#31
- J'ai beaucoup trop la flemme de quoi que ce soit après ce repas, Oscar !
- Dommage, parce qu'on a un travail monstrueux qui nous attend !
- C'était véritablement délicieux ! Tu cuisines super bien !
- Merci.
- Et ce vin est parfait.
- Merci aussi.
Elle semble sincèrement ravie. Et la voir ravie me ravit. C'est vrai que c'était bon, je ne me suis pas loupé. Ce repas fut léger et agréable, on a abordé des sujets divers : l'actualité, les musiques que l'on écoute, nos enfances à Oviedo et notre attachement aux terres asturiennes, notre affection commune d'encadrer et transmettre à des jeunes, sa passion pour le théâtre et plus particulièrement l'improvisation, la mienne pour le tennis.
- C'est fou que ce Marc, il te rencontre à Roland-Garros et il t'élit dans la foulée « kiné des JO » ! Tu dois être sacrément doué, n'empêche.
- Je ne sais pas si je dirais ça... Je connaissais Marc depuis longtemps. On s'était perdu de vue. C'est un hasard de se revoir à Roland, et d'avoir été presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre ensemble durant vingt jours, je suppose que ça tisse un lien particulier.
- Tu te trouves toujours des excuses hein ? T'es toujours aussi humble ?
- Humble ?
- Ton équipe a gagné Roland !
- Les joueurs, oui ! Pas moi.
- Mais sans toi, ils...
- Ils auraient eu un autre kiné, et ils auraient eu un jeu aussi bon.
- T'as l'air sûr de ce que tu dis... C'est toi le connaisseur, après tout.
- Je ne dis pas que j'ai été inutile. Mais, je suis certain qu'ils auraient été capable des mêmes belles performances avec d'autres kinés un peu habitués au tennis. Je n'ai eu qu'un rôle mineur.
- Mais tu peux ajouter le fait que l'un des deux te connaissait déjà, visiblement !
- Les deux, en fait.
- Ah ? Parce que tu les avais encadrés auparavant ?
- … Non. Ils ont mon âge.
Je la sens tenter de gratter le vernis, et se rapprocher de ce que j'ai toujours éludé avec quasiment tout le monde : mon adolescence et mon parcours passé dans la discipline. Il n'y a guère que ma famille et les potes d'enfance qui connaissent ce bout de ma vie et ce que j'y cache. Et Alix, bien entendu. Que ne sait pas Alix, hein ?
- Le tennis est un petit milieu, peut-être ?
- C'est ça.
- Eh bien... (elle rit en secouant la tête) Tu es tellement... mystérieux. Tu as un côté insaisissable.
- Ah bon ?
- Mais oui, regarde : physiquement, tu es toujours en vadrouille, on ne sait jamais vraiment où tu te trouves. Mais c'est aussi ton toi personnel qui est inaccessible parfois. Qui es-tu, Oscar Vázquez ? Pourquoi la personne que je découvre depuis trois mois est à mille lieues de ce que m'a décrit ma cousine ? Pourquoi est-ce que tu laisses les gens si mal te connaître ? Qu'as-tu à cacher ? T'es des services secrets, t'as un passé sulfureux ?
Je rigole à ses douces moqueries.
- Pas du tout ! J'ai bien peur de n'avoir rien de bien palpitant à t'apporter, hélas.
- Alors quoi ?
- Quoi quoi ?
- Pourquoi tu me dis bon gré mal gré que tu connais Marc depuis longtemps, puis tu n'alimentes plus cette conversation-là ? Il est où, le problème ?
Je soupire. Gratte, gratte, gratte.
- J'ai connu Marc quand j'étais ado, parce qu'on se croisait sur les mêmes tournois. On s'affrontait. Parfois il gagnait, parfois moi. Mais on s'entendait bien en dehors des courts. Ensuite on s'est parfois recroisés à la faveur d'une compétition ou d'un événement de la Fédé.
- Tu gagnais contre lui ? (je hoche la tête, et la vois hésiter) … Au bar, l'autre jour, tout le monde était unanime sur le fait que tu avais du talent. Je ne me fais pas d'illusions quant à la rude concurrence, mais, si vous aviez le même niveau : pourquoi est-il devenu pro, et pas toi ?
Je la regarde avec un long silence, avant de souffler de nouveau.
- Voilà exactement pourquoi je ne parle pas de tout ça. Les gens sont toujours, à un moment donné, curieux de savoir ce qui s'est passé pour moi.
- Et... il s'est passé un truc grave ?
- Qu'est-ce que tu imagines ?
- Une grosse blessure, qui a ruiné tes chances ?
- (je souris) Même pas.
Je fais tourner la dernière gorgée de vin dans mon verre. C'est étrange parce que, je n'ai pas l'impression que ce soit un effort si grand que de lui raconter tout ce que j'aime cacher habituellement.
- Je me suis blessé, oui. Pas gravement. Mais suffisamment sérieusement pour me tenir éloigné des compétitions quelques semaines. J'étais déjà un peu mitigé quant à le pression que nous recevions. J'avais un bon niveau... on aimait me dire ça en tout cas. Et je crois que c'était vrai. Enfin, je n'aurai jamais été une star des circuits hein, bien sûr, mais j'aurai pu faire quelque chose en pro. Pro de fond de tableau. Mais j'ai eu cette blessure, et avec elle, ce repos que j'ai trouvé... salutaire. Il m'a fait réaliser à quel point ma vie pourrait être calme, stable et paisible si je n'avais pas le tennis. Mais au bout de six semaines, il fallait déjà revenir à l'entraînement. Et s'entraîner deux fois plus dur pour récupérer le niveau d'avant. Je... je n'ai pas supporté ce retour-là. J'ai essayé de me plier aux volontés de mon entraîneur, mais au fond de moi, je sentais que quelque chose s’effilochait. Je n'avais plus la niaque, je n'avais plus l'envie. Le premier tournoi que j'ai refait fut catastrophique : j'ai perdu mon premier match, et je me suis blessé de nouveau. J'en ai pleuré, mais alors que tout le monde était triste pour moi, je crois que je pleurais de soulagement.
J'ose enfin un regard vers Victoria. Elle boit mes paroles avec un air infiniment compatissant. J'aurais tellement aimé avoir ce regard sur moi à cette époque-là. Au lieu de ça, je n'avais que des adultes déçus de ce que sabotait ma fichue blessure. Des adultes qui ne me voyaient que comme un potentiel – un potentiel désormais gâché.
- Bref. J'ai recommencé à me reposer. Et il a fallu y retourner. Mais je n'en voulais plus. Je n'en dormais plus la nuit, j'angoissais à l'idée de revenir sur les courts, je trouvais des excuses pour prolonger ma période de convalescence. Mon père a su mettre le doigt sur mon malaise. J'ai craché un morceau qui était si lourd à l'intérieur de moi, parce que j'avais tellement peur de décevoir tout le monde. Je ne voulais plus faire tout ça. Les compétitions, les entraînements, la course au classement : je ne supportais plus ça. Je voulais vivre une vie peinarde comme Luigi, Raùl ou Cisco, à ne me soucier que de mes cours et de mon temps libre. Je voulais AVOIR du temps libre. Mes parents ont approuvé sans sourciller. Le club, en revanche...
Je marque une pause. Je trouve que la suite coule de source, mais Victoria a ce regard qui signifie « Continue. Je t'écoute. Balance tout ce que tu as en toi ». Alors, je déglutis, et je continue.
- Ça a été compliqué à encaisser pour eux. Je n'ai pas été accueilli avec empathie, au contraire. Ils m'ont qualifié de... de petit con, immature et tire-au-flanc.
- Wow. Quel culot ! Incroyable de dire ça à un gamin qui évoque sa fatigue et son malaise !
- Ouai...
Je grimace. J'ai longtemps porté leurs mots avec moi. Pourtant, maintenant, j'ai dix ans de métier dans l'accompagnement des Juniors, je vois ce qui n'est pas normal. Je sais qu'ils n'auraient pas dû me dire ça. Mais, il y a certaines paroles qui marquent.
Je laisse peser le silence. Elle se penche, tend le bras et repose sa main sur moi. Sans le savoir, elle appose sa chaleur à l'endroit même où ma carrière fantasmée s'est évanouie. Mon poignet droit.
- Merci de m'avoir fait suffisamment confiance pour me raconter tout ça. Les gamins que tu suis ont une belle chance de croiser ta route. Je suis certaine que tu es fantastique avec eux.
Je lui réponds d'un faible sourire. Je n'ai pas de mots : elle me bouleverse trop pour que je puisse parler.
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