#6
- Bah alors, Oscar, t'étais où mec ?
- On a tisé sans toi, là !
En effet, mes potes ont une large avance sur moi, vu la quantité de verres vides à leur table, et la rougeur de leurs visages.
- Allez mec, faut qu'tu rattrapes là !
Raúl me remplit généreusement une chope.
- Merci, dis-je en trinquant.
- Alors, tío, t'étais où ? On espérait au moins que tu courrais les gonzesses !
- Dis-moi que oui, mec, parce que j'ai parié vingt balles là-dessus, me glisse Luigi avec un air très sérieux.
- Non, non. Pas du tout.
- Merde ! Bah tu foutais quoi alors ?
J'aurai dû réfléchir à une excuse solide, parce que Cisco est avec nous ce soir, et que ce n'est pas possible de lui vendre qu'on prépare quelque chose avec Victoria. Je jette un œil au bar : mon père, comme de bien entendu, rigole avec Béni, l'ancien gérant de l'établissement et accessoirement son meilleur ami. Je ne peux donc pas baragouiner que j'étais retenu chez mes parents. Qu'est-ce que je pourrai bien leur dire ? Ils attendent.
- J'étais... occupé.
- Ah ! Occupé. Qu'est-ce que tu fous occupé à Oviedo un samedi soir à vingt-et-une heure, hein ?
- Préparer l'anniversaire de mon père.
Oh oh. Bien joué. Les gars regardent vaguement dans sa direction, pendant que je prends une gorgée en me félicitant de ma parade improvisée.
- Il va avoir combien, le José-Luis ?
- Soixante-neuf.
- Et vous préparez quoi de spécial ?
- Pas une fête, mais on discutait du cadeau avec ma soeur...
Je réoriente la discussion vers eux. Et alors, vous, quoi de neuf... Redonner la parole aux autres est un de mes plus grands talents. Depuis que je suis né, ou presque, j'ai développé tout un tas de tactiques me permettant de parler le moins possible.
- Tu repars quand, Oscar ?
Ça ne dure pas bien longtemps.
- Lundi soir. Tournoi de Villena dans la semaine.
- Wow, c'est où ça ?
- Alicante, au sud de Valence.
- Et après ?
- On rentre à Madrid pour quelques jours, puis je reviens ici mi-Avril. Ça sera la semaine d'Andreas. Ensuite... deux autres tournois en Mai, je crois.
- Tu fais Roland-Garros cette année ?
- Oui, mais pas avec les Juniors cette fois-ci. La Fédé rameute tout le monde autour de ses troupes. Ils m'ont assigné au suivi des équipes doubles.
- Cool ! Et la saison sur gazon ?
- Sans moi. Je reste sur Madrid cet été, et à Oviedo en Août. J'aurai Andreas les trois premières semaines, et y'a un certain mariage à la fin du mois apparemment...
Cisco me met une tape amicale dans l'épaule.
- Quel train de vie, mon Oscar, hein !
Je souris. C'est bien vrai, ça. Plus de dix ans que, en qualité de kinésithérapeute spécialisé dans le sport, j'écume le pays, et parfois même l'Europe, dans les coulisses du tennis espagnol. Je vis ce sport dans l'ombre. J'ai bossé des années au Centre névralgique de la fédération espagnole de tennis, à Barcelone, mais après quelques prises de becs avec les dirigeants, j'ai pris mes distances et ai suivi mon acolyte de toujours, Jorge, à l'école de tennis de Madrid. Une décision que je ne regrette pas : il me fallait m'éloigner du toxique, mais je n'avais pas envie de changer de voie. J'aime ça, je ne m'en lasse pas, même si c'est fatigant de n'avoir la valise jamais totalement vidée... et que ça impacte pas mal ma vie privée - voir mes amis, ma famille et aménager la garde de mon fils relève souvent du casse-tête mais, avec un peu de bonne volonté et beaucoup d'organisation, j'arrive à tout caser.
- Tiens, en parlant du mariage... Victoria t'a contacté ?
- Euh...
Et merde.
- OH OH OH !
En bon italien, Luigi étend ses bras au-dessus de notre table et parle plus fort que tout le monde pour monopoliser la parole.
- C'est qui ça, Victoria ?
- La témoin de Nina. Elle voulait le contact d'Oscar pour... voir des trucs.
- Voir des trucs, hein ?
- (je lève les yeux au ciel) Des trucs de cérémonie de mariage, Luigi. Des trucs qui te feraient débander direct, je te le promets.
Pas meilleur moyen de faire redescendre Luigi que d'utiliser son propre langage, aussi crû soit-il. Ça fonctionne : il grimace et se rassoit au fond de sa chaise.
- Ouai bah si t'as besoin d'aide pour organiser vos machins de mariage, fais-moi plaisir Oscar : oublie-moi.
- Dommage, on avait un super projet de pliage des serviettes en papier pour occuper tes mains baladeuses.
Il m'adresse un superbe doigt d'honneur. Je souris victorieusement en vidant mon verre. Les gars enchaînent sur leur programme de vacances d'été.
- Tu ne bougeras pas des Asturies avec Andreas ?
- Je ne sais pas. Il adore être ici, tu sais. Il aime la région, il profite de sa famille paternelle... Il ne demande pas spécialement à vadrouiller. Moi ça me va, de me poser. Déjà que je serai absent pour son anniversaire...
- Ah merde ! Pourquoi ?
- Ça tombe sur les dates du Master de Madrid. J'ai l'obligation de rester sur place le temps du tournoi. Non négociable.
- Oh. Ça lui fera quel âge, à ton gamin ?
- Dix ans.
- Mais non, tío, t'es sérieux ?
- Ouaip.
- Oh bordel. On est si vieux que ça, Oscar ?
- J'en ai bien peur...
Je me retiens de penser cette phrase de vieux schnoque : « je le revois à la maternité comme si c'était hier ». Sauf que... c'est terriblement vrai. J'ai vraiment l'impression que c'était hier.
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