#75
Victoria.
J'observe l'animal qui mâchonne nonchalamment un bout de fane. Il me présente son postérieur. J'ai l'impression qu'il boude : je ne vois presque que son postérieur depuis qu'il est chez moi.
Nina et Francisco m'ont déposé Zana, leur lapin nain, hier soir. Ils s'envolaient ce matin vers leur destination de voyage de noces. Je suis en charge de m'occuper de cette boule de poils ces quinze prochains jours. Et pour l'instant, je crois qu'elle ne m'aime pas.
On avait offert ce lapin couleur café au lait lorsque les tourtereaux s'étaient installés dans leur maisonnette. Nina adore les animaux, elle a toujours eu des rongeurs. Cisco est plus réservé à ce propos, aussi, on s'était dit qu'un lapin était plus acceptable pour lui qu'une souris ou une gerbille. D'un rire jaune, il lui avait dit « Hey, bienvenue sous mon toit, Zanahoria ! ». Nina s'était étranglée : zanahoria, ça veut dire « carotte » en espagnol. Elle avait tenté de protester, et ils s'étaient écharpés toute la soirée à ce propos. « On ne nomme pas quelqu'un du nom de ce qu'il mange ! » avait dit Nina, outrée. « Ma tante s'appelle Madeleine » avait répliqué Cisco. Il avait gagné sur cet argument-là : Zana, ce fut.
Je revérifie son eau, la propreté de sa litière, la quantité de nourriture. Zana tourne la tête à l'inverse de moi.
- Pourquoi tu boudes ? Tu n'aimes pas mon appartement ? C'est sûr que chez Nina, tu as vue sur le jardin... Attends, tu veux être posée devant la porte-fenêtre ? Tiens... voilà !
L'animale, apeurée des mouvements incongrus de sa cage, s'est réfugiée dans sa cabane factice. Zut, alors.
Je soupire, et m'affale dans le canapé. D'un geste las, j'allume la télévision et zappe. Je viens d'enchaîner quatre jours de garde, de dix heures chacun : je suis vannée. Heureusement, l'heure du repos vient de sonner. Et demain, je débloquerai un supplément « bonheur total » aux options de mon week-end.
- Tu rencontreras Oscar, demain. Il va passer le week-end ici. Enfin, je suppose... je me suis figuré ça, mais en vrai, on n'a rien décidé. En tout cas, il viendra un peu, c'est sûr ! Tu verras, il est très gentil. Je ne sais pas s'il aime les bestioles... Je suis certaine que oui.
Zana est ressortie de sa cachette. Elle a sautillé vers la fenêtre, puis au son de ma voix, s'est tournée vers moi. Au moins, je fais face à sa tête, désormais.
- Pfff... Je fais la conversation à un lapin. Je suis vraiment seule, hein ? Tu dois me trouver pathétique. Mais tu sais, même quand t'es pas là, je parle à voix haute, hein ! Mes plantes connaissent tout ce qui me passe par la tête !
C'est-à-dire que, si les solitaires ne parlaient jamais, leur vie serait d'un silence abyssal. Je pense à Oscar. En présence des gens, il ne parle presque pas : est-il bavard lorsqu'il est seul ? Ou vit-il réellement dans un abysse de silence ? Vais-je le saouler de mes blablas intempestifs ? Je vis seule depuis plus de trois ans... J'ai mes habitudes, bien à moi, depuis le temps. Sont-elles compatibles avec cet homme, son caractère, sa façon de vivre ?
J'ai rêvé de lui durant des semaines, je ronge mon frein de son absence depuis vingt jours, et maintenant que son retour est imminent... j'angoisse. Allons, tout va bien, Victoria !
- Bon, on va préparer l'arrivée d'Oscar avec les formes ! Je vais lui faire un déjeuner royal. Il m'avait dit qu'il aimait le poisson, cet été... Je ne sais pas bien cuisiner ça, mais je vais me débrouiller. Puis je vais bien arranger tout l'appart...
J'observe mon fouillis personnel. Lorsque j'enchaîne les grosses journées comme cette semaine, je ne trouve plus l'énergie d'entretenir mon espace une fois rentrée.
- Je ferai ça demain. Tout sera beau pour lui. Ah, et moi aussi, tu sais, Zana ? Les humains se font beaux pour séduire. Il faut que je m'épile, parce que je porterai une robe, demain. Enfin, bon, même sans porter de robe, les humaines s'épilent...
J'ai une flemme monumentale, il faut que je me mette un coup de pied aux fesses ! J'avise les vêtements disposés sur le rebord de mon canapé.
- Tiens, regarde, j'ai choisi cette robe-là pour demain ! Y'a des petites pâquerettes dessus, tu sais, t'aimes les pâquerettes toi hein ? Enfin celles-là, tu ne les mangeras pas. Et là, c'est ma parure rouge. Tu sais que les humaines se mettent de la dentelle sur la peau pour faire tourner la tête des humains ? Tu t'imagines, avec de la dentelle, Zana ? Vous faites moins de chichis, vous, les animaux, quand il s'agit de copuler. Hein ? Boh, t'en sais rien, je suppose, t'as jamais vu un mâle de ta vie...
Zana me propose de nouveau son postérieur à la vue. Peut-être déteste-t-elle l'idée de porter de la dentelle... Ou alors, peut-être boude-t-elle parce qu'elle aimerait bien croiser un beau mâle qui lui ferait tourner la tête à elle aussi ?
- Le problème si tu rencontres un mâle, Zana, c'est que tu te retrouverais bien vite à enfanter un tas de petits Zanaritos et Zanaritas, et ça, je ne crois pas que ça plairait à Francisco... Il faudrait que tu penses aux préservatifs pour t'éviter des bricoles.
Préservatifs... J'ai comme un doute ? Je file dans ma salle de bain. Oups. Elle ne possède pas de ces choses-là. J'avise ma chambre, je farfouille mes tiroirs. Ah ! Je retrouve une vieille boîte déchirée. Il reste quatre préservatifs. Ils sont périmés d'il y a deux ans... Mince.
Je reviens à la pièce de vie, un peu dépitée.
- Ça, tu vois, Zana, ça en dit long sur ma vie sexuelle de ces dernières années...
Je rumine un peu. « Vie sexuelle », un doux mirage. Je n'ai rien fait avec un homme depuis... depuis Ruben, il y a trois ans. Arf. Quand je repense à ce que Nina a pu me raconter de la vie sentimentale d'Oscar, j'ai comme un coup de pression. Il a eu l'air plutôt actif, lui, de ce que j'ai compris. Il a probablement une expérience démesurée par rapport à moi... Ohlàlà, quel genre d'attentes aura-t-il ? Quel genre de choses demandera-t-il ? Quel genre de pratiques désirera-t-il ?
- Je crois que je stresse un peu, Zana... Mes idées partent dans tous les sens !
Je dépose la boite sur ma table basse. Bon. Il va aussi falloir que j'envisage d'aller en acheter à la pharmacie. J'aurai un programme chargé, demain, avant de l'accueillir !
Mon téléphone me tire de ma torpeur. Nina.
- Ma Vic, comment vas-tu ? Zana va bien ?
- Oui, Nina, elle se porte comme un charme. Elle a un très beau postérieur.
- Hein ?
- Non, rien. Bon, et vous ? Le Pérou, c'est comment ? Bien arrivés ?
Son enthousiasme traverse le téléphone, et me tient en haleine pendant presque vingt minutes. Et dire qu'ils viennent juste d'atterrir ! Elle aura besoin d'une semaine entière pour tout me raconter, à ce train !
- Je suis ravie pour vous Nina, tant mieux, tant mieux !
On frappe à ma porte. J'observe l'heure. Oh, zut ! Monsieur Belmontes ! J'ai complètement zappé d'aller le voir !
- Nina, je dois te laisser... C'est mon voisin, tu sais, Monsieur Belmontes... Je pense qu'il s'impatiente, j'ai oublié de venir lui préparer son pilulier de médicaments !
- Mais il ne peut pas attendre demain ?
- Tu sais comment sont les personnes âgées, hein... Il ne faut pas bousculer leurs petites habitudes ! On le fait chaque vendredi soir, c'est comme ça !
- Oh, bon... Je t'embrasse, Vic !
- Moi aussi !
- Fais un gros câlin à ma Zana !
- Oui, oui... Si elle daigne tourner sa tête vers moi !
Je raccroche, et dépose mon téléphone. Je les envie un peu. Un séjour en amoureux à l'autre bout du globe, quel pied !
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