#30
Je referme la porte après avoir salué une dernière fois Lorena et sa famille : elle va déposer les mômes chez mes parents pour la fameuse soirée chamallows-télé, et ils reviendront tous ici demain. Victoria semble aux anges.
- Ta sœur et son mari sont adorables !
- Vous avez eu l'air de bien vous entendre.
- Oui ! C'est un truc de famille, on dirait.
- Quoi donc ?
- D'être aussi relax et accueillants !
- Ah ! Eh bien, j'en toucherai deux mots à ma mère, elle sera ravie !
- Et vous êtes super attentionnés envers les invités.
- Ajoute que l'on est incroyablement polis, et elle s'évanouira de bonheur.
Victoria glousse en vidant son verre. Je n'ai pas totalement tort : ma mère nous a éduqués avec peu de sévérité, mais un respect des bonnes manières indiscutable.
- Je vais aller en cuisine, si ça ne te dérange pas ? On passera à table dans vingt minutes, ça te va ?
- C'est toi qui dictes, Oscar.
Nous nous dirigeons vers les fourneaux, et j'entame ma préparation d'une spécialité très asturienne : un merlu au cidre. Victoria m'observe avec avidité.
- Oh waouh... c'est toi qui cuisines ?
- Euh, oui ? Pourquoi ?
- Je pensais que tu ne t'embêterais pas et aurais acheté ou... non mais c'est idiot, en fait.
- Quoi donc ?
- J'avais bêtement imaginé qu'un mec célibataire ne cuisinait pas. Je suis désolée, c'est insultant.
Je souris. C'est vrai que ce n'est pas un cliché très glorieux.
- Pour ça, c'est mon père qu'il me faudrait remercier : il adore cuisiner et a tenu à ce que je sache me nourrir seul.
Elle rigole joyeusement.
- Et donc, du merlu hein ?
- Ouaip. Le poisson, c'est ce qui me manque le plus quand je suis absent d'ici.
- Comment peut-on être autant en vadrouille quand on est autant attaché à sa terre ? C'est curieux...
- Si j'avais le choix, je travaillerais à Oviedo. Mais la vie est pleine de surprise, hein.
- On a toujours le choix.
Je m'arrête et la regarde. Elle a un air très sérieux.
- Oui... C'est vrai. Je pourrais choisir de laisser tomber le tennis et trouver un centre de rééduc ou un cabinet qui m'embaucherait.
- Mais qui ne t'enverrait pas aux JO.
J'éclate de rire : celle-là, je ne m'y attendais pas.
- Ouai, ouai. Eh bien voilà, tu as devant toi le dilemme de ma vie.
- JO or not JO, telle est ta question !
- … c'est plus compliqué que seulement décider de si l'on va aux JO ou pas.
- C'est compliqué pour toi d'avoir ce genre de décisions à prendre ?
- Pas tellement pour moi... Plutôt pour les femmes qui ont essayé de partager ma vie.
Je jette un froid. C'était un peu voulu : les insinuations de Lorena trottent dans ma tête, et je ne sais pas pourquoi, je me sens obligé de casser un éventuel élan de je-ne-sais-quoi qui pourrait naître chez Victoria. Je ne suis pas un bon parti, je le sais, tout le monde le sait : elle mérite un compagnon qui lui donnerait une vie facile et légère comme elle. Pas mon merdier personnel.
- Hum... je... Je ne te cache pas que Nina m'en a un peu parlé aussi, me dit-elle en baissant les yeux.
Ah. Bah, parfait. La vision catastrophique de mon épopée sentimentale, elle l'a déjà, donc.
Victoria m'évalue du regard, mais je ne réponds pas. Je n'ai rien envie d'en dire. Ma poêlée de légumes me passionne plus que de raison. Elle se lance alors avec hésitation :
- Tu sais, bosser à l'hôpital, alterner les gardes de jour ou de nuit, avoir un emploi du temps involontairement malléable pour remplacer les collègues absents, tirer les heures supp à cause du surplus de patients... ça n'attire pas les prétendants non plus. On pourrait former le club des boulots qui réduisent en bouillie les histoires d'amour !
J'ai abandonné mes légumes. Je plonge dans ses yeux. Ils sont profonds, profonds comme la tristesse qui la traverse au moment où elle prononce ces mots, profonds comme tout ce qu'elle a à partager et la douleur de ne pas pouvoir le faire, profonds comme le vide d'une vie solitaire qu'elle n'a pas choisi. Pas choisi ? J'ose lui demander :
- Tu me dis qu'on a toujours le choix. Pourquoi tu fais le choix de cette vie-là, toi ?
- Parce que j'aime ce que je fais au-delà des contraintes. Quand bien même ces contraintes me pourrissent la vie. C'est terrible, hein ? Quand ce que tu aimes est aussi ce qui te tire régulièrement dans le dos. Je crois que tu comprends ça, toi, hein, Oscar ?
Oh que oui. Et c'est à moment que je bascule – intérieurement, je veux dire. J'ai terriblement envie de l'embrasser. Elle est là, avec ses yeux chocolat, et son regard renversant, et ses lèvres d'une délicieuse couleur cerise, et ses joues qui rosissent encore. J'ai terriblement envie de l'embrasser, et je n'en fais rien. Parce qu'il ne faut pas faire ça. Enfin, Oscar, tu ne vas pas te laisser aller pour une petite confidence un peu émouvante ?
Elle non plus, ne bouge pas vraiment. Elle aussi, est troublée, visiblement. Je réalise que Lorena a raison. Il y a un truc. Je ne peux pas me voiler la face à ce point : Victoria ne me regarde pas comme une vague connaissance avec qui elle a la corvée de devoir proposer une animation un peu sympa au mariage de sa cousine. Elle me regarde avec de la douceur, de la tendresse, et un peu d'envie aussi, je crois.
Après un infini temps de silence et d'immobilisme, j'ai l'instinct de faire un pas en arrière. De la distance, il me faut de la distance. Et dire qu'il y a ce dîner, et cette soirée de répète qui nous attend. Une répète qui ne laissera pas beaucoup de place à la distance, je songe. On sera même très très très proches l'un de l'autre.
Bordel de bordel. Tes légumes, Oscar.
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