#16
Ce bon vieux Beni n'a pas tardé à nous rejoindre. Il a tenu la sidrería* pendant quarante ans ; aujourd'hui il a passé le relais à un neveu qui fait les choses aussi bien que lui, cependant, il a conservé son appartement en face et passe encore beaucoup de temps derrière le bar à filer un coup de main. Aussi, dès qu'il nous voit, les potes et moi, il ne manque pas de venir nous saluer. Il nous connaît depuis qu'on est gosses, a servi nos plus terribles cuites, nous a vu célibataires, puis en couple, puis de nouveau célibataires pour certains – entre autres, moi – et a suivi, globalement, toutes nos aventures depuis presque deux décennies que son bar est notre repaire.
- Salut les gars ! Comment va ?
Nous lui réservons un accueil chaleureux. Il s'assoit à ma gauche et m'adresse une tape amicale sur l'épaule.
- Alors, Oscar ! On n'espérait plus te voir pour l'Ascension cette année !
- C'était pas prévu que je puisse venir. J'ai réussi à m'échapper de Madrid in extremis.
- Toujours à courir le pays avec tes gamins, hein ? Comment ça se passe pour eux ?
- Toujours. À peu près bien, écoute. Le groupe est soudé et agréable. On a un blessé en ce moment. Ça m'emmerde un peu... il est doué, et c'est une blessure idiote. Mais bon, ils sont un peu trop fougueux, à dix-sept ans... c'est compliqué de leur faire entendre raison.
- Ah ah ah ! C'est vrai, c'est vrai. Et le tiens, de gamin ? Pas trop fougueux, encore ?
- Il n'a que dix ans ! Il est encore doux comme un agneau.
- S'il ressemble toujours autant à son père, tu devrais traverser une adolescence peinarde, Oscar.
- Hop hop hop !, intervient Luigi. Je crois que t'as oublié qui est sa génitrice, Beni !
Je ris. Je ne saurai prédire le genre d'ado que sera Andreas, mais il est certain qu'un caractère à la Alix sera moins serein à gérer que le mien. Ceci dit, je suis confiant : jusqu'à présent, mon garçon a su tirer héritage du calme paternel légendaire.
Je tourne la tête vers ma droite : je surprends les yeux avides de Victoria sur nous. Elle ne loupe pas une miette de la conversation. Je ne lui ai jamais parlé d'Andreas ni d'Alix – finalement, je n'ai jamais justifié qui fut la réceptionnaire du discours bariolé – et je constate qu'elle porte un grand intérêt à ce qui émerge de mon passé.
- Allons, allons ! Oscar n'a jamais eu de mal à canaliser les excentricités d'Alix, même encore aujourd'hui : ça ne devrait pas te poser problème, hein ?
- J'ai de la ressource pour cela, oui.
J'aime autant rester vague. Notre spectatrice improvisée m'est inconfortable. Hélas pour moi, Beni n'a pas l'intention de lâcher son sujet ! Après tout, il appréciait énormément Alix, lui aussi.
- Et comment va-t-elle, justement, Alix ? On ne l'a plus revu depuis un moment !
- Elle va très bien.
- Toujours en France, toujours dans le droit ?
- Toujours tout ça.
- Elle continue de venir chez toi avec le petit ?
- Oui, oui. Quand ils sont là, elle bosse tu sais. On fait notre vie de notre côté, Andreas et moi, et elle travaille à la maison. Sa boîte a des clients espagnols, elle en profite pour faire un peu de proximité. Et elle est présente pour réceptionner mon courrier...
Je jette un œil à ma voisine qui baisse les yeux en rougissant. Voilà, j'espère que le message est passé : si Victoria s'interrogeait encore de la mystérieuse femme présente chez moi, elle a désormais la réponse.
- Ton père m'a montré des photos du petit : qu'est-ce qu'il te ressemble, Oscar, c'est dingue. On ne saurait pas lequel est qui si on ne datait pas les photos.
- Il paraît, oui.
- Et il continue le tennis, il me disait ! Son club aimerait le pousser un peu plus ?
- Yep...
- Décidément, il marche fièrement dans tes pas !
- Mmm... Je ne le lui souhaite pas pour tout.
Bon, Beni est très sympa, mais ça commence à m'agacer d'être le centre de la conversation. J'aimerais rediriger vers quelque chose de plus neutre que ma vie personnelle...
- T'imagines, Oscar ! Parmi tous les Juniors que tu as pu accompagner, tu pourrais avoir ton fils dans trois ou quatre ans !
Non, j'imagine pas, non. Quand je repense à notre conversation avec les grands pontes de la Fédé cette semaine, et leur façon de traiter la jeunesse, cette perspective ne m'enchante pas du tout.
- On ira l'encourager en tournoi, ça nous rappellera quand on allait t'applaudir toi.
- Mmm…
Je me sens me crisper. Je suis vraiment mal à l'aise, maintenant.
- Tu... faisais des tournois ?
Définitivement mal à l'aise. Je me tourne vers Victoria : son regard brille de curiosité.
- Hum... Oui, adolescent, j'en faisais oui..., marmoné-je.
- Du même genre que ceux où tu accompagnes les petits de ton club ?
- Du même genre, oui.
- Et il était doué hein !, s'extasie Beni. Il terminait haut en général, il en a gagné quelques-uns !
Je joue machinalement avec quelques gouttes d'eau sur la table. Comment ai-je pu me retrouver autant au centre de l'attention, tout à coup ?
- Waouh, dis donc... C'est impressionnant.
- Ouai, ouai... Ils s'emballent un peu. C'était pas grand chose.
Luigi s'avance sur la table en direction de Victoria, manquant de renverser trois verres au passage.
- Ta ta ta ! Si tu l'écoutes, tout sera toujours « pas grand chose ». Il a la gloire modeste, Oscar. Il a gagné des tournois ? Oh, c'est pas grand chose. Il se faisait convoiter par la Fédé à seize ans ? C'était pas grand chose ! L'an dernier ils l'ont supplié de ne pas démissionner tellement il est précieux pour eux ? Pas grand chose ! Tu pourras lui demander n'importe quoi pour le mariage, même s'il râle un peu, il le fera bien, et ça sera « pas grand chose » !
Elle pouffe de rire pendant que je le force à se rasseoir au fond de sa chaise.
- Arrête de raconter des conneries !
- Je ne fais que commencer. D'ici une heure, je l'aurai convaincue d'exiger de toi un strip-tease.
Je secoue la tête en soufflant, pendant que nos voisins ricanent. Je me tourne vers Victoria afin de m'excuser de l'inélégance de mon meilleur ami, mais je me laisse surprendre par son attitude. Elle est rouge pivoine et fixe son verre en pinçant les lèvres. Bah, qu'est-ce qui lui prend ?
Finalement, elle relève les yeux vers moi, rougit encore plus, et bafouille :
- Je... hum, je vais aux toilettes.
Alors que je la regarde s'éloigner, Luigi siffle :
- Dis donc, le strip-tease, elle t'y voyait déjà, mon pote !
- La ferme ! T'es con, vraiment ! T'as vu comme tu l'as mise mal à l'aise, là ! Tu peux prendre conscience que certaines personnes ont de l'éducation et des filtres, contrairement à toi ?
- Oh là là, ça va ! J'voulais te vanner toi, je ne vois pas pourquoi elle le prend comme ça !
Je ne peux pas lui donner tort : je ne vois pas non plus pourquoi elle a eu besoin de fuir.
______
* sidrería : une cidrerie, ou bar à cidre, très répandu dans les Asturies.
Annotations