#32
Je ne sais pas comment on a su rebondir après ça. Comment on a su se dire « Allez, on a du pain sur la planche ! ». Mais on a su.
Nous avons répété la saynète et, je dois dire que nous la maîtrisons maintenant. Elle a raison, je me laisse parfois aller à quelques mots d'impro et elle récupère la balle au vol sans difficultés. Il y a comme une osmose entre nous, tout est fluide et facile. Une ambiance qui remise même très loin mon appréhension de cette mise en avant forcée le jour J.
Je m'étonne encore plus de constater qu'il en est de même pour la danse. Son talent à elle surclasse le mien, indubitablement, mais elle sait me mettre en confiance et me guider à la perfection, de sorte que nous sommes véritablement à l'aise.
Comme les fois d'avant, elle s'amuse véritablement. Elle a encore mis ses talons et ils ne sont en rien un frein à ses mouvements ; elle est encore belle et aérienne quand elle évolue au son de la musique ; je suis encore subjugué par ce qu'elle dégage lorsqu'elle se meut comme ça. Je sens en moi une émotion qui éclot, comme une fleur de printemps qui aurait longtemps attendu la fin des gels matinaux. Une émotion qu'elle vient chatouiller, caresser, encourager. Pourquoi elle me bouleverse comme ça, en fait ? Je m'accroche très fort à l'idée qu'il ne s'agit que de sa danse sensuelle et délicate, et que je suis quelqu'un qui a toujours été fasciné par les corps : les corps qui bougent, comme dans le tennis ; les corps immobiles, comme entre mes mains de kiné.
Oui, c'est cela : ce n'est que la beauté des ondulations de son corps qui me touche. Rien de plus.
Pas son sourire éblouissant lorsque je la fais tourner.
Pas son rire enfantin lorsqu'on se plante un peu.
Pas sa paume chaude qui se pose parfois sur mon torse.
Pas ses yeux de biche qui m'accrochent lorsqu'elle finit dans mes bras à la fin de la chorégraphie.
Les quatre fois d'avant, j'ai réussi à l'éloigner de moi sans trop de difficultés. Mais chaque fois supplémentaire me demande un peu plus de conviction. On ne devrait pas le recommencer trop encore. Elle ne devrait pas finir dans mes bras tant de fois.
Mais elle y est de nouveau. Elle me scrute longuement. Je ne suis pas un idiot à ce point : je vois ce qui se passe. Je vois que si j'impulse ma tête vers elle, rien qu'un petit mouvement, elle posera ses lèvres cerise sur les miennes. Et je pourrais y goûter. Ont-elles le même goût que cette couleur prometteuse ?
« Calme-toi, Dom Juan ! Tu laisses ma cousine en dehors de tes histoires d'amour de merde, ok ? »
La voix de Nina chuchote à mon oreille. Elle sera visiblement plus efficace que n'importe quelle fonte des glaces arctique.
***
- Alors, Oscar, cette répétition ?
- Parfait, parfait. Je crois qu'on se débrouille pas mal.
- Mmm ? Et sinon ?
- Et sinon rien. Et les enfants, alors ? Ils ont passé une bonne nuit ?
- Bah, regarde-les : ils n'ont pas l'air traumatisés.
Lorena vient me redéposer Andreas, et on s'apprête à prendre la route pour aller vers la côte. Pas assez abreuvés de l'eau de la piscine, voilà qu'ils veulent aller tâter celle de l'Océan Atlantique. Bonne idée, en vérité.
L'au revoir hier soir fut très particulier. Clairement, ni Victoria ni moi n'avait envie de mettre un terme à ce moment – mais, en même temps, quelque chose en moi me poussait à la mettre à la porte coûte que coûte. Je crois que je commence à stresser sérieusement de nous voir déraper. Victoria m'a proposé de se revoir encore au moins deux fois, histoire de s'assurer que l'on soit parfaitement en symbiose à danser ensemble. Deux fois, c'est tout à fait gérable ça, Oscar. Facile. Il suffit que je ne fasse pas l'erreur de l'inviter à dîner de nouveau – ça nous met bien trop à l'aise l'un envers l'autre – et même, d'avoir Andreas à la maison pour être certain de tuer toute envie d'intimité. Je suis satisfait des stratagèmes que je pense mettre en place pour que les choses restent sobres entre nous, mais l’instant d'après, je songe que c'en est ridicule de monter cette mascarade. Alors qu'il nous suffirait de nous conduire en deux adultes respectables et consciencieux que nous sommes – pourquoi même, je songe à ce que nous puissions déraper, hein ?
Parce que c'est une réalité.
Parce que ce fut brûlant entre nous hier soir.
Parce que mes pensées commencent à être de plus en plus inadéquates quand elle se trouve dans la même pièce que moi.
Aller, aller. Plus que deux fois, Oscar.
Enfin, deux fois... puis le jour J. Finalement, le plus dur ne sera peut-être pas de jouer la comédie. Ni de danser. Ce sera de rester de marbre face à elle ET devant tous ces gens.
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