Prologue
Théo Quillen, un homme que l'on aurait pu qualifier d'intimidant, désagréable, voire antipathique, avait longtemps été l'objet de mon aversion. Pourtant, tout a changé un mardi ensoleillé, un jour qui a bouleversé ma perception de lui, gravé dans ma mémoire, principalement à cause du tournant radical qu'il a pris. J'avais encore en mémoire la chaleur étouffante qui me faisait transpirer dans mon uniforme d'un vert douteux, accentuant mon teint blafard. Théo, lui, paraissait à l'aise dans n'importe quelle tenue, j'aurais juré qu'il aurait été élégant en pyjama. Il était un prodige indiscutable de notre armée, et cette distinction semblait lui avoir monté à la tête, le faisant se sentir supérieur à tous.
Cependant, ce fameux mardi a tout chamboulé. Théo était en retard à une réunion des plus hauts gradés, ce qui était tout simplement impensable. Il était connu pour sa ponctualité obsessionnelle, comme s'il avait un chronomètre intégré à son cerveau. Cette fois-ci, il avait disparu, sans la moindre explication. C'était une situation délicate, surtout pour quelqu'un de son rang, le Général de l'armée. Je commençais à me demander s'il avait eu un accident grave, peut-être une crise cardiaque ou pire, s'il était décédé pendant son sommeil. C'était la seule explication plausible à son retard soudain.
Mon père, Joseph, qui était également le directeur de l'armée, oscillait entre l'inquiétude et l’exaspération. Après tout, Théo était son protégé. Lorsqu'il se mettait en colère, il n'épargnait personne, insultant quiconque croisait son chemin et me rendant responsable de tous les maux. Théo en retard ? C'était ma faute. Cependant, derrière son regard furieux, je pouvais déceler une certaine préoccupation, car si quelque chose arrivait à Théo, cela mettrait en péril toute notre armée. Nous étions la meilleure force militaire au monde, grâce en grande partie à Théo, ses compétences et sa stratégie infaillible. C'était lui qui planifiait les missions, il était sur le terrain lors des batailles, et il était notre fer de lance pour la victoire. Il était, incontestablement, le meilleur. J'ai réalisé que peut-être, si j'avais été à la place de mon père, j'aurais agi de la même manière.
Mon père m'avait confié la mission de retrouver Théo, une tâche que je n'avais pas vraiment envie d'accomplir. Je ne pouvais m'empêcher de ressentir une pointe d'agacement en pensant à ma propre situation. Pourquoi moi ? J’avais autre chose à faire ! Mais après tout, j’étais le moins gradé de la réunion, autant dire le moins important. Cependant, je ne pouvais pas encore anticiper à quel point ma quête pour retrouver Théo allait bouleverser ma vision de lui, et finalement, de moi-même.
Mon premier arrêt était sa chambre. Nous étions logés dans des dortoirs situés à proximité des salles d'entraînement, avec quatre lits par chambre pour les soldats. Cependant, les officiers comme moi bénéficiaient de chambres doubles. Théo, lui, avait le privilège d'une chambre en solo, même s'il y avait deux lits. C'était clairement un privilège qu'il se réservait, alors que le reste d'entre nous devait partager l'espace.
Je me tenais devant la porte de sa chambre, mes mains tremblaient, mon front était couvert de sueur. La perspective de perturber un moment intime ou de découvrir Théo inanimé dans son lit me plongeait dans un état de stress intense. Malgré ma carrière militaire, je n'avais jamais réussi à m'habituer à la vue des cadavres ; à chaque fois, je sentais un malaise profond. Peut-être que c'était pourquoi j'étais si peu apprécié de mon père. En fait, s'il avait dû choisir entre lui et moi, il aurait sans aucun doute préféré Théo. Moi aussi, si j'avais eu le choix, j'aurais opté pour Théo.
Je frappai à la porte une première fois, mon corps tout entier tremblant, les dents serrées et les mâchoires crispées. Aucune réponse. Je réessayai une seconde fois, en vain.
Je saisis la poignée de porte, mon poing se refermant dessus, et je comptai jusqu'à trois avant de me décider :
Un.
Deux.
Trois.
J'ouvris la porte, un acte que personne n'aurait osé faire en raison de la réputation intimidante de Théo. Pénétrer dans sa chambre sans autorisation équivalait généralement à une sentence de mort. Mais je n'avais pas le choix, car si je ne trouvais pas Théo, mon père aurait ma peau. Je me retrouvai face à Théo, allongé dans son lit. Au lieu de le découvrir affairé ou occupé à quoi que ce soit, il semblait faire la sieste. Peut-être avait-il passé la nuit précédente en compagnie de l'une de ses nombreuses conquêtes, ce qui faisait battre mon cœur de jalousie. La réputation de Théo était celle d'un homme qui ne refusait jamais les avances féminines, et les rumeurs prétendaient qu'il changeait de partenaire chaque jour. Curieusement, personne ne l'avait jamais vu en compagnie d'une femme, car il était extrêmement discret sur sa vie personnelle. Nous ignorions même s'il avait des frères ou des sœurs.
Je m'approchai de lui, commençant à ressentir de la colère à mon tour. Nom d'une pipe ! Il ne pouvait pas dormir alors que nous avions une réunion prévue. Même s'il était sept heures du matin, cela m'étonna. J'étais habituellement le seul, du fait de mes insomnies, à me lever avant lui. Dans ces moments-là, il venait me rejoindre pour commencer à travailler à cinq heures pile, sans le moindre retard. Quelque chose clochait.
Malgré ma grande taille, un mètre quatre-vingt-quinze, qui faisait de l'ombre, ma présence ne le réveillait pas. Je commençais à sérieusement m'interroger, mais j'avais peur de prononcer son nom. J'hésitai, la bouche entrouverte, mais aucun son ne sortit. Je balayai les alentours du regard à la recherche d'indices sur la marche à suivre, et c'est là que je découvris une boîte de pilules : des somnifères, vide. Mon cœur s'accéléra soudainement, prêt à bondir hors de ma poitrine, et je ne réfléchis plus.
Je le saisis par les bras et me précipitai dans sa salle de bain. Il était lourd, mais pas tant que cela. Après tout, sa petite taille, un mètre soixante-huit, était son seul défaut physique. Il ne devait pas peser plus de soixante-dix kilos. Je le portai sans grande difficulté et le déposai dans la douche, son corps reposant sur le mien. J'ouvris le robinet de la douche, laissant l'eau s'écouler sur nous. J'étais assis, supportant tout son poids. Malheureusement, la fraîcheur de l'eau ne le réveilla pas, et je commençai à paniquer sérieusement. Réveille-toi, bon sang, réveille-toi !
J'étais terrifié. J'avais peur de perdre le meilleur Général au monde, peur de me retrouver avec un cadavre entre les bras. Je ne savais pas s'il était encore en vie, mais je priais pour que ce soit le cas. Je me mis à pleurer comme le lâche que j’étais, terrifié à un point tel que rien d'autre ne comptait. Il n'y avait plus que Théo et moi. Mes larmes se mêlaient à l'eau de la douche, mais mon visage était tordu par l'angoisse.
J'agrippai sa mâchoire inférieure de ma main droite, l'obligeant à ouvrir la bouche, et de ma main gauche, je plongeai mes doigts dans sa gorge. Il régurgita une quantité astronomique de vomi, bien plus que ce à quoi je m'attendais. Je ne savais même pas qu'il était possible d'en produire autant. Cependant, j'ai continué à enfoncer mes doigts jusqu'à ce qu'il montre des signes de vie : ses yeux se sont ouverts, son corps s'est remué, et il a émis quelques gémissements. Ouf, Dieu merci, il était en vie !
Je lui caressai le front, dégageant ses courts cheveux châtains de son visage, tout en essayant de le réconforter. Il incarnait l'homme parfait physiquement, avec ses joues creusées, ses yeux en amande d'un bleu profond, une peau parfaite, un nez retroussé et des lèvres au tracé impeccable. Tout le monde l'admirait pour sa beauté, mais personne ne pouvait nier son caractère exécrable. Il n'était plus seul, du moins je l'espérais. Mais je me demandais s'il me réprimanderait pour l'avoir secouru, peut-être par honte ou colère. L'angoisse montait en moi, et je doutais qu'il ne me le pardonne jamais.
— Norio... murmura-t-il.
— Oui, c'est moi. Théo, comment vous sentez-vous ?
Il gémit à nouveau. J'éteignis la douche, le soulevai et l'installai sur un tabouret dans la salle de bain. Il était trempé, couvert de vomi, et devait être frigorifié. J'en avais froid rien qu'à le regarder. Je le déshabillai, dévoilant son torse musclé que je voyais pour la première fois, car il évitait toujours de se laver avec les autres soldats. Il restait toujours à l'écart. À ce stade, je me demandais même s'il avait un seul ami dans sa vie. Je ne l'avais jamais vu en compagnie d'autres personnes que les hauts gradés, toujours isolé.
Après avoir retiré son bas de pyjama, je n'osai pas toucher à son caleçon. Je le transportai jusqu'à son lit et le recouvris de sa couverture pour le réchauffer. De mon côté, mon uniforme était toujours trempé. Cela m'importait peu. Je lui accordai quelques heures de repos, puis partis me changer dans ma chambre. Dans le miroir, je constatai que mes cheveux blonds étaient en désordre, mais je n'avais pas le temps de m'en soucier. Je trouvai un prétexte à mon père : « Théo est malade. Je vais le surveiller. » Il me laissa prendre cette journée pour veiller sur Théo. Après tout, Théo était son chouchou, et si Théo n'allait pas bien, personne ne pouvait aller bien.
Ce ne fut qu'après quatre longues heures qu'il finit par se réveiller. Il ouvrit les yeux, s'étira les bras, puis me fixa en silence pendant un moment.
— Euh... hésitai-je. Excuse-moi d'être entré sans votre permission.
— Non ! Tu m'as sauvé la vie. Je t'en serai éternellement reconnaissant, Norio.
— Très bien. Alors, vous me devez bien ça : répondez à ma question. Pourquoi avez-vous fait ça ?
— Ça ne te regarde pas.
Il me regarda avec tristesse, et j'eus l'impression qu'il allait se mettre à pleurer devant moi. Mais c'était Théo, toujours en train de refouler ses émotions pour paraître impassible.
Il avait beau ne rien dire, je le devinai facilement. Je n'arrivai pas à y croire : Théo, en dépression. Théo, avec une vulnérabilité. En fait, Théo était probablement la personne la plus forte d'entre nous pour combattre cette maladie, même s'il le faisait seul. J'étais à la fois choqué et admiratif, car il était véritablement extraordinaire.
Sa réponse me mit mal à l’aise, comme si j’étais en trop dans cette pièce, comme si je n’avais jamais dû lui sauver la vie. Alors qu’un silence pesant régnait et me tuait à petit feu, il le brisa d’un soupir.
— Norio. Tu dois parler de ça à personne, tu m’entends ? Personne. Surtout pas ton père.
Notre relation se basait donc sur un secret, lourd à porter, si bien que j’eus envie de le crier sur tous les toits : « Théo est dépressif ! Bon sang, Théo est dépressif. » mais je n’en fis rien. Après tout, j’avais aussi des secrets qui me dévoraient à longueur de journée.
« Surtout pas à ton père. » Théo voulait garder une image du soldat parfait et inébranlable face à lui. J’en étais désolé.
Je partis m’asseoir près de lui, au pied de son lit, et le fixai dans ses yeux d’un bleu étincelant, son regard me pénétrait mon âme de sorte que je fus incapable de maintenir le mien.
— Théo, vous avez besoin d’aide.
— Non. Je me débrouille très bien seul.
— C’est pour ça que vous avez tenté de vous suicider aujourd’hui ?
Il soupira à nouveau, pris sur le vif, il ne pouvait pas nier l’indéniable : il n’allait pas bien. Il avait besoin de soutien. Et je pouvais être ce soutien en question. Je ne sus pas pourquoi, mais je me sentis obligé d’être là pour lui, sûrement pour faire taire ma propre culpabilité, de le pousser dans ses retranchements pour qu’il accepte qu’il n’était plus seul : j’étais là, maintenant.
— Et à qui j’en parlerais, hein ? demanda-t-il. Tu sais très bien que dans ce milieu, c’est vu comme une faiblesse.
« c’est » faisait référence à la dépression. Il n’osa pas mettre un mot sur son acte, mais je perçus sa détresse dans son visage aux muscles tendus, sur le point de laisser couler des larmes sur ses joues chaudes.
— À moi.
— Toi ? Dis pas n’importe quoi, rit-il.
— Je ne vous laisserai plus seul, désormais.
Nous avons passé la journée à discuter jusqu'au lendemain, à cinq heures du matin, quand nous devions nous lever. J'ai alors découvert à quel point il était une personne formidable et à quel point j'avais été injuste de le détester tout ce temps. Depuis ce mardi-là, nous étions inséparables, partageant tout, toujours collés l'un à l'autre. Et depuis ce jour, j'étais heureux parce qu'il était entré dans ma vie. Et je crois que c'était réciproque.
Théo Quillen est un homme intimidant, désagréable, et assez antipathique, mais il est mon meilleur ami.
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