18 ans plus tôt #2
La respiration saccadée, il s'empare de son sac, l'accroche à son épaule, et prend la direction de la sortie. Dans le hall, il passe devant la vitrine où est exposé une quinzaine de trophées. Tous gagnés par lui-même. Finalement, il restera un petit bout de lui dans ces murs. Peut-être que Juan-Carlos s'en débarrassera. Il frissonne à cette idée. Il détourne le regard, et franchit la porte. La voiture de son père attend à quelques mètres de là, à cheval sur le trottoir. Il prend une grande inspiration, et s'y dirige.
- Ah ! Ça y est, Oscar ? Tu as récupéré toutes tes affaires ?
- Oui.
- Tu vas bien ?
- Oui.
- Tu es sûr ?
- Ça fait un peu bizarre, c'est tout.
José démarre la voiture. Il devra se contenter de ça. Il a l'habitude, avec son silencieux de fils. Il n'est pas idiot : Oscar n'est pas au mieux de sa forme, ça crève les yeux. Mais il ne le brusque pas. Le pousser ne fait qu’aggraver son mutisme, alors, mieux vaut le laisser venir à la confidence par lui-même. Pourtant, quelque chose dérange le père : il se sent toujours coupable de n'avoir su deviner le malaise grandissant de son propre fils. De son aveu étranglé d'il y a dix jours – Papa, maman, je veux arrêter le tennis – survenu comme une tornade qu'aucun bulletin météo n'avait su anticiper, il reste à ses parents un arrière-goût d'incompétence. José s'est promis qu'il ne laissera plus son enfant seul avec lui-même. Alors, à l'instant, dans la voiture, il cherche désespérément comment lui tendre une perche acceptable. Hélas, il n'y arrive pas.
C'est bredouille que José laisse passer son fils dans la maison. Son épouse les accueille avec un sourire inquiet.
- Alors ? Ça s'est passé comment ?
- Bien, répond laconiquement le gamin.
- C'est vrai, mon chéri ? Ils ont dit quoi ?
- Ils ont dit...
Oscar hésite. Il n'a pas envie d'épiloguer. Mais il ne va pas mentir non plus : son père, spectateur de la grande annonce, ne manquerait-il pas de le corriger ? Ana cherche le regard de son fils. Perdu au sol, comme toujours. Elle s'arme de patience. Elle ne s'attend pas à un long discours, de toute manière.
- … ils étaient un peu déçus mais ils ont accepté.
Voilà. C'est pas mal, comme résumé. Oscar jette un œil par-dessus son épaule. Son père approuve d'un hochement de tête. Bien.
- Juan-Carlos n'a rien dit de plus ?, insiste Ana.
Oscar secoue la tête.
- Il est juste venu me dire au revoir dans les vestiaires. Et... et bonne chance.
- Oh. C'est adorable de sa part. Il va me manquer. Il était bien, avec toi, hein ?
L'ado encaisse mal ce coup supplémentaire que sa mère lui assène involontairement. Adorable, hein ? Il était bien, hein ? Pourquoi a-t-il envie de vomir, alors ? Ce mensonge, il le paye, mais il ne se voit pas déballer à ses parents les paroles abjectes qu'il a reçues tout à l'heure. Il serait même bien incapable de les prononcer. Elles tournent dans sa tête, elles tapent fort de tous les côtés, elles lui filent la migraine, mais elles ne franchiront jamais la porte de ses lèvres.
Sortir. Être seul. Il a besoin d'être seul.
- Oscar ?
- Hein ? Euh, je vais déposer mes affaires dans la remise.
Sa mère semble déçue, mais s'écarte. Elle lui effleure l'épaule au passage. Il ne s'en formalise pas. Il file au fond du jardin.
Arrivé dans le cabanon, il inspire profondément. Sans le contrôler, Oscar tremble. Plus il essaie de maîtriser son geste, plus il s'amplifie. Sa respiration aussi, tremble. Les mots reviennent. La tension remonte en flèche. Ne devrait-il pas se sentir soulagé d'être enfin rentré, plutôt ? Pourquoi cette réaction digne d'une poussée de fièvre ?
Avec fébrilité, il ouvre son sac. Bon sang, cessez ces vibrations ! En peine, il en extirpe sa raquette. Elle a peu de vécu : avec sa blessure au poignet, elle est restée au repos quelques semaines, elle aussi. Il caresse le cordage du bout des doigts. Elle ne servira plus. Le sait-elle ? Est-ce que le jeu va lui manquer ? Elle a été conçue pour cela, après tout... que ressentent les raquettes qui restent enfermées dans des sacs, hein ?
Lâche. Profiteur. Parasite. Tu ne seras plus rien. Cache-toi. Tu vas pleurer, Oscar ?
- RAAAH !
Le craquement sinistre résonne en écho à l'incontrôlable cri sorti de ses tripes. Oscar regarde avec effarement la raquette écrasée au sol. Merde. Qu'a-t-il fait ? Pourquoi ? « On n'abîme pas les raquettes, Oscar ! T'as vu leur prix ! Sois respectueux de ton matériel ! ». Carlos lui aurait collé cinquante tours de terrain pour ça. Mais maintenant, il n'y a plus personne pour l'obliger à courir. Il lève de nouveau le pauvre objet, et le fracasse de nouveau avec force. Aïe. L'onde de choc traverse sa main et remonte dans son poignet. Son entorse se réveille. Il grimace. Jusqu'où peut-il avoir mal ? D'un geste brusque, il arrache son atèle et la balance. Il empoigne la poignée de son ancienne meilleure amie. Serrer les doigts lui demande un effort exagéré. Allez Oscar ! Sois courageux, bordel ! Il brandit le bras droit, et l'abaisse encore vers le carrelage Cette fois-ci, les morceaux de raquette volent. Il serre les dents. Il réitère. Encore. Encore !
- Aaaah !
Son poignet brûle, il proteste. Oscar ressent presque le tendon se tordre de douleur à l'intérieur. Mais il ne va pas s'arrêter. Parce qu'il est courageux, hein ? Il ne pleurera pas, hein ?
- OSCAR ?! On t'entend crier ! Qu'est-ce que tu... Oscar ?!
La voix de son père ne l’interrompt pas. Il détend son bras vers le ciel, comme lors d'un service, et donne toute sa force et ses tripes dans ce nouveau fracas.
- OSCAR ! Arrête !
José se précipite sur son fils. Ses bras solides l'entourent et stoppent son geste. Oscar pourrait résister à son père, il en a largement la force – ça fait dix ans qu'il travaille sa cardio et sa musculature, il peut mettre à terre beaucoup de monde, en vérité. Mais il laisse faire. Sa main lâche sa prise. Ce qui reste de la raquette tombe. Le soulagement de l'articulation est immédiat.
- Bon dieu, qu'est-ce que tu fous ?
- Je... Je suis désolé...
Ses jambes ne le portent plus. L'adolescent s'écroule à terre. Dans sa chute, il a le réflexe de mettre les mains en avant. Le poignet droit réceptionne un ultime choc. Celui de trop. Il se dérobe en un angle peu physiologique.
- Aïe !
- Oscar, ça va ?
NON ! Non, rien ne va, non ! Il a été lâche, il a été mauvais, il n'a pas su affronter ses difficultés, il a mal, et cerise le gâteau, maintenant, il pleure. Son corps est secoué de sanglots qu'il n'arrive pas à contrôler. Jamais de sa vie il ne s'était senti aussi minable.
- Oscar ? Dis quelque chose, Oscar !
Ana panique. Ça fait des semaines que son fils nage en eaux troubles, et qu'elle ne sait pas comment gérer cela. Elle n'arrive pas à communiquer avec lui. Elle n'arrive pas à percer son blindage. Certes, il a toujours été un gamin taiseux, mais l'adolescence l'enfonce dans un abîme de silence. Ah, seigneur ! Pourquoi diable cet enfant a-t-il pris de son époux, sur ce coup ? Et l'époux, ne peut-il pas faire quelque chose pour améliorer la situation ? Ils lui ont assuré que l'entretien au Club s'était bien passé, pourtant ! Pourquoi retrouve-t-elle son fils, criant de rage, en train de briser son matériel ? Il pète un plomb ? Est-ce que c'est grave ? Qu'il parle, bon sang, faites qu'il parle !
- Viens, Oscar. On rentre.
L’adolescent renifle, et se laisse relever par son père. Il tient son bras droit à hauteur de cœur. Il grimace. Ce foutu poignet lui promet de nouvelles semaines de galères. Ils passent devant Ana en silence. Elle les laisse retrouver la maison. Dépitée de voir s'accumuler les questions sans réponses, elle soupire, puis observe le cagibi. Au sol, les débris de raquette sont tristement éparpillés. Sur sa droite, un élément l’interpelle. Elle s'agenouille et récupère l’attelle de son fils. Pourquoi l'a-t-il enlevé ? Pourquoi a-t-il commis ce massacre ? Pourquoi ne leur parle-t-il pas de ce qui le ronge ?
Ana soupire. Elle balaie le carrelage, jette les plastiques et le cordage malmenés, referme le sac d'Oscar, et le range tout en haut de l'armoire. À priori, il n'en aura plus vraiment besoin.
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