T'as fait semblant de regarder ma main, tout ça pour dire que tu sais pas ce qu'il y a. Tu sers à rien, en fait. T'es diplômé, au moins ?

 Je réprime un sourire. Ses mots désobligeants me changent du discours admiratif que je reçois depuis trois mois, de la part de tous les gens qui savent que j'ai accompagné les équipes gagnantes de Roland-Garros et des JO. Je devrais peut-être évoquer mon incompétence totale à Marc, la semaine prochaine.

 Je prends une grande respiration. Ça ne sert à rien de t'énerver, Oscar, t'es ridicule !

  • Bon, du calme. Écoutez... Gardez bien la glace, et cette nuit, essayez de maintenir votre main surélevée. Peut-être que quelqu'un ici aurait de quoi faire une écharpe pour ce soir...
  • Et je dors avec ?
  • Pourquoi pas, oui. Ou alors vous posez votre main sur un oreiller.
  • Je dors sur le ventre, moi. Je ne peux pas faire ça.
  • Le bras en écharpe, si vous dormez sur le ventre, ça va être compli...
  • Alors je dormirai sans rien. Et ça ira très bien.

 Bon sang, le niveau de mauvaise volonté est monumental, là.

  • Ok, bon. Essayez les choses comme vous le sentez. Et si demain matin, ça ne va pas mieux, je vous encourage à vraiment consulter...
  • Oh c'est bon ! Demain ça ira ! J'en ai vu d'autres !

 Victoria se racle la gorge doucement :

  • Demain, on se retrouvera tous au buffet de retour, non ? On pourra regarder de nouveau, si tu veux.

 Il lui adresse un sourire ravi. Elle est bien trop gentille avec lui !

  • On fait ça, ouai. Tu me diras ce que tu en penses, Vic... C'est peut-être même plus prudent si une infirmière m'accompagne à dormir cette nuit, si ça se trouve ?

 Un silence répond en écho à la lourdeur de cette réplique. Victoria baisse les yeux en rougissant.

 Rouge, c'est la couleur qui me traverse aussi. Le surplombant toujours, j'avance ma tête vers lui et réplique :

  • Les seuls soignants qui pourraient éventuellement vous accompagner cette nuit se trouvent aux Urgences, si toutefois vous daignez vous y présenter. Mais puisque vous assurez ne pas en avoir besoin, je crois que nous serons tous d'accord pour libérer Victoria et la laisser profiter de la fin de soirée. Elle a assez donné de son temps.

 Mon ton est ferme et glacial. Le relou est suffisamment stupéfait pour n'avoir rien à répondre, et Victoria, après un regard en biais où je crois lire de la gratitude, se lève en nous saluant, et s'éloigne.

 Je garde mes yeux sur lui. Il l'observe puis revient à moi. Je sais que je donne spectacle d'un combat de coqs stupide, le genre de situation que j'ai en horreur, mais je ne lâche pas. Cet abruti a besoin d'être remis à sa place, et plutôt deux fois qu'une. Je crois que le message que je fais passer est relativement clair : il ne dira plus un mot. J'ai gagné. C'est bien la victoire la plus minable de ma vie.

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