#83

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 Le serveur nous sert.

  • Aux dernières nouvelles, il me semblait que tu étais à Barcelone, Oscar.
  • J'y ai travaillé dix ans, effectivement.
  • Puis tu avais changé pour Madrid.
  • Tu es bien renseigné.
  • Le tennis est un petit milieu, surtout pour un vieux briscard comme moi qui vit dedans depuis cinquante ans.
  • On ne peut donc rien te cacher ?
  • Pas même une magnifique prestation aux JO avec Nadal et Lopez. Ben mon vieux... t'as fait fort !

 Je reste silencieux.

  • Et pourtant, j'ai quand même loupé ton retour au bercail !
  • (je souris) Le bercail a bien changé...
  • Oui. C'est bien, cette école. Ça donne du crédit aux clubs de province qui sont rarement pris au sérieux. Là, les équipements sont bons, ils travaillent dans un environnement propice. Y'a des talents émergents.
  • J'ai vu ça.
  • Et tu es là depuis combien de temps ?
  • Novembre dernier.
  • C'est pour ça. Je ne viens pas souvent par ici en hiver. Comme les oiseaux, je migre avec le soleil. Mais quand revient le printemps, j'aime venir observer nos élèves. La nostalgie du bon vieux temps, tu comprends ? Alors, l'autre jour, quan j'ai aperçu votre match, j'ai cru tomber de ma chaise. Ce môme qui cavalait de droite à gauche et qui montait à la volée à des moments bien sentis, j'avais déjà vécu ça. Puis j'ai reconnu le gars en face. Son service, ses montées au filet, son jeu de jambes que j'ai fait travailler des milliers d'heures. Tu pourrais avoir le visage camouflé que je saurais te reconnaître.
  • Tu nous as regardés longtemps ?
  • Trois-quarts d'heure.
  • Ah ! Eh bien. Trois-quarts d'heure d'un gosse de onze ans balbutiant et son père qui joue temporisé ? Il faut être motivé !
  • C'était un match intéressant. Très intéressant. (il s'avance vers moi) Tu sais qu'il est doué, ton fils, Oscar. Je sais que tu sais. T'en as vu combien, des gamins, défiler sous tes yeux ? Il vaut quoi, le tien ?
  • J'ai pas envie de le voir comme une valeur.
  • Bien sûr, bien sûr. Mais soyons honnêtes. Quand je vois les gosses d'ici, il a le niveau de ceux qui ont trois ans de plus que lui. Ils ont l'air de bien s'en occuper, en France. Ils en disent quoi ?
  • Ils veulent le faire passer en catégorie supérieure.
  • Évidemment. Et du coup ?
  • Sa mère et moi avons refusé pour cette année.
  • Pfff... Oscar... ne gâche pas...
  • Je n'ai pas non plus envie de le voir comme quelque chose à gâcher ! C'est un être humain. Il est doué au tennis, oui. Il n'en fera peut-être rien, et c'est pas grave.

 Il me dévisage en fronçant les sourcils, puis soupire.

  • Oscar Vázquez, l'énigme de ma vie...
  • Je n'ai rien d'énigmatique. C'est toi qui n'as jamais voulu me comprendre.
  • Ah. On va partir sur des reproches, c'est ça ?
  • Je pourrais. Tu en as conscience, que j'en ai, des choses à te reprocher ?

 Je le vois tordre la bouche dans un semi-aveu.

  • Ça peut paraître idiot, parce que ça fait vingt ans. Mais il y a des choses qui sont restées, hein. Il y a des trucs que je n'oublie pas, il y a des mots qui sont gravés.
  • Je n'ai pas toujours été tendre avec toi, c'est vrai. Mais c’était pour la bonne cause !
  • Elle servait qui, cette cause, Carlos ? Pas moi, en tout cas.
  • Je pensais vraiment qu'on était sur la même longueur d'onde, toi et moi.
  • Et c'est ça le problème ! Vous avez tous pensé à ma place. Ce que moi je pensais, ça ne vous a jamais intéressé.
  • On n'est pas en mesure de penser correctement quand on a seize ans !
  • Qu'est-ce que tu en sais ? Vous auriez pu essayer, juste essayer. Ça coûtait quoi, de me demander mon avis ?
  • L'aurais-tu seulement donné ? J'ai pas souvenir du son de ta voix, Oscar.

 Je soupire.

  • C'est sûr, c'était plus simple de m'écraser que d'essayer de me donner la parole.
  • Donc, on est quand même dans les reproches.
  • Et quoi, c'est difficile ? Ça te fait quoi, d'entendre ça ?
  • Je ne suis pas certain de l'intérêt aujourd'hui, Oscar. Mais si ça peut te soulager.

 Je secoue la tête.

  • Tu sais ce qui est dur ? C'est de constater qu'aujourd'hui encore, tu n'en as rien à faire. Tu campes sur tes positions : Oscar est un talent gâché, il ne s'est pas donné les moyens d'arriver à ses fins, il a été trop faible, quel dommage. À aucun moment tu ne penses : j'ai foiré l'accompagnement d'Oscar, j'ai pas été clairvoyant dans ses vraies difficultés. Tu ne voyais que celles sur un court. Tu ne voulais pas voir celles que j'avais en dehors.

 Il affiche un air supérieur depuis tout à l'heure, presque arrogant. Je laisse le silence entre nous. À ce jeu, je gagne. Il essaie de soutenir mon regard. Là aussi, je gagne. Il détourne ses yeux vers les courts vides et soupire.

  • Je ne dis pas que j'ai été exemplaire.
  • Tant mieux. Car tu ne l'as pas été.
  • J'ai fais ce que j'ai pu. C'est pas évident, Oscar, d'avoir un gamin doué dans un club qui n'a aucun moyens.
  • Je ne discute absolument pas ça.
  • Je passais mon temps à me dire que tu serais mieux à Madrid ou à Barcelone. Et en même temps, je contenais leurs appels incessants. Ils n'ont pas arrêté de te convoiter, tu sais. C'était presque du harcèlement.
  • Et heureusement que je n'y suis pas allé ! Quand je vois l'envers du décor... j'aurai sombré, là-bas. Carlos, mon dernier repère, c'était toi. Jamais de la vie je n'aurai poursuivi sans toi. Je m'en foutais, des victoires, des médailles, de la gloire. Je voulais juste passer des moments sympas à jouer au tennis. Juste ça. Mais avec vos fantasmes d'adultes ambitieux, vous m'avez gâché ça. Il est là, le gâchis, pour moi. Me faire faire des cauchemars d'un truc que j'aimais.

 Il me regarde un moment, puis ose d'une voix peu assurée :

  • Des cauchemars ?
  • Oui. Des nuits d'angoisse, des réveils en sueurs, des journées entières à ruminer, une boule au ventre en permanence. Et le cercle vicieux de se sentir mal, d'avoir envie de parler, de ne pas savoir comment dire les choses, de se taire sous la pression des adultes, et de se sentir encore plus mal.
  • Ce n'était peut-être pas un hasard, ce poignet, alors ?
  • Qu'est-ce que j'en sais ? Je ne crois pas aux machins ésotériques. Mais je crois que le corps dit des choses, oui. Possible qu'il ait parlé pour moi.
  • Il va bien aujourd'hui ?
  • Quoi ?
  • Ton poignet ?

 Je reste interdit. Quelle importance ?

  • Ouai. Lui il va bien, ouai.
  • Pas toi ?
  • Si. En ce moment, ça va. Ça n'a pas toujours été le cas. Mais, enfin, pourquoi t'en soucierais-tu maintenant, hein ?
  • T'es vache. J'ai beaucoup d'affection pour toi. Ça m'a peiné de te voir raccrocher la raquette. J'avais un tel sentiment d'échec. Je m'en voulais.

 La bonne blague ! Il s'en voulait ?

  • Ça n'a pas été flagrant.
  • Oui, bon. J'ai certainement dit des choses regrettables sous le coup de la colère.
  • La colère ! T'as osé être en colère ! Tu te rends compte que c'était totalement inadapté ? Tu te rends compte que tu aurais dû ravaler tes regrets et juste nous offrir une dernière chance de m'écouter ? Mais non, t'as pas fait ça non. Tu t'es pointé dans le vestiaire, quand j'étais seul face à toi, fragilisé, et tu m'as vomi ta colère à la gueule.
  • Mais je ne pensais pas vraiment tout ça, rhô !
  • Tout ça quoi ?
  • Tout ce que je t'ai dit.
  • … Tu te souviens, de ce que tu m'as dit, au moins ? Parce que moi, je m'en souviens. J'avais dix-sept ans, je tournais la page d'un truc qui m'avait pris la moitié de ma vie, j'allais mal physiquement et mentalement, et toi, l'adulte en lequel j'avais le plus confiance après mes parents, tu m'as balancé des horreurs... Ce que tu m'as dit, ce jour-là, jamais je ne l'oublierais, Carlos. Je le porte encore aujourd'hui.
  • Tu ne devrais peut-être pas te formaliser sur quelques mots lâchés sous l'émotion il y a vingt ans.

 Non mais, il blague ! Il est tellement nonchalant quand il évoque ça ! Je sens l'orage gronder en moi.

  • Tu minimises tellement, putain... C'est ce qu'on a tenté de me dire. C'est aussi ce que je tente de faire. Bah, tu sais quoi ? Je n'y arrive pas vraiment. J'ai toujours quelque chose qui me ramène à tes mots. J'ai des dizaines d'exemples de mon manque de combativité, ma lâcheté et ma passivité face aux événements. Ça me colle à la peau comme une crasse dégueulasse, un truc que je devrais frotter comme un enragé pour m'en débarrasser. Et j'ai bien trop peu de courage pour essayer de me l'enlever, n'est-ce pas ?

 Il cille. J'ai l'air de le pousser dans ses retranchements.

  • Tu n'as peut-être pas de courage, mais tu as de la colère à l'intérieur de toi, à ce que je vois.
  • Oui. Je n'ai pas encore exploré tout cela non plus.
  • Tu devrais t'en servir. Ça peut t'être...
  • Arrête de tout voir sous le prisme de l'exploitable, bon sang ! Elle pourrait me servir, ma colère ? Mais j'ai pas envie de m'en servir pour quoi que ce soit ! J'ai envie de lui dire adieu, c'est tout ! J'en peux plus, de vivre avec elle !
  • Désolé Oscar, mais tu dois la laisser s'exprimer si tu veux espérer la déposer.
  • Oh, waouh, t'es philosophe maintenant ?
  • Peut-être que toi non plus, tu n'as jamais réussi à me voir tel que je suis réellement.
  • … Et qu'est-ce que tu proposes ?
  • Ce que tu fais là. La laisser exploser. Elle s'adresse à moi, cette colère, non ? Puisque je suis là... vas-y.
  • Mais je t'ai déjà tout dit. Tu m'écoutes à peine, tu te cherches des excuses. « Ce n'est pas de ma faute, j'étais énervé, je ne pensais pas ce que je disais, tu ne devrais pas te formaliser ». Mais merde ! T'es pas loin de faire encore de moi le coupable, hein ? Mais je ne suis pas coupable ! Je ne suis pas coupable de ne pas correspondre à ce que vous aviez imaginé ! J'ai accompagné des centaines de jeunes en douze ans de carrière, Carlos. À aucun d'entre eux, je ne leur ai reproché mes propres sentiments. À aucun, je n'ai reproché de ne pas adopter la même vision du tennis et de la carrière que moi ! Et pour tous les tête-à-tête que j'ai vécus, j'ai toujours veillé à m'assurer qu'ils se sentent mieux après m'avoir parlé qu'avant. Tu vois ? C'est possible, de faire ça ! C'est possible, de prendre l'autre en considération !
  • Redis-le encore.
  • Quoi donc ?
  • Que tu n'es pas coupable.
  • Et pourquoi faire ?
  • Parce que tu as besoin de l'entendre.
  • Ce n'est pas de moi, que j'ai besoin de l'entendre !

 Il s'avance, les coudes sur la table, et me regarde droit dans les yeux.

  • Oscar. Écoute-moi bien. Je n'aurais jamais dû te dire ces mots, ils n'étaient effectivement pas adaptés à la situation, et ils ne correspondent pas vraiment à ce que tu es. Tu n'es ni un lâche, ni petit con à qui on aurait laissé une chance imméritée, ni un parasite qui veut tirer avantage de toutes les situations possibles sans se donner le moindre mal. Tu vois, je me souviens de ce que je t'ai dit.

 Je grimace. C'est pathétique, mais le souvenir reste brûlant.

  • Je me souviens aussi t'avoir accusé d'être trop nul pour affronter ta timidité et de préférer utiliser ta petite notoriété pour attirer les filles et avoir une chance de les sauter.
  • Tu m'as dit ça alors que j'avais ma première copine...
  • Je le savais. Elle venait te voir. C'est dangereux, les amourettes. Ça éloigne les gars du sérieux que requiert le sport.
  • Putain, mais tu t'entends ? Alors quoi, j'avais pas le droit de vivre ça non plus ?
  • Disons que c'est mieux sans, dans une carrière sportive...

 Je suis tellement dégoûté que j'en ai la nausée.

  • Bah t'as gagné. J'ai rompu le lendemain, parce que j'avais peur qu'elle soit avec moi juste pour la gloire et les médailles, et que puisque j'arrêtais, je ne l'intéresserai plus.
  • Ça, je ne le savais pas. Désolé.
  • J'ai mis des années à oser envisager qu'une fille puisse me trouver intéressant pour ce que je suis !
  • Mais...
  • Ma vie sentimentale est un tas de merde ! Je suis incapable de maintenir une relation stable, je panique devant les problèmes parce que je suis persuadé de ne pas être capable de les régler, je suis l'image même du loser et du lâche que tu t'es fait un plaisir de me renvoyer... Ah ! Mais pourquoi je te raconte ça ?!
  • … Je suis vraiment désolé, Oscar.
  • C'était dégueulasse, c'était vraiment...
  • Oui. Tu as raison, oui. Tout ce que je t'ai dit était dégueulasse, et je savais que ça te blesserait. Je n'avais pas imaginé que tu traînerais ça vingt ans, quand même.
  • Bah si.

 Il fait une pause, inspire, puis ouvre les mains vers moi.

  • Oscar, je te présente mes excuses pour ne pas t'avoir donné suffisamment de considération, pour ne pas avoir su t'écouter, pour t'avoir dit des choses blessantes et fausses, et pour l'avoir fait délibérément. Crois bien que je suis sincèrement désolé de l'impact que ça semble avoir encore aujourd'hui sur toi. Et non, tu n'es pas coupable. De rien. Nous, les adultes de l'époque, le sommes. Pas toi.

 Un long silence s'abat sur nous. Je laisse ses mots résonner dans ma tête, pour être bien sûr qu'ils s'impriment sur les murs de mon esprit. Pour ne pas les oublier. Pour qu'ils s'écrivent par-dessus les mots d'il y a vingt ans.

  • Oscar, tu es quelqu'un de bien.

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