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Théo est vraiment une personne exceptionnelle. Il rit toujours à mes blagues, d'ailleurs, je suis le seul à pouvoir le faire rire. Habituellement, il arbore son visage sévère de Général impitoyable : sourcils froncés, narines dilatées, et lèvres pincées. C'est ainsi qu'il se comporte avec les autres, impassible, froid et distant. Mais avec moi, c'est tout à fait différent. Il se montre doux, aimable, et sociable. Depuis le jour où j'ai dû lui venir en aide en enfonçant mes doigts dans sa gorge, il a changé à mon égard. J'ai conscience de sa fragilité émotionnelle, et pourtant, il reste incroyablement admirable. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un d'aussi fort mentalement que lui. Il se bat contre sa maladie en silence depuis des années, sans que personne ne s'en aperçoive, du moins jusqu'à ce fameux mardi où je me suis précipité dans sa chambre.

Cela fait maintenant deux ans. Entre-temps, j'ai emménagé dans sa chambre, et nous sommes inséparables. Nous partageons tous nos repas, midi et soir, à la cantine de l'armée. Nous nous entraînons ensemble, et grâce à lui, je parviens à progresser. Il m'aide énormément à m'améliorer, et grâce à ses conseils, j'ai réussi à gagner un peu de respect de la part de mon père. Bien que ce dernier n'ait jamais été vraiment fier de moi, considérant que j'avais été favorisé en raison de son poste de directeur et de ma filiation. Il prétendait que je ne méritais même pas d'être un simple soldat, me qualifiant de minable à maintes reprises. Cette vision était partagée par beaucoup, les autres soldats me manquaient de respect, m'appelant le toutou de Théo et me lançant d'autres insultes que je préfère taire. Je détestais les vulgarités, Théo en usait souvent, mais depuis que nous passions du temps ensemble, il avait réduit ses jurons. Quand il lâchait un "Merde", je le reprenais pour qu'il s'excuse, et à force, il avait cessé d'en dire. C'était ainsi que j'avais été éduqué : pas d'insultes, pas de réponse lorsque mon père me parlait, et surtout, pas de violence. Si j'osais confronter mon père, il me frappait violemment, et sa chevalière faisait très mal sur ma peau.

Mon père m'a toujours battu, mais il se cachait bien. Lorsque j'étais convoqué dans son bureau parce que je l'avais déçu, et toutes les défaites étaient de ma faute, il me frappait. Je ressortais de là avec des ecchymoses sur tout le corps, des côtes cassées, et parfois, une lèvre fendue. Cependant, en présence des autres, il était certes autoritaire, mais il n'a jamais levé la main sur qui que ce soit. J'étais le seul souffre-douleur de mon père, du moins je le croyais. Ma mère était peut-être dans la même situation, mais elle est décédée lorsque j'étais encore enfant. Je pense que mon père l'a tuée à force de la maltraiter, mais je n'ai jamais eu le courage de lui en parler. Toutefois, il me répétait sans cesse qu'elle était une... personne problématique, pour être poli. Les histoires d'adultes, en somme.

Depuis que je suis devenu proche de Théo, mon père s'est montré plus compréhensif à mon égard. D'une part, parce que je progressais dans mon travail, mais surtout parce que Théo avait exercé une certaine pression sur mon père pour qu'il cesse de me frapper. Un jour, alors que j'étais effondré en larmes, j'avais malheureusement révélé à Théo ce que mon père me faisait endurer. La peur m'avait envahi, j'étais terrifié, car mon père n'était pas du genre à se laisser défier. Il aurait très bien pu réagir de manière violente envers Théo pour ce défi. Pourtant, cela ne s'était pas passé ainsi. Mon père avait cédé au chantage de Théo : si les violences se poursuivaient, Théo menaçait de démissionner. Étant donné que Théo était le meilleur soldat au monde et que de nombreux pays se l'arrachaient, lui proposant des offres plus avantageuses que celles d'Astrylia (le pays où nous vivons), mon père avait préféré le laisser faire. Je me demande souvent ce que cela fait d'être à la place de Théo, d'être tellement admiré que même mon père accepte de tout tolérer par peur de le perdre. À l'inverse, mon père ne cessait de me répéter qu'il allait me renvoyer.

Je me sens fréquemment misérable, comme un échec total qui n'arrive à rien, mais Théo est toujours là pour me réconforter. Il prétend que j'ai "l'âme d'un soldat", que je suis "né pour ça", mais je n'y crois pas. Je pense qu'il le dit simplement parce que si je venais à partir, il se retrouverait seul et perdrait la seule chose qui le retient ici : moi. Bien qu'il ne l'ait jamais admis, j'en suis convaincu : s'il refusait toutes ces offres d'emploi alléchantes, c'était parce qu'il souhaitait rester avec moi. Je le comprends comme si je lisais un livre ouvert, et à chaque fois qu'il se referme sur lui-même (ce qui arrive à chaque fois que j'évoque ce sujet), il devient boudeur, signe que j'ai raison.

Un jour, je l'ai poussé à accepter l'une de ces offres, notamment celle du pays voisin, Valoria, qui lui proposait un salaire dix fois supérieur à son salaire actuel. Il était vraiment sous-payé compte tenu de ses compétences. Il ne gagnait que mille astrias par mois, alors que la moyenne était de trois cents astrias. C'était bien trop peu. Valoria, quant à elle, lui offrait l'équivalent de dix mille astrias mensuels. C'était une somme énorme, incroyable.

— Théo, mais accepte, bon sang ! Tu te rends compte du salaire qui t'est proposé ?

— Et qu'est-ce que j'irai faire là-bas ? Non, je suis né à Astrylia, et c'est ici que je reste. C'est ce pays que je défends. Je suis loyal.

Loyal, envers moi, c'est vrai. Je le savais car ce jour-là, il avait cédé sous mon insistance. J'avais insisté pour qu'il saisisse l'opportunité d'aller à Valoria, de vivre sa vie pleinement, mais il m'avait répondu : "Il est hors de question que j'aille quelque part sans toi." J'en avais été flatté, mais en même temps, triste qu'il s'empêche de saisir des opportunités qui ne se présentent qu'une fois dans la vie à cause de moi.

Depuis cette proposition, mon père a pris ses distances avec Valoria. Il considère que c'était une sorte de trahison que de vouloir "voler" Théo à Astrylia. Les deux pays sont comme un vieux couple fatigué l'un de l'autre. Mon père a commencé à admirer Théo davantage pour sa fidélité, au point de le considérer comme un fils de cœur plutôt que son simple favori. C'est pourquoi il ne me tourmente plus au sujet de ma relation avec Théo. Pendant des années, il avait refusé que j'aie des amis, affirmant que cela m'affaiblissait. Il disait que les relations sociales étaient pour les faibles. Mais les rumeurs ont commencé à circuler et à entacher notre réputation. Les regards insistants et les chuchotements dans notre dos étaient monnaie courante. Mon père m'a convoqué dans son bureau pour clarifier les choses : quelle était la nature de ma relation avec Théo ? Évidemment, c'était une amitié, rien de plus ! Il est inacceptable de penser autrement. Théo était mon meilleur ami, et les relations amoureuses et sexuelles entre soldats étaient strictement interdites, surtout si elles étaient homosexuelles.

D'ailleurs, à propos de relations... Les rumeurs sur Théo sont fausses. Théo est vierge. Nous en avons discuté, car j'éprouvais de la honte de n'avoir jamais eu de relation amoureuse à l'âge de vingt-cinq ans. Il m'a avoué qu'il était dans la même situation à vingt-deux ans. Tandis que je rougissais profondément lors de cette discussion et que je détournais le regard, il m'a simplement dit : "Norio, je n'ai jamais été avec une femme de ma vie. Je n'ai même jamais embrassé quelqu'un." comme si c'était la chose la plus normale du monde. Et il avait raison ! J'avais rapidement compris que dans notre métier, il était difficile de rencontrer des gens en dehors des autres soldats. Bien sûr, les autres soldats sortaient avec des civils étrangers après une bataille, les réconfortaient et finissaient par avoir des relations intimes avec eux. Mais Théo et moi étions différents. Théo était obsédé par son travail, comme si c'était la seule chose qui comptait. Quant à moi, j'étais bien trop timide et maladroit pour tenter quoi que ce soit.

En ce qui concerne mon père, il m'avait laissé tranquille lorsque je lui avais affirmé que Théo et moi n'étions que des amis. Il m'avait cru sur parole, car je ne pouvais pas lui mentir. En fait, il avait toujours su la vérité, et il me châtiait sévèrement chaque fois que je mentais. J'avais donc arrêté de mentir de peur de subir de nouvelles violences. De plus, c'était la vérité ! Théo et moi étions simplement de très bons amis, proches, mais des amis, rien de plus. Cependant, les rumeurs persistaient et faisaient le tour des hauts gradés, qui se moquaient de nous à ce sujet. Cela mettait Théo hors de lui, car il ne supportait pas l'idée que l'on puisse penser de lui qu'il était homosexuel. Personnellement, je m'en fichais, car je savais que ce n'était pas le cas. Mais nous évoluions dans un milieu assez homophobe, où être gay était perçu comme une faiblesse, voire une insulte. Mes camarades parlaient de "pédale". Comme Théo tenait énormément à sa réputation, cela le contrariait profondément que l'on puisse imaginer quoi que ce soit à ce sujet.

Quant à mon père, il était encore plus en colère que Théo face à ces rumeurs. Sérieusement, ne pouvions-nous pas être de simples amis sans que les gens ne se fassent des idées ? Un jour, il m'a convoqué dans son bureau. J'ai immédiatement su que le sujet des rumeurs était à l'ordre du jour, car il ne me convoquait plus que pour ça. "Norio, dis-moi s'il se passe quelque chose avec Théo", "Norio, si jamais il se passe quelque chose avec Théo, je te tuerai, car je préfère te savoir mort que de subir cette humiliation", et ainsi de suite.

Je suis debout devant la porte, les yeux clos, essayant de me calmer en régulant ma respiration mentalement : un... deux... trois... puis j'expire. Ensuite, je franchis la porte de son bureau, dont la décoration en bois foncé donnait une ambiance chaleureuse à la pièce. Le bureau est placé devant une grande baie vitrée, contrastant avec la silhouette de mon père assis bien droit, face à moi. Ses mains sont jointes, cachant la moitié inférieure de son visage. Je le ressens, il prépare quelque chose. Oui, je le devine parce qu'il est étrangement calme, ses muscles relâchés, tout comme sa posture. Ses épaules sont abaissées, les bras en l'air. Tout cela ne présageait rien de bon.

— Assieds-toi, Norio.

Je m’assis sur le fauteuil en cuir en face de lui, les mains moites et tremblantes, serrées sur mes genoux pour donner l'impression que je contrôle mes gestes. Je suis profondément anxieux, au bord du malaise tant je me sens mal à l'aise. Cependant, je sais que je dois tenir bon, ne serait-ce que pour la durée de cette réunion.

Mon père retire ses mains de devant lui et me fixe avec détermination.

— Norio, es-tu au courant des rumeurs qui circulent à propos de toi et de Théo ?

— Oui... Mais elles sont fausses ! Je vous le jure, père !

— Ce n'est pas la question. Elles ternissent la réputation de notre armée. Comprends-tu ? (Il ne me laisse pas le temps de répondre et continua.) Cependant, j'ai trouvé une solution à ce problème. Et cela permettra de régler deux problèmes en même temps. Je te l'impose, Norio. Tu te marieras avec Daphné Aubertin, la princesse de Valoria.

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