#34
- Eeeeeeettt... Salud* !
Les verres s'entrechoquent pour la... douzième fois ? Plus ? Cet enterrement de vie de célibataire commence à être sacrément arrosé. Il est deux heures passé, on a marché, on a bu, on a mangé, on a rigolé, et je crois que Cisco est ravi. Je crois aussi que mon esprit est très très brumeux, là. Il faut pourtant que je garde raison : Luigi et moi sommes les deux seuls qui connaissons bien Madrid, sur nous repose le périple de ce week-end.
Cet énième bar est très chaleureux, et possède une piste de danse... à l'ambiance salsa. Je m'amuse de ce détail. Je regarde les couples évoluer. Certains sont balbutiants, d'autres en revanche ont un niveau impressionnant. Évidemment, mes pensées voguent jusqu'à Victoria. J'en suis presque à regretter son absence. En fait, j'ai même l'impression qu'elle me manque, là, tout de suite. Bah, enfin, Oscar, qu'est-ce qui te prend ? C'est l'alcool qui te fait penser n'importe quoi !
- Eh oh ? Oscar !
- Oui ?!
- T'étais parti où ? On t'ennuie peut-être ?
- Non, non, pas du tout. Je regardais les danseurs... le couple à droite, là, ils sont doués.
- Bah ? Depuis quand tu t'intéresses à la danse, toi ?
- Pas spécialement intéressé, mais puisqu'ils sont dans mon champ de vision...
Les yeux vitreux de Cisco s'agrandissent, et il agite son index devant moi.
- C'est marrant, tu savais que Victoria fait de la salsa ?
Je me fige. Les autres gars réagissent pas tellement, puisqu'ils ne la connaissent pas. Cette remarque n'implique que Cisco et moi. Je feinds l'indifférence.
- Euh, oui, elle me l'a dit je crois.
- Elle danse hyper bien ! On l'a déjà vu faire dans des soirées, au Mex, dans le centre d'Oviedo.
- Vous allez au Mex, vous ?
- C'est pas mal là-bas ! Et Vic' adore, ils ont une belle piste de danse. Elle y va souvent avec les danseurs de son cours.
Cette phrase provoque en moi une série de visions. Victoria qui danse avec d'autres danseurs. De très bons danseurs. Ils la touchent, ils la font tourner, ils posent leurs mains sur ses hanches. Ils sont très proches d'elle. Ils sentent son parfum. Elle pose sa paume sur leurs torses. Elle finit la chorégraphie dans leurs bras. J'ai ces images sous les yeux et elles sont particulièrement désagréables.
- Oscar, tu lorgnes encore sur les danseurs, là ?
- Pardon, pardon.
Luigi pointe son doigt sur moi dans une expression railleuse.
- Tu cherches de la meuf à pécho, mon pote !
- Alors là, absolument pas ! Non mais, et ce soir en plus, vraiment ?
- Eh Cisco, tu lui en voudrais de nous fausser compagnie pour une belle donzelle en perdition ?
Cisco me jette un regard goguenard.
- Essaie, pour voir. Mais si tu pécho vraiment, je te tirerai mon chapeau demain.
Luigi rigole.
- T'es con de dire ça : tu connais pas Oscar en soirée en quoi ? Il ramasse qui il veut en claquant des doigts !
- Bon, les mecs, c'est bon là ? On parle d'êtres humains ou de ramasser des oranges ?
- Allez, allez, on va regarder avec toi si tu veux !
- Non, Luigi, arrête.
- Dommage, mec, parce que la meuf en mini short bleu, à la table de droite là, elle lorgne sur nous depuis tout à l'heure, et je parierai que c'est pour toi mon pote.
- Arrête.
- Regarde-la, pour voir ?
En temps normal, c'est-à-dire sobre et ayant une vitesse de pensées normale, je n'aurai pas regardé ce que Luigi m'indiquait. Mais là, mon réflexe est plus rapide que ma logique, et je me retourne vers la-dite fille avant même que ma conscience ne me crie dessus « mais non Oscar, surtout pas ! ». Elle m'adresse un éblouissant sourire et un vague signe de tête, avant de baisser les yeux en rougissant. Et merde.
- AH AH ! BIM ! Allez, on ouvre les paris !
Luigi tape frénétiquement sur le centre de la table, facilement suivis par la moitié des mecs présents.
- Laissez tomber, les mecs, vous allez perdre de l'argent, là.
- Allez, je commence : vingt que tu la ramènes dans ta chambre cette nuit.
- Luigi, arrête ça tout de suite. Je ne ramènerai personne.
- Il en serait vraiment capable ?
Autour de la table, sont présents Raùl, Luigi et Cisco, mes trois potes d'enfance ; ainsi que trois collègues dont Cisco est très proche. Autant le premier groupe connaît un peu mon historique sentimental, autant les autres n'en savent rien et me regardent avec curiosité. Mais, celui qui est au courant de la moindre de mes aventures – en partie parce qu'il en fut spectateur privilégié – c'est Luigi. Il sait ce qu'il fait lorsqu'il parie un truc pareil, parce qu'il m'a déjà vu, dans des moments d'errance, finir dans les bras d'une parfaite inconnue. Ce fut rare, mais ça a existé. Les choses que l'on a pu vivre à Madrid restent pour la plupart entre nous, mais il sait y faire doucement allusion quand ça l'arrange. Par exemple, en ce moment-même.
- Sûr qu'il en est capable. T'as vu ce garçon réservé et raisonnable ? Fais-le boire et emmène-le en boîte après minuit, et le Gremlins en lui se réveille !
- C'est assez grotesque que ce soit toi, Luigi, qui se permette ce genre de commentaires, quand on connaît ton tableau de chasse.
En effet, mon meilleur pote n'est certainement pas capable de savoir combien de filles ont pu passer dans ses draps : il a quinze ans d'aventures sans lendemain derrière lui.
- Hey, hey, ne retourne pas la couverture, Oscar. Le seul célibataire, ce soir, c'est toi ! J'suis rangé moi, maintenant !
- Et on salue tous la performance héroïque de Sofía sur ce coup !
- Tatata ! Des fois, on trouve quelqu'un de vraiment bien, c'est tout.
- Ouai, c'est fou, quand on laisse les filles utiliser leurs bouches pour parler plutôt que d'y fourrer sa langue, on découvre qu'elles peuvent être intéressantes ! Waouh !
- T'es jaloux mon Oscar ?
- Ça n'a pas de rapport avec la jalousie.
- Combien de temps que t'es séparé de Masha maintenant ? Plus d'un an, hein ?
- On s'en fout. Pourquoi on parle de moi ?
- Tu bottes en touche, mec ! Tu crois qu'on te voit pas ?
- Ça te manque pas trop ?
Rien de plus insupportable qu'une bande de mecs alcoolisés.
- Bon, allez, foutez-moi la paix. C'est si incroyable de me voir célibataire, vraiment ?
- Bah, quand même, depuis Alix t'avais enchaîné mon gars !
- Oh, ça va... bah écoute, on va dire que je me repose, ok ?
- Et t'as pas ken du tout depuis ta rupture ?
- Putain...
- Quand tu pars en tournoi là, j'suis sûr que t'as moyen de pécho une petite locale après les matchs...
- T'es sérieux ? Quand je bosse, avec les gosses ?
- Mais après tes heures de boulot, pas sous leur nez !
- Je dors dans la chambre d'à-côté d'eux ! Je suis leur encadrant vingt-quatre heures sur vingt-quatre quand on part ! Ça va pas la tête ? Non mais vraiment, Luigi, ferme-la !
- Ça va, ça va, raisonnable Oscar !
Cisco fait des gestes d’apaisement en notre direction. Je prends sur moi pour masquer mon agacement. C'est sa soirée, on ne va pas se prendre la tête pour des conneries pareilles.
- N'empêche que la gonz en mini-short, elle te regarde toujours.
- Et j'en ai parfaitement rien à foutre, ok ?
Voilà, je suis tout à fait agacé maintenant. Ils rebondissent sur un sujet plutôt rapidement, mais moi, je reste sur ma contrariété. Je ne sais pas ce qui me gonfle le plus : qu'ils aient passé un quart d'heure à me charrier sur mon célibat et faire des sous-entendus graveleux digne d'une cours de récréation de lycée, ou que l'idée même de plaire à une fille me mette autant mal à l'aise.
Je n'ai pas du tout envie de plaire à cette fille. Je n'ai pas du tout envie qu'elle me regarde comme elle le fait depuis tout à l'heure, qu'elle me détaille, qu'elle me lance des œillades pleines de promesses facilement interprétables. Je n'envisage pas un seul instant avoir un quelconque contact avec elle, au contraire, ça me rebute tout à fait. Pourquoi ai-je cette réaction aussi épidermique à la simple pensée que cette fille m'approche ? Pourquoi ai-je un vague sentiment de trahison en m'imaginant près d'elle ?
Mon regard échoue de nouveau sur les danseurs de salsa. Ça va être compliqué, Oscar, si tu flanches comme ça, ça va être très compliqué.
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* salud ! : santé ! en espagnol, expression pour trinquer.
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