#76
Victoria.
J'aime bien Monsieur Belmontes. Il habite l'étage d'en dessous. Il a soixante-dix-sept ans, et est veuf depuis quelques années déjà. Il aimait tendrement sa Maria-Luisa. Ils s'étaient mariés jeunes, à tout juste vingt ans, je crois. Ils n'ont eu qu'une enfant : Felicia. Il m'en parle comme d'un miracle, parce qu'ils ont dû attendre leurs trente-cinq ans pour connaître le bonheur de la parentalité. Un miracle, parce qu'elle a vu le jour à une époque où on ne savait pas accompagner les difficultés de procréation. Mais Felicia habite à Madrid. C'est un peu loin, il ne la voit pas beaucoup. Il est un peu seul, Monsieur Belmontes. Seul comme moi.
Un jour, peu de temps après avoir aménagé ici – c'était juste après ma rupture d'avec Ruben – je l'avais aidé à porter ses courses. Pour me remercier, il m'avait invité à prendre le café. Et on avait discuté. La semaine d'après, il était venu toquer le vendredi soir pour que je l'aide à préparer ses médicaments. « Je m'embrouille avec tout ça, et comme vous êtes infirmière... ». J'avais accepté sans hésiter. On avait encore parlé. Il était revenu le vendredi d'après. Je savais que ce n'était qu'un prétexte. Un prétexte qui est resté. Ses médicaments ne changent pas depuis des mois. Mais ça lui fait plaisir de venir me voir, et ça me change les idées de parler avec lui. On se raconte tant de choses. Mon métier, ma famille, mes origines galiciennes. Sa vie à lui, sa femme, sa fille. Son passé de mécanicien, ses souvenirs d'enfance, l'Espagne sous Franco et les transitions sociétales qui ont traversées le pays. Pendant un gros paquet de minutes, le vendredi soir, on est moins seuls, lui et moi. Mais ce soir, j'étais trop accaparée par mes projets du week-end, que j'ai complètement zappé mon rendez-vous hebdomadaire !
- Voilà, voilà, j'arrive, Monsieur Bel... montes.
J'écarquille les yeux devant ma porte ouverte. Si c'est Monsieur Belmontes, il a vachement rajeuni. Il est un peu plus grand, bien plus carré d'épaule, ses cheveux ont viré du blanc au brun, et ses yeux ont abandonné le noir pour un ocre lumineux.
- Oh... Oscar ?!
- Oui ! Désolé, je te déçois je crois, tu attendais visiblement quelqu'un d'autre...
La phrase se veut accusatrice, mais son visage affiche un sourire malicieux.
- Oh mais non, pas du tout, je... Oh !
Je me jette sur lui. Il me réceptionne en rigolant, et même : il me soulève de terre avec une agilité épatante. J'accroche mes mains à sa nuque et l'embrasse comme une adolescente. Bon sang, il a fait ça ?! Il apparaît comme par magie, sur mon palier ! C'est un feu d'artifice de joie à l'intérieur de moi !
Pas le moins du monde déséquilibré, il avance dans la pièce en répondant à mes assauts de baisers. Je l'entends rire sur ma bouche.
- Eh bien, eh bien ! Quel accueil !
- Han Oscar, mais qu'est-ce que tu fais là ?! Tu ne devais arriver que demain midi !
- Pourquoi attendrai-je demain midi alors qu'il y avait un train à dix-neuf heures ?
- Mais je croyais que c'était trop juste en timing, et que tu ferais une nuit à ton appart madrilène pour te reposer avant de...
Il m'embrasse de nouveau, et ne prend même pas la peine de quitter mes lèvres pour répondre :
- Trop pressé de te voir !
Je réponds d'un nouvel enchaînement de baisers. Bon sang, on dirait deux junkies en manque ! Quand je recule un peu ma tête, enfin, il garde un sourire béat. Je réalise la scène. Je suis toujours dans ses bras, jambes autour de la taille, mains sur la nuque.
- Tu vas fatiguer, à me porter comme ça, là, non ?
Il rigole doucement.
- Si tu me demandes d'y rester toute la soirée, oui, effectivement... mais pour l'instant, ne t'inquiètes pas !
- Pose-moi, on va récupérer tes affaires !
Il me dépose délicatement au sol, dans un ultime baiser. Je suis aux anges, et lui, vu son regard fiévreux, a l'air d'apprécier nos retrouvailles tout autant que moi. Je glousse niaisement, puis vais chercher son sac resté sur le palier. Allons, Victoria, reprends-toi : on dirait une gamine devant une vitrine de pâtisseries, là !
Quand je ferme la porte, je vois le regard dubitatif d'Oscar sur la cage de Zana.
- Tu la connais, je suppose ?
Il me gratifie d'une moue adorable.
- Je devrais ?
- C'est la lapine de Nina et Cisco !
- Oh ! Oui. Bien évidemment. La carotte.
- Han, ne l'appelle pas comme ça ! Tu vas lui refiler un complexe !
- Les lapins peuvent avoir des complexes ?
- En tout cas, ils ont des grandes oreilles pour entendre toutes les moqueries que l'on dit d'eux ! Un peu de respect !
Oscar prend un air très sérieux en approuvant.
- Bonjour, Zanahoria ! Je serai très respectueux envers toi. Je ne voudrais pas te refiler de complexes, ou pire : devoir rendre des comptes à Nina quand elle te récupérera !
Je pouffe de rire, tandis que le lapin se détourne nonchalamment.
- Ah, oups. On dirait que je l'ai vexée...
- Oh, t'inquiètes. Elle présente ses fesses à tout le monde.
- Ah, ce n'est pas la première à être respectueuse, à ce que je vois...
Je rigole de nouveau, et l'invite à s’asseoir sur le canapé.
- Tu veux boire quelque chose ?
- Oui, s'il te plaît. Un truc frais.
Je file préparer deux verres et un jus de fruits, et revient vers lui. Oscar est affalé, la tête en arrière, les yeux fermés.
- Tu es fatigué ?
- Un peu... le décalage horaire va me faire mal... Oh, attends.
Il pousse le bazar de ma table basse pour faire un peu de place. Je dispose les verres, et les remplis.
- Tu vas profiter du week-end pour te recal...
Je me coupe en l'observant. Dans sa main, Oscar décrypte la boite de préservatifs antiques que j'avais négligemment laissé traîner un peu plus tôt... Un vent de panique m'envahit. Oh non, zut, crotte ! Il lève la tête vers moi, les sourcils relevés.
- Intéressant...
- C'est... euh... pour... vérifier.
Je bafouille, et lui arrache des mains. Je suis probablement rouge de honte.
- On s'en fiche ! Poubelle !, ajouté-je d'une voix suraiguë.
- Poubelle ?
- Ils sont périmés !
- Ah.
Je me précipite vers la cuisine pour les jeter. À l'abri de son regard, je prends une grande respiration. Quelle nouille, bon sang ! Je fais le tour de la situation. Je ne vais pas pouvoir aller acheter d'autres préservatifs demain, sous son nez, comment interprétera-t-il ça ? Il me rpendra pour une fille qui ne pense qu'à... Oh, non, alors ! Et le déjeuner que j'avais prévu ? Oh mon dieu... Il n'y avait pas que cette boite dans le salon, il y a aussi ma robe et... mon dieu, mon soutien-gorge et ma culotte en dentelle rouge ! Sur le canapé, à quelques centimètres de lui ! Han, et ma soirée épilation ?! Elle tombe à l'eau ! Oh non, non, non, c'est pas possible, ça ! Rien ne va !
- Victoria ? Tout va bien ?
- Euh, je... Oui, oui...
Il faut que j'aille le rejoindre, mais je suis mortifiée... Il faut absolument que je trouve une solution à mes problèmes !
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